Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

21 mars 2025


A onze heures moins cinq ce mercredi, alors que brille le soleil, j’arrive devant le Book-Off de Ledru-Rollin. Sur le trottoir, une des sympathiques vendeuses est en compagnie du jeune coursier qui va chercher les lots importants de livres avec le vélo-cargo de la maison. Il est pâle et tremblotant. Vers la Bastille, il a accroché un taxi et le chauffeur l’a empoigné par le col en lui hurlant dessus. Maintenant il attend que cet énervé ait déposé son client et revienne ici pour le constat. La jeune vendeuse préfère rester avec lui, vu l’état d’esprit de l’adversaire.
J’achète là trois livres un euro : L’Heure du roi Boris Khazanov (Viviane Hamy), Stèle de Louis Bertin de Bernard Fabre (Séguier) et Un long et merveilleux suicide Regard sur Patricia Highsmith (Calmann-Lévy). Derrière moi à la caisse une femme en a un au même prix à la main. « De toute façon, si ça nous plaît pas, on le jettera », déclare-t-elle à son mari.
Direction la station Hôtel-de-Ville en métro d’où je rejoins la rue de la Verrerie pour un déjeuner buffet à volonté au restaurant chinois. Le Book-Off de Saint-Martin est à cent mètres. Au sous-sol, une jeune femme me demande où elle peut trouver La Divine Comédie de Dante. Elle est au bon endroit, devant la lettre D des livres de poche, mais il n’y est pas. C’est rare de trouver ça ici, lui dis-je, quand je le vois, c’est en plusieurs parties, celle que je vois le plus c’est L’Enfer. Elle me demande si elle aura plus de chance chez Gibert Joseph et où est-ce. Je lui dis qu’elle fasse ainsi, elle le trouvera mais ce sera un peu plus cher, il n’y a qu’à traverser la Seine. Fip diffuse en enregistrement public d’Arno chantant Putain Putain Nous sommes quand même tous des Européens. C’est bien triste qu’il ne soit plus là pour chanter ça en cette période trouble. Je remonte avec deux livres à un euro : Récit de la servante Zerline d’Hermann Broch (Gallimard) et Princesse d’ailleurs de Catherine Enjolet (Phébus), ce dernier pour avoir lu en quatrième de couverture « Il y a du Henri Calet chez cette âme en peine que le sentiment d’être à part poussera un jour vers l’écriture. »
Je marche jusqu’à Sainte-Opportune et prends place en terrasse de La Terrasse à une table au soleil qui ne risque pas de se retrouver très vite à l’ombre. Le café bu, je reprends L’Art de l’oisiveté. Une lecture que je poursuis dans le train de seize heures quarante me ramenant à Rouen.
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D’Hermann Hesse, j’avais l’image d’un paisible adepte des philosophies orientales. Je découvre que dans se jeunesse, c’était un impulsif, comme le montre ces deux extraits de Propos sur les voyages écrit en mil neuf cent quatre :
Il m’arriva également de gifler un serveur infâme à Lucerne, et cette fois-ci, je ne fus pas enjoint, mais contraint par la force de quitter l’établissement avec une rapidité qui manqua de distinction.
Bien que mon séjour ait été bref – deux heures en tout – l’adorable petite ville de Zofingen reste pour moi inoubliable, car c’est là que j’ai remporté une bagarre à coups de poing contre un jeune garçon amoureux de la fille du patron de l’auberge.

