Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

4 mars 2015


Ultimes extraits à mon goût du Journal de Jules Renard (Bouquins Laffont) :
On ne demande de mes nouvelles que pour avoir le droit de me raconter tous ses malheurs. (dix-huit août mil neuf cent cinq)
Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts, et enfin, du bout du pied. (trois septembre mil neuf cent cinq)
Nouvelle démentie et rementie. (dix-huit novembre mil neuf cent cinq)
Instituteurs. Ils disent encore « M. l’Inspecteur » comme ils diraient « Sire » ou « l’Empereur ». (quinze juin mil neuf cent six)
Nietzsche. Ce que j’en pense ? C’est qu’il y a bien des lettres inutiles dans son nom. (sept juillet mil neuf cent six)
On ne sait pas comment ils feraient pour élever leurs enfants si la mort ne les aidait pas. (dix-neuf février mil neuf cent sept)
Les épreuves que Dieu lui envoie. On dirait qu’elle parle d’un photographe. (six juillet mil neuf cent sept)
A considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout. (trois août mil neuf cent sept)
L’auto, l’ennui vertigineux.
Ils vous demandent tout de suite combien de chevaux. Disons 1 500 et n’en parlons plus. (vingt-neuf aout mil neuf cent sept)
L’ouvrier a l’air de vivre, si on le compare au paysan mort. (vingt-trois août mil neuf cent huit)
N’écoutant que son courage, qui ne lui disait rien, il se garda bien d’intervenir. (dix-huit octobre mil neuf cent huit)
Galeries Durand-Ruel. Les Nymphéas, série de paysages d’eau par Claude Monet.
Je ne trouve rien à dire. Evidemment, c’est joli, mais je ne peux pourtant pas dire : « C’est joli, surtout dans des cadres ovales. » (onze mai mil neuf cent neuf)
Tous les chênes sont historiques, mais quelques-uns ne s’en vantent pas. (vingt-deux janvier mil neuf cent dix)
                                                                 *
Une bien connue vacherie pour l’un de ses collègues :
Mallarmé, intraduisible, même en français. (premier mars mil huit cent quatre-vingt-dix-huit)
Celle-ci me plaît bien aussi, qui règle son compte à Claudel :
Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu’il ne peut voir ni sentir. (treize février mil neuf cent)
                                                                 *
Enfin pour me consoler de souffrir du même mal, cette constatation renouvelée :
C’est désespérant : tout lire, et ne rien retenir ! Car on ne retient rien. On a beau faire effort : tout échappe. (vingt-huit août mil huit cent quatre-vingt-neuf)
Doué d’une heureuse mémoire qui me permet d’oublier instantanément n’importe quelle lecture. (vingt-trois janvier mil neuf cent neuf)
 

3 mars 2015


Quatrième livraison de mon meilleur du Journal de Jules Renard (Bouquins Laffont) relu l’été deux mille quatorze :
Jamais je ne demande de nouvelles des absents : je les suppose morts. (quatorze janvier mil neuf cent deux)
L’oiseau en cage ne sait pas qu’il ne sait pas voler. (quinze avril mil neuf cent deux)
Style. Quand « améthyste » arrive, « topaze » n’est pas loin derrière. (quinze avril mil neuf cent deux)
Aux innocents les mains pleines de sang. (dix-sept octobre mil neuf cent deux)
Il ne parle pas, mais on sait qu’il pense des bêtises. (dix-neuf janvier mil neuf cent trois)
Les jeunes filles n’ont pas le droit de tout lire, mais elles peuvent passer leur après-midi, au Jardin d’acclimatation, à regarder les singes. (vingt-six janvier mil neuf cent trois)
Beauté de la littérature. Je perds une vache. J’écris sa mort, et ça me rapporte de quoi acheter une autre vache. (vingt-six septembre mil neuf cent trois)
Je me suis arrangé avec le facteur : il me garantit une lettre par jour. (dix octobre mil neuf cent trois)
Quel admirable animal que le cochon ! Il ne lui manque que de savoir faire lui-même son boudin. (deux mars mil neuf cent quatre)
Jarry et sa carabine. Les balles tombent de l’autre côté du mur.
-Vous allez tuer mes enfants !
-Nous vous en ferons d’autres, madame. (dix-huit avril mil neuf cent quatre)
Qu’importe que le paysan ne paie plus d’impôts, s’il reste imbécile. (trente août mil neuf cent quatre)
Charité hypocrite qui donne dix sous pour avoir vingt francs de gratitude. (six mai mil neuf cent cinq)
Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j’ai que je devrai me brouiller avec tout le monde. (en juillet mil neuf cent cinq)
(À suivre, une dernière fois)
                                                             *
Un aspect franchement antipathique de la personnalité de Jules Renard : sa misogynie épaisse. Exemple :
Que de femmes ! Dire qu’elles pensent, que leur bonne répond : « Madame travaille » ! Elles sont presque toutes laides, et ne doivent pas sentir bon ! (trente et un mars mil neuf cent un)
                                                             *
Par ailleurs troublé par les toutes jeunes filles, comme une grande majorité des écrivains de ma connaissance :
Une veste rouge sur un gilet breton. Des yeux qui se baissent et se relèvent à chaque instant. Si peu petite fille que tout à coup on s’aperçoit qu’on lui parle comme à une femme. Une bouche rouge de femme, et bonne à cueillir, et un sourire d’enfant. Des cheveux frais. Une innocence qui ne peut pas durer. Des gestes qui gêneraient, et que l’amour règlera. (six janvier mil huit cent quatre-vingt-dix-huit)
 

