J'aurais préféré

Texte paru dans la revue Supérieur Inconnu n°10 en avril/juin 1998 et mis en onde dans l’émission Clair de Nuit sur France Culture le 29 avril 2001


J'aurais préféré ne jamais travailler.
J'aurais préféré que Dieu existe s'il n'existe pas et qu'il n'existe pas s'il existe.
J'aurais préféré la beauté.
J'aurais préféré la même chose mais avec un doigt de porto.
J'aurais préféré savoir parler aux filles.
J'aurais préféré n'avoir que des sœurs ce qui n'est pas gentil pour mes frères dont l'un n'est plus.
J'aurais préféré oublier.
J'aurais préféré le beurre, l'argent du beurre et la petite motte de la jolie crémière.
J'aurais préféré être heureux.
J'aurais préféré que chose promise ne soit pas due.
J'aurais préféré jouer de la trompinette, danser la gigolette, patiner à roulettes, ne pas être si triste.
J'aurais préféré qu'elle n'arrête pas ma main lorsque celle-ci atteignait la lisière de sa petite culotte sous sa jupe qu'elle portait courte.
J'aurais préféré ne pas tant ressembler au pauvre Gaspard.
J'aurais préféré la sagesse, ou la folie, quelque excès.
J'aurais préféré que jamais personne ne prie pour moi.
J'aurais préféré ne pas me souvenir que Georges Perec s'est inspiré de Joe Brainard pour son livre de mémoire.
J'aurais préféré que l'herbe soit douce.
J'aurais préféré que l'on me propose le poste de gardien de Fort Lalatte avec sa jolie maison de fonction plutôt que celui de gardien du phare de La Lotte perdu au milieu de la mer des Sarcasmes.
J'aurais préféré qu'il n'y ait ni oui ni non; simplement: peut-être.
J'aurais préféré, lorsque je plais à une fille, que son nez devienne bleu ou vert; je suis passé à côté si souvent, ne m'apercevant de rien.
J'aurais préféré ne pas oublier.
J'aurais préféré ne jamais commencer cette liste.
J'aurais préféré, enfant, ne pas regarder ailleurs lorsque la vieille femme était tombée, courir vers elle, l'aider à se relever, au lieu de prendre la fuite comme un petit péteux.
J'aurais préféré plutôt tenir que courir.
J'aurais préféré rencontrer Isabelle Adjani lorsqu'elle avait quatorze ans et que j'en avais dix-neuf; maintenant, c'est trop tard; inutile d'insister.
J'aurais préféré que personne n'ignore qu'à la suite d'après que, on n'emploie pas le subjonctif.
J'aurais préféré qu'on ne m'oublie pas.
J'aurais préféré qu'elles me disent: tu me plais, viens dans ma chambre.
J'aurais préféré croire en quelque chose.
J'aurais préféré vivre au temps de la marine à voiles et des voitures à chevaux mais avec la radio, le téléphone et une machine à écrire (n'importe quoi!).
J'aurais préféré qu'il ne pleuve pas ce matin.
J'aurais préféré que Hong Kong devienne indépendante plutôt que de retourner dans le giron chinois (comme disent les journalistes) mais on ne m'a pas demandé mon avis.
J'aurais préféré ne pas être aussi idiot.
J'aurais préféré une marguerite avec un pétale de plus.
J'aurais préféré ne pas avoir à préférer.
J'aurais préféré savoir entrer dans une boutique de vêtements; ne serait-ce que pour pouvoir acheter une chemise.
J'aurais préféré lui donner du plaisir mais elle ne savait jouir que de son doigt.
J'aurais préféré connaître la règle du jeu.
J'aurais préféré me souvenir une fois pour toutes de la définition du mot ataraxie.
J'aurais préféré qu'enfance ne rime pas avec désespérance.
J'aurais préféré vivre sans la crainte de voir un jour les gendarmes fouiller ma bibliothèque à la recherche de quelque livre interdit.
J'aurais préféré des cerises sans noyau.
J'aurais préféré que ma jeune voisine, bourgeon en passe de devenir fleur, ne déménage pas.
J'aurais préféré ne pas savoir.
J'aurais préféré que les sentiers ne soient pas battus.
J'aurais préféré ne pas.
J'aurais préféré l'aboucher sans l'accoutumer, l'acheminer sans l'aciduler, l'abricoter sans l'affruiter, l'actionner sans l'accastiller, l'attriquer sans l'animaliser, mais c'est raté.
J'aurais préféré que le roi soit mon cousin.
J'aurais préféré qu'elle me préfère.
J'aurais préféré.