Par la bouche

Texte paru dans la revue Décharge n°125 en mars 2005


A dix-huit heures comme prévu, Jim Harrison apparaît dans la librairie l’Armitière avec son physique de bûcheron un peu ébréché habillé d’amples vêtements rustiques. Il s’assoit derrière le micro et allume une cigarette. Devant lui sur la table un verre à pied, une bouteille d’eau minérale et une autre de vin rouge judicieusement choisi par le libraire lui prouvant que c’est bien lui qui est attendu ce soir-là par une bonne centaine de potentiels lecteurs.
Un employé de l’Armitière se charge de ne pas le présenter, ce n’est pas la peine, vous le connaissez tous, et pose une première question à propos d’En Marge, le livre de mémoires de Jim qui vient de paraître en France et qui lui vaut d’être là, alors qu’il aimerait sûrement être ailleurs, dans sa campagne américaine, chassant ou pêchant.
Jim glose un moment sur la différence entre autobiographie et mémoires. La première n’étant selon lui qu’une succession d’évènements banals et communs à toutes les vies humaines alors que les mémoires permettent de dire qui on est. Et si son livre évoque ses sept obsessions personnelles, parmi lesquelles l’alcool et le strip-tease, c’est bien sûr en référence aux sept péchés capitaux. La liste des péchés capitaux l’a toujours excité, toujours il a eu envie d’y goûter.
Et pourquoi les avoir écrits ces mémoires, lui demande-t-on. Jim nous explique que la charge de sa vie passée commençait à lui peser durement et qu’il lui a fallu s’en débarrasser pour passer ensuite à autre chose. Comme un sac à dos trop lourd dont on jetterait le contenu dans la rivière avant de jeter le sac lui-même pour repartir d’un pas léger. Là-dessus, il boit un verre d’eau.
Puis il s’en prend aux imbéciles heureux qui sont nés quelque part. Dire Je suis Texan, déclare-t-il, c’est à peu près la même chose que dire Je suis une crotte de chien. Pendant que la traductrice nous offre en français cette vigoureuse formule, Jim se penche vers la bouteille de vin dont il ôte maladroitement le bouchon et reprend la parole pour déclarer à quel point il désire souvent se cacher dans les fourrés pour observer le monde et nous dire Je vous emmerde tous. Vous aussi, je suppose, avez ce même genre d’envie, ajoute-t-il.
D’une main prudente, il emplit son verre de vin rouge puis le porte lentement à ses lèvres et s’énerve un peu lorsqu’un maladroit lui demande si on peut le comparer à Henry David Thoreau. Thoreau était un ascète, proteste-t-il, je n’ai rien à voir avec lui. Quoique, ajoute-t-il perfidement, on ne sait pas ce que Thoreau faisait lorsqu’il quittait sa cabane pour aller en ville.
Un écrivain doit rester en marge, reprend Jim, en réponse à une nouvelle question sur le titre de ses mémoires. Un écrivain qui se trouve au centre de la vie sociale devient très vite une caricature de lui-même. Et puis un petit malin lui fait remarquer que ce qu’il raconte dans ces mémoires, il l’a déjà évoqué ailleurs dans ses précédents livres, et qu’il devrait donc en être déjà débarrassé de ce fichu sac à dos.
Jim prend le temps de terminer son verre de vin, allume une nouvelle cigarette, avant d’esquisser une réponse. Je suis partiellement d’accord avec vous, convient-il, et il botte en touche en nous donnant sa définition des politiciens : Un politicien, c’est quelqu’un qui chie par la bouche, ne l’invitez surtout pas chez vous, à cause des mauvaises odeurs quand il prendra la parole.
C’est le mot de la fin. Jim pose alors sa cigarette, bientôt remplacée entre ses doigts par un stylo. Je prends ma place dans la file d’attente et lui présente mon exemplaire d’En Marge. A Michel, inscrit-il d’une main sûre sur la page de garde. Jim et moi, on est de vieux copains.