La Grosse


            La journée avait pourtant bien commencé pour la Grosse. En achetant son quotidien préféré, elle avait investi cinq francs dans un billet de Fric-Frac qui lui avait rapporté sur-le-champ deux cents francs.
            Ces deux billets craquant neufs lui venaient à point. Elle profiterait de l’aubaine pour faire un plus joli cadeau à sa copine Emeline dont l’anniversaire était pour dimanche prochain.
            Ce matin-là, le soleil brillait et les vitrines des boutiques avaient été renouvelées version beaux jours : marinières, débardeurs, sahariennes, paréos, caleçons, salopettes…
            Que choisir ? Une minijupe peut-être. Emeline a de si jolies jambes. On ne pourrait pas l’accuser de donner à son amie ce qu’elle aimerait qu’on lui offre. La Grosse aux membres boudinés en minijupe, une belle rigolade dans le quartier.
            Elle chassa vite cette pensée. Le printemps lui donnait le sourire et elle passait de vitrine en vitrine avec un cœur serein. C’était un de ses jours bénis où l’air est léger et vif, où le monde vient de naître.
            L’idée la traversa qu’elle ne serait peut-être plus seule très longtemps encore. Elle ferait ce qu’il faut pour cela, retrouverait le chemin des cinémas et des pistes de danse. Cela faisait trop de mois qu’elle passait ses soirées assise face à un téléviseur.
            Pas facile de faire un choix… Lycra ou coton, madras ou batik, couleur menthe ou couleur fuchsia, robe ou pantalon ? Le mieux serait d’entrer et de demander conseil.
            Elle poussa une porte et s’avança dans le magasin. Une vendeuse parfaite jusqu’au bout des cils vint à sa rencontre.
            -Désolée, mademoiselle, je ne pense pas que nous ayons votre taille en rayon…
            La Grosse ne répondit pas, elle sortit et courut vers sa voiture.
            Deux collégiens, la voyant passer, en eurent mal aux côtes.
            -Vas-y, la Grosse, baisse la tête, t’auras l’air d’une éléphante…
            Elle n’entendit pas. Elle était déjà au volant, en route pour l’abbaye du Bec-Hellouin. Dans une heure, elle serait là-bas. Elle gravirait pesamment les marches qui mènent au sommet de la tour Saint-Nicolas et enjamberait le garde-fou.
            Elle ne se raterait pas. Les lois de la physique sont, depuis toujours, favorables aux grosses qui se jettent dans le néant.
                                                             Michel Perdrial
(Ce texte a paru dans la revue Gros Textes n°27 à l’automne 2000.)