Canal Grande


            Assis sur les marches, au pied du Rialto, je regarde les gondoliers se faufiler entre les vaporetti tandis qu’à ma gauche, deux jeunes filles, cahiers de dessin sur les genoux, s’ingénient à transposer sur papier la rive gauche du Grand Canal depuis le pont jusqu’au Palazzo Dolfin-Manin et qu’à ma droite, Mélo soudain se lève pour me prendre  en photo vêtu de la chemise qu’elle m’a offerte le matin même pour mon anniversaire (ma chemise de Venise) sous un soleil d’avant printemps alors qu’une ambulance flottante regagne lentement l’hôpital et croise un bateau surchargé d’un amas hétéroclite de meubles en voie de déménagement et qu’un volumineux navire surmonté d’une grue apparaît à l’horizon précédé  d’une vedette de police, gyrophare en bataille, dans laquelle s’agite à grand renfort de gestes et de voix un policier légèrement affolé qui tente de faire se ranger bateaux de livraison, gondoles et bus aquatiques en se demandant sûrement ce qui va arriver lorsque le monstre flottant abordera la courbe brutale sitôt le Rialto passé mais tout va bien, le canal retrouve sa calme effervescence et Mélo range l’appareil photo dans mon sac, mon image arrêtée sur la pellicule, le jour de mes quarante-six ans, un jour où je me sens devenir de plus en plus liquide.
                                                                        Michel Perdrial
(Une première version de ce texte a paru en Belgique dans la revue Traversées n°31 en juin 2002 et en France dans le recueil Les Belles Palissades coédité par les revues Décharge et Gros Textes en hiver 2002/2003.)