2 mars 2015


Retour à l’Ubi ce samedi en fin d’après-midi où la MAM Galerie invite au vernissage de l’exposition À très peu de distance, à peine reculé de Pierre Besson organisée dans le cadre de la dixième édition du Mois de l’Architecture Contemporaine en Normandie, lequel vernissage sera agrémenté, à partir de dix-neuf heures, d’une performance sonore de Raphaël Ilias Transfer_Function.
À très peu de distance, à peine reculé est un vers tiré de La Vue de Raymond Roussel, écrivain suffisamment riche pour se publier lui-même au début du vingtième siècle, l’insuccès le menant au suicide, et redécouvert lorsque j’étais jeune dans les années soixante-dix. J’ai acheté Impressions d’Afrique et Locus Solus à cette époque sans parvenir à en lire plus que quelques pages. Sans doute ne suis-je pas assez cérébral pour apprécier un tel auteur, et partant pour être totalement emballé par une telle exposition, bien que la démarche de l’artiste, jouant sur des modifications d’échelle d’éléments extraits d’objets de la vie quotidienne qu’il transforme en volumes architecturaux ou incruste dans des photos d’architecture, m’intéresse.
En attendant la performance, je commande un verre de vin blanc à l’aimable Laura et le bois en étudiant le programme du Mois de l’Architecture Contemporaine.
Tout à coup, conséquence possible du récent « Entrée libre » affiché sur la porte, déboulent trois échappé(e)s d’une maison de correction, la grande sœur et les deux petits frères. Il font le tour de l’expo et leur verdict est sans nuance : « Y a que des artistes là-d’dans, c’est pas pour nous ». Ils ressortent de la galerie, découvrent les gerbilles :
-Comment elles s’appellent ?
-Elles n’ont pas de nom, leur répond-on du bar.
Cet endroit est décidément décevant. Le trio quitte l’Ubi aussi bruyamment qu’il y est entré. La greffe du milieu populaire sur celui de l’art contemporain n’a pas pris.
Derrière moi, les trois artistes affalés dans les fauteuils se concertent. Faut-il rester pour la performance ?
-C’est de la musique contemporaine, ça risque d’être chiant, dit l’un
Les deux autres approuvent. Là non plus la greffe ne prend pas mais la sortie de ce trio est des plus discrètes.
Il y a peu de monde dans la galerie quand vient l’heure de Transfer_Function, beaucoup restent au bar et écoutent ça de loin, d’autres sont dans la rue à fumer. Cette musique d’ordinateur, de petits boutons et de grosses enceintes se laisse entendre. Le couple d’à côté de moi pense que ça aurait plu à Quentin, leur fils je suppose. Considérant qu’il faut toujours partir avant la fin, surtout si l’on ne connaît pas la durée de la prestation, je me dirige au bout d’un moment vers la sortie.
                                                                        *
Café Le Clos Saint-Marc, dimanche matin, une jolie étudiante interroge un commerçant ambulant du marché sur le rôle des placiers, si tous sont égaux devant eux, si certains refusent de leur obéir (lui bien sûr), puis les questions portent sur les pratiques commerciales.
-Je vais vous confier un secret, lui dit-il. Quand une cliente vous dit : « Vous m’en mettrez un kilo. », on en met un kilo deux cents et on dit : « Un peu plus, je le laisse ? Obligatoirement, la cliente dit oui. Au bout de cinq, c’est comme si on avait servi une personne de plus. »
Le marchand se vante auprès de ses semblables venus prendre un café, s’il a été choisi pour cet entretien c’est parce qu’il est le meilleur du marché. Jaloux, les concurrents demandent à la demoiselle si elle est étudiante en psychiatrie.
 