20 mars 2025


Pour la première fois en cette année deux mille vingt-cinq le jour est levé quand je quitte mon logis pour rejoindre la Gare de Rouen ce mercredi. Chose rare, j’ai place à l’étage, juste en haut de l’escalier, au siège Cent Deux qui bénéficie d’un petit porte-bagages où je peux poser mon sac, lequel ne contient que mes lunettes, le carnet où sont inscrits les livres que je possède et ma lecture du jour : L’Art de l’oisiveté d’Hermann Hesse. Mon jeune voisin à casquette et lunettes noires petit-déjeune d’un menu d’écureuil : pain sec, fromage dur et graines.
L’Art de l’oisiveté est un recueil d’articles dont le premier a pour titre Propos sur les joies modestes de l’existence : Des pans entiers de la population vivent aujourd’hui dans un état d’apathie permanente, n’éprouvons plus ni joie de vivre, ni amour. Ce nouveau mode d’existence, étranger à toute sensibilité artistique, oppresse et mortifie les esprits raffinés qui préfèrent désormais se retirer de la vie publique. (…) Notre forme d’existence actuelle résulte principalement de la valorisation excessive de chaque minute écoulée et de la domination de la vitesse, choses qui, sans aucun doute, détruisent de manière radicale toute joie de vivre. (…) Nous obéissons à la devise qui commande de « faire le maximum en un minimum de temps », ainsi la gaieté diminue-t-elle malgré la multiplication des divertissements. Cela a été écrit en mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf.
Bus Vingt-Neuf, direction Porte de Montempoivre, départ dans dix minutes, une femme demande le Quarante-Neuf au chauffeur qui ne sait pas. « A qui peut-on se renseigner ? » s’énerve-t-elle. A personne.
Au Marché d’Aligre un troisième vendeur de livres propose du tout venant à un euro. Rien de bienvenu pour moi. Par la rue où sont installés des marchands de fruits et légumes, je rejoins la rue du Faubourg-Saint-Antoine et marche à droite jusqu’à chez Mona Lisait où je n’ai pas mis le pied depuis longtemps.
Il est dix heures. C’est l’ouverture. Je laisse mon sac en bas et monte à l’étage où dans une belle salle à l’épais plancher peint en gris s’épanouit un important rayon Littérature. J’y découvre une perle rare, le lourd est épais Correspondances croisées (1998-2003) publié « aux dépens d’un amateur ». Cette curiosité est vendue cinq euros. Je repars avec en direction du Camélia pour un rapide café comptoir.
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L’amateur aux dépens duquel a été publié en deux mille dix Correspondances croisées (1998-2003) est Pierre Belfond, des lettres envoyées par lui à de nombreux contemporains ou reçues par lui des mêmes. J’ai l’exemplaire numéro quatre-vingt-quinze sur les cent cinquante numérotés en chiffres arabes, un tirage rigoureusement hors commerce réservé à l’ensemble des correspondants et à leurs proches. « Tout compte-rendu, sous quelque forme que ce soit, serait contraire aux souhaits des différents auteurs. »

