Marathon Bovary

Texte paru dans le revue Décharge n°136 en décembre 2007


Il y a quelques mois, écoutant France Culture, l’émission des Mardis littéraires consacrée à Gustave Flaubert, j’entends Yvan Leclerc, professeur à l’Université de Rouen et spécialiste dudit Flaubert, annoncer qu’à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la parution de Madame Bovary, une lecture publique en continu de cet ouvrage est prévue à Rouen au lycée Corneille.
Je m’inscris et me voici franchissant pour la première fois les portes du prestigieux établissement, ce dimanche midi, c’est la seconde Journée du Patrimoine.
Un apéritif dînatoire attend les intrépides lecteurs et lectrices, salle dix, et là j’ai le plaisir de trouver en la personne de madame la proviseure adjointe du Lycée Corneille quelqu’une que je connais depuis longtemps et que j’avais un peu perdue de vue.
Nous nous racontons nos chemins parcourus et elle m’apprend que des élèves de Corneille souhaitent s’entretenir avec des lecteurs après l’épreuve, j’accepte.
Il est bientôt quatorze heures, un café vite avalé et nous voici tous dans la Salle des Actes du lycée, là où le jeune Gustave, lors d’un conseil de discipline, se fit exclure avec quelques autres élèves, pour avoir protester contre une injuste sanction collective. Il y a là des membres de l’Association des Amis de Flaubert et de Maupassant, à l’origine de ce Marathon Bovary, et quelques isolés comme moi.
Melina, venue m’encourager, est assise sur l’un des bancs de bois qui entourent la salle, elle ne veut pas participer à l’expérience au prétexte qu’elle lit comme une quiche.
Sur l’estrade, le pupitre m’attend, muni d’un discret micro et énergiquement éclairé. La lecture, qui a débuté samedi, est filmée au profit de l’Université de Rouen. Je viens de signer plein de décharges à ce sujet et j’ai déjà mon diplôme de lecteur offert par les Amis de Flaubert et de Maupassant, il faut que j’assure.
Hier, le premier lecteur a été Julian Barnes, l’auteur du Perroquet de Flaubert. Cette après-midi, c’est moi et je suis bien content de commencer car ainsi je n’ai pas le temps de réfléchir.
-C’est quand vous voulez, monsieur Perdrial.
Je lis le début du chapitre sept de la troisième partie, Emma cherche de l’argent, croulant sous les dettes à l’insu de son imbécile de mari, elle s’humilie à chaque page. Je ne vois que le texte, ni les caméras qui tournent, ni les attentifs auditeurs ne me gênent et je m’en sors assez bien, ce que me confirme Melina à l’issue de ma performance.
Nous restons pour les lectures suivantes et après qu’Yvan Leclerc a lu magistralement le passage dans lequel apparaît le mystérieux Binet (un passage qui a bien fait cogiter Pierre Dumayet), je me mets à la recherche des élèves de Première et de Bétéhesse en Audiovisuel, de braves lycéen(ne)s qui passent ce ouiquennede ensoleillé enfermé(e)s dans une salle de classe.
Me voici maintenant assis dans un confortable fauteuil, toujours aussi éclairé, face à trois demoiselles, les deux plus jeunes s’occupent de la caméra et du micro, la plus aguerrie pose les questions, derrière il y a des garçons et des filles qui s’affairent à des tâches obscures et un professeur qui supervise discrètement.
Je réponds aux questions que l’on me pose, comment j’ai connu le Marathon, pourquoi j’ai choisi d’y participer, à quand remonte ma première lecture de Madame Bovary (j’avais treize ou quatorze ans) et qu’en avais-je pensé à cette époque lointaine (un téléphone portatif sonne et perturbe ma questionneuse) et puis voilà qu’elle me dit qu’elle sait que j’ai fait de la radio autrefois (je vois bien qui m’a dénoncé), je lui raconte un peu ça, lui explique que je ne parlais pas dans le micro, et pour finir, elle en revient à Flaubert et je dois résumer en un seul mot mon expérience de lecteur marathonien, je lui propose : Aventure.
Ensuite, je vais rejoindre Melina. Assise dans la cour du lycée, fumant une cigarette roulée par ses soins, elle écoute, grâce au puissant haut-parleur extérieur, la suite de Madame Bovary.
Je la reconduis chez ses parents puis je vais traîner dans les allées du vide-greniers de Bihorel où un exposant me fait don d’un exemplaire de Salammbô. Je n’ai jamais pu lire ce roman carthaginois, un monument d’ennui selon moi. Melina a envie de lire les classiques, ce sera pour elle et elle en fera ce qu’elle voudra.
Il est un peu plus de dix-sept heures quand je regagne Rouen, j’ai l’idée de retourner au lycée Corneille où la lecture n’est peut-être pas terminée, mais je me heurte à une porte fermée.
 J’arrive trop tard, Emma est déjà morte.