1er mars 2015


C’est un bus Fast Numéro Deux qui me fait monter la côte jusqu’au Cimetière Monumental ce samedi matin en compagnie de deux autres qui ont la tête à y aller aussi, à la cérémonie d’incinération de Patrice Quéréel. Nous descendons à Flaubert et allons à pied jusqu’au crématorium, lequel est encore fermé.
A neuf heures précises, les portes s’ouvrent mais pas question d’entrer dans la salle de réception. Soit on attend dans un triste « salon de convivialité » soit c’est debout dans l’entrée. J’en profite pour mettre mon mot dans le registre de condoléances : « Salut Quéréel, tu m’as amusé souvent, énervé parfois, c’est dommage de savoir qu’on ne se rencontrera plus ».
Beaucoup de monde arrive dont Robert, Maire. Des têtes connues de moi sont là, j’en salue certaines, échange quelques mots avec Frank Dubois des Editions du Perroquet Bleu, rencontré au temps des Cafés Matin de Mister Crocodile. Il a publié plusieurs livres de Quéréel, entre autres Rouen érotique.
Après une longue attente, nous sommes enfin autorisés à pénétrer dans la salle où tout le monde ne peut s’asseoir, cependant que se fait entendre la première Gymnopédie d’Erik Satie. Le cercueil est côté jardin, le micro côté cour où s’exprime une employée des Pompes Funèbres qui semble touchée personnellement par le deuil. Elle appelle Monsieur le Maire qui bien qu’il arbore le badge « Mort de rire » nous fait un conventionnel discours. Place à la famille : Emmanuel (fils) interprète de la voix et la guitare une chanson qu’il a composée et Danièle (compagne) évoque le défunt d’une manière fine et poétique. Les amis et complices font suite, dont Olivier Beaudoin, vêtu d’un kilt du plus bel effet et muni d’une queue de billard à laquelle est accrochée une peluche caresseuse de cercueil. Il apporte le grain de folie qui manquait, secouant quelques cocotiers, dont celui de Robert, Maire, à qui il a fallu huit ans pour transformer l’esplanade Adolphe-Thiers en esplanade Marcel-Duchamp. Ce parcours du combattant Quéréel nous est rappelé en détail avec moult piques pour le premier édile. A chaque fois que la queue de billard fait cruellement mouche, je vois dans le cerveau de Robert clignoter un petit « Mdr ».
La lugubre employée des Pompes (il aurait fallu la saouler avant la cérémonie) invite à se lever. Chacun(e) va déposer sa poignée de pétales d’Rrose (Sélavy) sur le cercueil. Bien que la performance soit civile, un pasteur disant qu’il n’en est pas un mais a tout pour en être un, dit quelques vagues mots pieux. Le cercueil est alors caché par une porte coulissante.
Frank m’emmène jusqu’à l’Ubi où se déroule la suite. Le facétieux Jonathan Slimak vient me présenter ses condoléances. Je ne sais comment, nous en venons à parler de mon enterrement. Je lui dis qu’il y faudrait la dinguerie dont il est capable : « Tu devrais t’en charger. »
-C'est-à-dire ?
-T’occuper des préparatifs et être le maître de cérémonie.
Il est d’accord. Je lui dis que je le désignerai formellement dans mon testament.
Ma voisine de la maison d’en face, Adeline Gouarné, Présidente de la Page Blanche, de rose vêtue, se tient devant un portrait du défunt (dont je ne dirai rien si ce n’est qu’il a été peint par l’une de ces dames de la Page Blanche). Une vente aux enchères doit permettre de l’offrir à la veuve, idée que je trouve un peu saugrenue.
Ma voisine rose joue la commissaire-priseuse avec une énergie artificielle. Chacun peut mettre de la vraie monnaie dans une boîte ou participer de façon créative à l’enchère par une chanson, un texte, un poème, une anecdote. Cela rame un peu mais finit par prendre forme au point que je me décide à lire le texte que j’ai écrit pour mon Journal quand j’ai appris la mort de PQ. Comme je ne l’ai pas avec moi, je pars à la recherche d’un ordinateur portatif, mais dans ce haut lieu culturel tous ont les batteries à plat. Jonathan me sauve en me confiant son téléphone et je fais don de mon texte, dans lequel sont égratignées les bourgeoises de la Page Blanche.
Après une autre intervention, l’enchère est close. Adeline Gouarné laisse entendre qu’elle pourrait prendre le relais de l’irrévérence afin que l’esprit de Quéréél continue à secouer la ville. Elle a déjà le costume mais il est un peu grand pour elle, me dis-je. Elle invite l’assistance à une soirée en l’honneur du défunt à la Page Blanche en avril, « chez les bourgeoises, comme dit mon voisin, qui lui n’en est pas un, bien qu’habitant au centre ville ». Un repas au restaurant suivra mais on n’y mangera pas d’entrecôtes comme les aimait Quéréel, ce sera plutôt végétarien.
-J’ai déjà quelques idées pour ton enterrement, me glisse à l’oreille Jonathan, ce sera beaucoup plus drôle.
 

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