17 mars 2025


De ma lecture des carnets de route écrits entre mil neuf cent soixante et deux mille dix par Lawrence Ferlinghetti illustrés de dessins de l’auteur publiés au Seuil sous le titre La Vie vagabonde, ces quelques notes prises dans la première moitié du livre :
New York, premier avril mil neuf cent soixante : Toujours est-il que Jack n’a rien de Beat ni de Beatnik, hormis dans l’esprit de milliers de lecteurs de Sur la route persuadés que c’est une espèce de rebelle fou déchaîné, alors que ce n’est en réalité qu’un « bon gars de chez nous » du petit bourg de Lowell et tout sauf un rebelle.
Port-au-Prince, novembre décembre mil neuf cent soixante : Un véritable paradis tropical (mieux même que la Bolivie où la population en est encore à déféquer dans les rues). Ici nous avons des conditions de vie véritablement uniques, des femmes, des femmes-enfants indigènes encore disponibles pour soixante cents (argent américain), de joyeux indigènes hauts en couleur dansant d’innocentes danses vaudoues.
Mexique, vingt-neuf octobre mil neuf cent soixante et un : J’écris ces mots assis dans les toilettes payantes de la station Greyhound de Calisco, après avoir repassé la frontière le lendemain matin. Soudain mon stylo-bille acheté seize cents m’échappe des doigts et tombe dans la cuvette. Là, je commets une grave erreur. Je tire la chasse, espérant clarifier les eaux troubles, puis récupérer mon stylo. Une fois les eaux éclaircies, mon stylo a disparu, à jamais. Il réapparaîtra peut-être d’ici quelques siècles dans les alluvions du Rio Grande et un descendant d’Américains au teint étrange se demandera de quelle étrange arme il s’agit, et combien elle en a tué avec quelles munitions.
Le Pickwick Hotel, San Diego, trente octobre mil neuf cent soixante et un : Toute la nuit sous la fenêtre, les cars Greyhound grondent et font chauffer leurs moteurs, embrayent, s’éloignent bruyamment, déboulent en mugissant, leurs haut-parleurs à fond. Trois étages plus haut, je suis propulsé toutes les dix minutes dans une direction différente – Dallas, La Nouvelle-Orléans, Tijuana, Los Angeles (prononcé Loss-Angle-less : aucun angle, aucune perspective), New York. Toute la nuit je suis appelé par la mère de quelqu’un qui m’a égaré dans un autre dépôt.
Paris, le trente mai mil neuf cent soixante-trois : Me revois sur le balcon, avec une liasse de feuilles, bleu pâle ou vertes, à présent dans un carton au grenier de San Francisco … me prenais pour le Proust américain, amoureux de Thomas Wolfe, baisant la Grande Femme d’Europe. Le propriétaire de l’appartement, Monsieur Edgar Letellier, un musicien classique qui ressemblait à Einstein, avec sa femme plantureuse & leurs deux jeunes filles, trop jeunes pour moi, à peine sorties de l’enfance, pas vraiment jeunes filles en fleur. Je marche dans la rue de la Roquette, les mêmes vieille putains … Café du Tambour, place de la Bastille. … Reste assis là en terrasse au moins deux heures, à observer les visages fantastiques, authentique scène de rue digne des Enfants du Paradis, ou d’un autre siècle.
Saint-Tropez, le vingt-trois juin mil neuf cent soixante-trois : C’est comme ça que je suis tombé sur Albert Cossery à la terrasse du premier café dans lequel j’entre au matin, alors que justement je le cherchais – il est là, c’est exactement comme ça que je me doutais que je le trouverais, sans télégramme ni rendez-vous. Nous allons sur une plage sauvage magnifique à l’autre bout de l’île & passons la journée à prendre le soleil & nager avec divers couples français, des amis à lui, tous jeunes (il doit avoir dans les quarante-cinq ans, mais ressemble à Jean Gabin jeune) – tous à poil – à l’exception d’une garce américaine, mannequin pour Vogue, qui refuse de se déshabiller « en présence d’hommes qu’elle ne connaît pas » – ou plutôt dit qu’elle n’aime pas voir « des hommes qu’elle me connaît pas » nus.
Paris, trois et quatre juillet mil neuf cent soixante-trois : Deux derniers jours fantastiques à Paris, commencés avec la lecture de poésie à l’American Center de Montparnasse – Harold Norse et moi, présentés par Jean-Jacques Lebel ; Lebel & moi arrivons affublés de masques à gaz – ça gaze – public, nombreux – et ensuite chez Alain Jouffroy tout le monde a fumé de l’herbe et danse, Harold Norse avec un boléro sur la tête, jouant les toreros, utilisant un châle comme une cape, je lui enlève son couvre-chef par derrière, avec l’intention de le faire voltiger à travers la pièce, sauf que sa perruque dont tout le monde ignorait l’existence se détache en même temps, révélant son crâne chauve que personne ne soupçonnait, immédiatement il remet le chapeau et postiche sur sa tête, tandis que Lebel et consorts se bidonnent & que Norse continue sa danse, subjugué…
Mexique, octobre novembre mil neuf cent soixante-quinze : Je fais ce voyage de Mexico au Golfe du Mexique, aller et retour, sans bagages ni personne – uniquement ce qui tient dans mes poches. Le besoin de bagages est une forme d’insécurité.
Notes de Boulder, juillet mil neuf cent quatre-vingt-deux : Dire que l’on est « révolutionnaire », c’est un peu comme dire qu’on est bouddhiste zen – Si on le dit, c’est probablement qu’on ne l’est pas.

