Cœur de chou


            Peut-être était-ce mon défunt amour que je croisai l’autre jour assise à la terrasse d’un bar plutôt minable en compagnie d’un petit vieux, plus exactement d’un vieux petit, dont elle écoutait attentivement -m’avait-elle aperçu ?- la conversation mêlée du bruit de la circulation et de la chaleur de l’été, boulevard Saint-Michel.
         J’ai continué mon chemin laissant derrière moi celle que j’avais tant aimée deux ans auparavant.
            Je suis entré dans le jardin du Luxembourg et déjà je ne savais plus si c’était elle ou bien une autre lui ressemblant étonnamment. Je me suis dit que c’était un beau jour pour aller dire bonjour à Gainsbourg.
            J’ai traversé le jardin cherchant l’ombre des arbres poussiéreux pour en ressortir par la rue de Fleurus et rejoindre à deux pas le cimetière du Montparnasse. Le gardien du lieu sortit de son bureau et obligeamment m’indiqua le chemin.
            -Vous verrez il y a plein de fleurs et vous trouverez sûrement du monde sur la tombe, on me l’a demandée tout à l’heure.
         Pourtant, je fus seul quelques minutes devant le rectangle, moitié potager aux choux bien pommés, moitié jardin d’enfants avec jouets en peluche et collection de sucettes.
         -Eh bien, mon vieux Gainsbourg, tu n’es pas bavard depuis ton accident, lançai-je perfide, avant d’aller m’asseoir sur un banc proche.
        Quatre jeunes femmes firent à leur tour une courte halte devant la tombe puis s’installèrent sur le banc face au mien pour y dévorer de copieux sandwiches. Ensuite, ce fut le tour d’une femme corpulente et de sa toute jeune fille filiforme en jupe plissée bleu marine. La demoiselle, un arrosoir à la main, avant d’aller rendre visite à son père ou à ses grands-parents enterrés non loin de là, s’arrêta juste le temps d’un sourire au défunt. Je tentai de croiser son regard mais elle m’ignora.
            Je suis resté longtemps, je me souviens, là, assis sur ce banc, dans ce cimetière parisien, près de celle qui fut mon amour, ce jour si lourd où je n’avais pas voulu la reconnaître.
                                                            Michel Perdrial
(Ce texte a paru en Belgique dans la revue Bleu d’Encre n°5 en été 2001.)