Je suis

Texte paru dans la revue Supplément d’Ame n°5 en mars 1996


Je suis, alors que l’on repeint les balcons en vert à Villeneuve le vendredi trente juillet mil neuf cent quatre-vingt-douze et que Boris Vian et Stéphane Goldmann s’évadent de mon tuner à Saint-Germain-des-Prés où je ne les rencontrerai jamais car il est toujours trop tard pour parler à ceux que l’on aime ou alors ils sont trop loin comme cette jeune fille à sac à dos en pleine guerre à Sarajevo qui voudrait s’échapper de l’écran de télévision où sifflent les balles et que me parcourt l’idée fugitive et ridicule d’aller à son secours en grimpant dans le premier train pour la Bosnie pourvu qu’il passe par Vienne où Thomas Bernhard vient d’être opéré d’une tumeur au poumon au Pavillon Hermann et qu’il ne peut rejoindre au Pavillon Ludwig son ami devenu fou et néanmoins toujours neveu de Wittgenstein dont je parlerai à Gwendoline mon amie de papier de Valenciennes à laquelle j’écris presque chaque jour sur la table de ma cuisine à Villeneuve où de jeunes désœuvrés employés par la mairie recouvrent le jour de peinture blanche les hiéroglyphes qu’ils tracent la nuit de peinture noire lorsque allongé sur mon lit toujours à Villeneuve et cependant à Vienne près de Thomas Bernhard je lis Le neveu de Wittgenstein et qu’après avoir posé ce livre sur la table de chevet je rêve de Gwendoline ou peut-être d’une autre en me caressant lentement ou songe à ce texte que j’écrirai demain sur la table de ma cuisine et a-t-on jamais vu un véritable écrivain écrire dans une cuisine, étrangement vivant.