13 mars 2025


Avant d’arriver à la Gare de Rouen ce mercredi matin je passe devant Le Métropole que fréquentaient les jeunes Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir quand ils s’y donnaient rendez-vous avant de regagner Paris et la jeune Annie Ernaux quand elle cherchait désespérément comment avorter. Il est à vendre. Quatre agences se disputent l’affaire. « Locaux disponibles », est-il écrit. Rien ne dit que ce sera à nouveau un café. Dans la voiture Trois du sept heures vingt-deux pour Paris, je retrouve le Railway Bazaar de Paul Theroux avec lequel je traverse une partie de l’Asie.
Dans le métro Huit un homme, avant de descendre, donne une feuille de papier à une jeune femme. C’est son portrait, qu’il a fait en loucedé. « Il est bien », commente un voyageur. « Et il ne vous a pas demandé d’argent », ajoute un autre. Un pâle soleil m’accueille à la sortie Ledru-Rollin.
« Ça va ? », me demande le fils de la maison au Camélia où je fais figure d’habitué. Mon café bu, direction le Marché d’Aligre où il serait temps de renouveler le stock de livres. C’est un jeune moustachu qui m’ouvre la porte à dix heures chez Re-Read où je ne trouve aucun livre qui me soit nécessaire
C’est peu, me dis-je en sortant du premier Book-Off avec seulement trois livres à un euro : Ma sœur, ma douce sœur (Lord Byron et Augusta) de Joseph Barry (Albin Michel), La Paresse comme vérité effective de l’homme de Kazimir Malevitch (Allia) et surtout Quelques collectionneurs de Pierre Le-Tan (Flammarion).
Un violoniste joue avec virtuosité Hallelujah dans le métro à la sortie Sainte-Opportune. Chez Au Diable des Lombards je choisis l’œuf cocotte aux champignons et la pièce de bœuf gratin dauphinois salade. « La gentillesse oui, la faiblesse non », c’est la conclusion de la discussion de collègues à la table d’à côté.
C’est maigre, me dis-je en remontant le rude escalier en béton du deuxième Book-Off avec un seul livre à un euro dans la main : Récit de Saint-Pétersbourg de Boris Pilniak (Anatolia).
« Ça va ? », me demande le serveur aux branches de lunettes trop courtes du Bistrot d’Edmond où je fais figure d’habitué. On y cherche partout la clé pour faire les quiches. Qu’il faille une clé pour faire les quiches me donne à penser tandis que je bois mon café au comptoir.
C’est désolant, me dis-je en sortant du troisième Book-Off sans y avoir trouvé le moindre livre à mon goût.
A Saint-Lazare je constate que le Cul Air code de mon billet imprimé par l’automate me permet de franchir la barrière à Morin. Ce n’était plus le cas depuis des mois, m’obligeant à demander l’aide d’un gilet rouge Nomad qui me faisait passer avec son badge. Ce problème tardivement résolu m’aura permis de faire la causette avec ces employés aux barrières. La semaine dernière, l’un m’expliquait ce qu’est un ayant droit : les parents et les enfants d’un personnel de la Senecefe qui peuvent voyager à tarif réduit, mais pas gratuitement comme on l’entend souvent. Lui-même ne prend jamais le train parce que père de sept enfants et donc propriétaire d’une vaste voiture.
Dans le seize heures quarante du retour, je poursuis le récit de Paul Theroux. Je lus jusqu’à ce que le contrôleur fût passé. Nos tickets poinçonnés, il remonta l’allée à reculons, ce perdant en courbettes et gloussant des « Merci ! Merci ! Merci ! » Les Japonais ont à tel point policé leurs manières qu’elles sont impossibles à distinguer de la grossièreté. Railway Bazaar s’achève comme il a commencé : Dès mon enfance à l’époque où nous habitions sur le passage du Boston-Maine, j’ai rarement entendu siffler un train sans éprouver l’envie d’être dedans.
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« Soixante quinze centimes », dit le jeune moustachu de Re-Read à une jeune femme venue vendre trois livres. « Oh, gardez-les, lui dit-elle, je n’en ai pas besoin. »
« On vous les reprendra entre dix centimes et un euro », dit l’employé du troisième Book-Off à une femme qui a beaucoup de livres à vendre. « Vous pouvez même ne rien me donner, lui répond-elle, c’est pour me débarrasser. »

10 mars 2025


Le semblant de printemps s’achève. Le ciel est gris ce dimanche après-midi. C’est parfait pour moi qui le passe assis devant mon ordinateur, occupé à organiser mes deux prochaines escapades.
Il m’a fallu attendre la réception de ma nouvelle carte bancaire. En effet, si je devais annuler pour une raison fâcheuse, je ne serais remboursé des billets de train que via la carte ayant permis l’achat.
Je dois un peu me battre pour qu’Air Bibi accepte cette nouvelle carte. Cela réussi, je mène en parallèle la recherche des hébergements et des billets de train. Le tout sous le contrôle bancaire que m’impose le Crédit à Bricoles par un code envoyé vocalement via mon téléphone fixe.
Je suis pratiquement au bout quand j’entends approcher Agogo Percussions. C’est aujourd’hui le premier Carnaval da Rouen auquel l’un m’a invité mais ce n’est pas dans ma nature de faire le fou déguisé dans la rue.
Les participants passent rue Saint-Romain se dirigeant vers l’église Saint-Maclou. D’une fenêtre d’étage, je les regarde défiler. Il y a du monde mais on est loin de la foule et de l’exubérance des Carnavals de Dunkerque, de Granville ou de Douarnenez. On va dire que c’est un bon début.
Quelques déguisés enfilent la ruelle avec l’intention de faire pipi dans l’angle devant chez moi. Ma présence contrarie cette intention. Ils vont faire ça plus loin.
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Le Carnaval da Rouen vise à ressusciter la fête carnavalesque qu’organisait la Confrérie des Conards lors des jours gras entre le quatorzième siècle et le dix-septième siècle jusqu’à l’interdiction qu’en fit le Cardinal de Richelieu.
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Cette fête burlesque avait lieu à Rouen. À l'approche des jours gras, on présentait à la grand'chambre une requête en vers qui faisait aussitôt suspendre les travaux de la justice. Cette requête était l'œuvre d'une confrérie nommée les Conards. La cour répondait avec la même joyeuseté et accordait une sorte d'autorisation de faire le diable. Alors la ville devenait la proie de ces Conards qui faisaient des mascarades des processions, appelaient à leur ban les maris jaloux et trompés, décochaient de satires à tort et à travers, et faisaient de toute la ville un véritable théâtre de Saturnales. Pendant tout le jour, les Conards allaient, recueillant des chroniques, et faisaient leur rapport à leur abbé, à leurs cardinaux et patriarches réunis en conclave. Il n'était pas un fait qui prêtât à rire qui ne devint leur propriété et ne fut inscrit sur leurs rôles; puis venaient les séances et les jugements de l'aréopage. La cour s'assemblait en plein air, et dans le lieu où elle pouvait avoir l'auditoire le plus nombreux. Durant trois jours, ce tribunal était en marche, conduit par des fifres et des tambours. Les gens en place et toutes les classes de la société passaient sous la férule des Conards.
L'abbé, porté sur un chariot, ainsi que les cardinaux et ses patriarches, donnait sa bénédiction à la foule, en même temps qu'il faisait pleuvoir sur elle une nuée de quatrains et d'autres pièces de vers qui portaient le rire chez tous ceux qui les ramassaient. Un banquet splendide réunissait ensuite l'abbé et toute la confrérie sous les halles, et pendant sa durée, un ermite lisait à haute voix la chronique de Pantagruel. Après le repas, on jouait des moralités et des mystères, et enfin les danses avaient leur tour. La docte assemblée décernait aussi un prix aux bourgeois de Rouen qui, au dire de la majorité, avait fait la plus sotte chose dans l'année. (Adolphe de Chesnel en mil huit cent quarante-six)

8 mars 2025


En ce semblant de printemps, j’ai vendredi après-midi une place en terrasse au Sacre face à la façade fraîchement peinte en rouge orangé siglée YumM’o, adieu le bleu défraîchi de la bouquinerie Le Rêve de l’Escalier. En vitrine sont suspendus des paniers en rotin. A l’intérieur, bien que la porte soit ouverte, c’est noir.
« Qu’est-ce que ça va être ? » demandé-je au serveur rasta qui apporte mon café verre d’eau. « C’est asiatique, un resto, on ne sait pas encore quoi exactement. » Alentour, rien n’a changé. La boutique de cébédé est toujours tenue par un jeune à casquette et celle de réparation informatique par le vieux Freak Brother portant le même vieux pull gris qu’il portait déjà avant de le porter déjà.
La clientèle du Sacre est pareillement la même, des affranchis jeunes et vieux, pas ensemble. De la rue Cauchoise déboule un échantillon de la population rouennaise, laquelle est souvent mal vêtue. « Bon quoi de neuf ? », dit l’une. « Ça court », répond un autre sans s’arrêter. Une troupe de marcheuses à bâtons montre que pas tout le monde.
Moi-même, je suis assis. Je lis La vie vagabonde de Lawrence Ferlinghetti dont la librairie City Lights n’aura j’espère pas été transformée en resto. « Ouverture samedi 8 mars », lis-je sur la vitrine de YumM’o. Et justement passe, est-ce un hasard ?, l’ex-bouquiniste (« On me nomme Monsieur Rêve sur Rouen ») avec à l’épaule une énorme sacoche en cuir sur laquelle est gravé La Poste. « Ça va ? », lui demande la marchande de plats à emporter La Part du Goût. « Oui oui, très bien ! »
Le camion d’un livreur de surgelés se glisse entre la terrasse du Sacre et YumM’o. « Trouillet Rent, un loueur qui vous accompagne ». Qui vous dérange aussi. Des cartons de surgelés en sortent et entrent dans la nouvelle gargote. Il est quinze heures. Le soleil est presque  caché. Je lève le camp.
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Autre lecture, sur le banc du jardin, celle de Kiki et Montparnasse, un beau livre de Billy Klüver et Julie Martin (Flammarion) avec plein de photos de jolies modèles nues, trouvé dans la boîte à livres de l’esplanade Marcel-Duchamp. Un jardin qui fête le printemps avec une jonquille solitaire, comme un gâteau à une seule bougie.

6 mars 2025


Ce mercredi le train de sept heures vingt-deux trace son chemin dans la brume sous un ciel qui va devenir bleu. J’y commence une lecture appropriée, celle de Railway Bazaar de Paul Theroux, son premier récit de voyage, datant de mil neuf cent soixante-quinze, qui me conduira en train de Londres au Japon avec retour par Moscou. Un récit que l’écrivain mène avec une ironie réjouissante.
Arrivé dans la capitale, je me dirige en bussonaute averti vers le lieu de départ des bus Vingt-Neuf, terminus Porte de Montenpoivre. Départ dans deux minutes, annonce celui qui stationne. Une jeune femme y monte. « Cette robe, c’était cinq mille sept cent euros. Je l’ai négociée à quatre mille cinq cents. Je suis trop fière de moi », dit-elle à son téléphone, au chauffeur et à l’ensemble des passagers.
Le boulevard Beaumarchais est congestionné. Il me faut plus de cinq minutes pour faire les cent derniers mètres. Le génie brille dans le ciel bleu. C’est la première journée printanière de l’année deux mille vingt-cinq
Au Marché d’Aligre, les livres sont là par milliers, dont je ne tire rien. « J’ai fait ma thèse sur la transe. Comme Bataille. Georges Bataille », dit un fouilleur à un autre. En transe, l’une l’est, une vendeuse qui vitupère contre d’autres dans une langue des Balkans.
C’est plus calme au Camélia où opère un jeune serveur jamais vu, peut-être un autre fils de la maison. Je lis dans Le Parisien les horreurs consignées dans les carnets de l’ex-chirurgien Le Scouarnec et les désagréments des possesseurs du passe Navigo Easy parfois débité deux fois pour un même trajet avec les nouvelles règles. Puis je retrouve Paul Theroux : La dame arménienne nous offrit un morceau de fromage et se joignit à nous pour prendre un verre jusqu’à l’arrivée de son fils en pyjama ; en voyant sa mère rire, l’enfant éclata en sanglots.
Au Book-Off de Ledru-Rollin, je cède cinq livres pour cinq euros et en achète quatre pour quatre euros : Dominique Aury d’Angie David (Editions Léo Scheer), Les Petites Annonces de l’Os à Moelle de Pierre Dac (Le Cherche Midi), Chemins et rencontres d’Hugo von Hofmannsthal (Rivages poche) et Petit Manuel de survie de Francis Galton (Rivages poche). Par les temps qui courent (comme on dit), ce dernier peut s’avérer utile.
A la station de métro voisine, l’aimable employée charge l’un de mes passes Navigo Easy de dix voyages en bus pour vingt euros. L’autre me sert pour le métro, dont je descends à Châtelet Sainte Opportune.
Tartare de thon, mangue, avocat et son flan de légumes, puis mousse au chocolat, c’est mon choix chez Au Diable des Lombards où l’on se demande dans le personnel où sont les gens alors qu’il fait si beau.
Au sous-sol du Book-Off de Saint-Martin, je croise le garçon qui suit la fille qui veut acheter un livre. « Tu cherches quoi ? » « Annie Ernaux » « C’est pas une féministe ? » Elle grommelle que oui, enfin, si on veut. Dans mon panier à l’issue, j’ai trois livres à un euro, Dis-moi où vivre d’Hilda Doolittle (Editions des Femmes), Je ne me souviens plus de Philippe De Jonckheere (publie.net) et, dans la jolie collection Signatures de chez Points, Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome. Je me souviens du plaisir ressenti en lisant ce dernier reçu à l’école en livre de prix dans l'édition illustrée Rouge et Or.
Il est quatorze heures. Par ce beau temps, je refuse de plonger sous terre pour rejoindre le troisième Book-Off. Après un court passage parmi les livres du dehors de Boulinier, je prends place en terrasse à La Terrasse, une annexe d’Au Diable des Lombards, laquelle bénéficie du soleil. Un café verre d’eau à deux euros trente, et en chemin de fer avec Paul Theroux J’écrivis quelques lignes et m’aperçus non sans inquiétude que mon écriture avait l’irrégularité fébrile de celle de l’explorateur perdu, dont le journal manuscrit a été déchiffré et publié après sa mort par sa veuve. Las, à trois heures moins le quart, le rond jaune disparaît derrière le bâtiment d’en face.
Tout va bien dans le train du retour. Jusqu’à ce que la cheffe de bord nous informe d’un arrêt en Gare de Vernon, le train précédent ayant été stoppé à Gaillon pour un colis suspect à bord. Nouvelle annonce un peu plus tard, il ne s’agit pas de colis suspect mais d’une odeur suspecte, ce qui ne change rien pour nous. On finit par repartir. « Nous circulons avec un retard de trente minutes environ. Nous vous remercions pour votre patience et votre compassion. » Je suppose qu’elle voulait dire compréhension.
A Rouen le beau temps crée un pic de pollution ce qui entraîne la gratuité des transports en commun. J’en profite pour descendre jusqu’à chez moi avec un bus Effe Sept presque vide.

4 mars 2025


La seule poésie qui m’intéresse est autobiographique. Aussi ai-je passé un bon moment au lit à lire les textes de Yu Xiuhua qu’ont publiés les Editions Picquier sous le titre La femme sur le toit
« Yu Xiuhua élève des lapins blancs. Elle a arrêté l’école au collège, est gravement handicapée, et elle est aujourd’hui la poétesse chinoise la plus lue dans le monde. » raconte l’éditeur en quatrième de couverture.
Il en dit un peu plus sur le rabat de cette couverture : « Née en 1976, fille unique de parents ouvriers agricoles, le destin de Yu Xiuhua semblait tout tracé : émigrer vers la ville pour devenir ouvrière à l’usine d’iPhone de Foxconn. Mais elle publie un jour sur son blog un court poème qui connaît un succès fulgurant et suscite l’intérêt d’un prestigieux éditeur. Elle a aujourd’hui publié quatre recueils et ses poèmes ont des millions de lecteurs. »
Ces millions de lecteurs sont chinois. Qui la connaît en France ? Moi-même, si Book-Off ne me l’avait pas offerte pour un euro, aurais continué à n’en rien savoir.
On ne trouve quasiment rien à son propos en français sur Internet. Quand même ceci, signé Axelle Mariavale, Le phénomène Yu Xiuhua 余秀 , publié en ligne sur le site Impressions d’Extrême-Orient :
Femme poète, handicapée, originaire du Hubei rurale, Yu Xiuhua 余秀华 a marqué l’actualité chinoise lors du succès fulgurant de son poème « J’ai traversé la moitié de la Chine pour coucher avec toi » (Chuanguo daban ge Zhongguo qu shui ni 穿过大半个中国去睡你) en 2014. (…)
Poétesse de la marge, non seulement par son origine sociale, mais aussi par son style limpide qui aborde les banalités de son quotidien à la campagne, sans rudiments des normes poétiques. Le succès de ce style simpliste reflète une tendance plus large de la poésie chinoise contemporaine qui met en lumière une expérience de la vie du point de vue des couches inférieures de la société.
Simpliste est péjoratif, je parlerai plutôt de style simple. Un poème parmi la presque centaine de ce recueil, La pluie derrière la fenêtre
mais je demeure comme toujours au sec, une bouteille de vin bue
je la renverse, la fais choir, la redresse
la renverse de nouveau
la pluie au-dehors me néglige
une goutte en couve une autre, tombe
une goutte en pousse une autre, tombe
se fondre c’est aussi s’anéantir, s’anéantir c’est aussi se fondre
mais combien de temps faut-il à un être humain pour retourner au ciel
combien de temps au ciel
pour atteindre enfin
le point de chute
tandis que je tapote ma cigarette pour en débarrasser les cendres
une autre cigarette déjà se présente
alors que j’aime un homme à en mourir
un autre est déjà dans mon ventre
là où la pluie tombe elle tinte chaque fois différemment
nul ne disparaît plus vite qu’un autre
nul ne vient au monde plus complet qu’un autre
nul sous la pluie, tous sous la pluie
                                                                  *
Un seul poème évoque la tyrannie du régime chinois, Hommage à Li Wenliang, l’ophtalmologiste de trente-quatre ans interpellé par la Police le premier janvier deux mille vingt pour « propagation de fausses rumeurs ». Deux jours plus tôt, il avait alerté ses collègues dans un forum de discussion en ligne sur les dangers d’un nouveau virus apparu à Wuhan. Bientôt il en sera atteint, en mourra puis sera réhabilité par les autorités.
repose en paix !
il n’y a pas de virus plus terrible que celui d’être condamné pour sa parole
il n’y a pas un monde plus laid que celui qui ne distingue pas le bien du mal.
(…)
s’il y a encore un virus au paradis,
et si tu alertes une fois encore
où iras-tu ?
là où tu es recueilli, puisse-t-il
y avoir des êtres
qui parlent chinois
                                                                  *
Ouiquipédia en anglais (rien sur elle dans le Ouiquipédia en français) m’apprend qu’en mars deux mille vingt-deux, Yu Xiuhua a publié en ligne un poème intitulé Prière dans lequel elle critiquait l’invasion russe de l’Ukraine. Elle a d’abord été la cible de trolls pro-russes puis son poème a été retiré des plateformes de médias sociaux chinoises par les censeurs.

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