les masques et les idiots
Le saviez-vous? Une libraire a eu le malheur de publier sur un réseau social dominant quelques images de Je fais mes masques, un livre d’activités de Nathalie Parain publié par Paul Faucher en 1931 dans la toute nouvelle collection du Père Castor qu’il dirigeait pour les éditions Flammarion. Cet album a eu la chance d’une réédition en fac-similé en 2006 grâce à l’Association des Amis du Père Castor.
Ces images ont permis le déchainement de quelques commentateurs ignorants, accusant le livre de racisme et de colonialisme. Apparemment la bulle a gonflé au point que la libraire a présenté quelques jours plus tard ses excuses, accusant la faiblesse de son discernement et regrettant de ne pas avoir classé le livre au rayon «histoire du graphisme éditorial».
Alors là évidemment mon sang ne fait qu’un tour.

Je présente souvent cet album lors des conférences ou des formations que je donne ici ou là car il est fondateur à plus d’un titre, mais je me contenterai ici d’énoncer brièvement quelques éléments utiles qui, s’ils étaient partagés, pourraient éviter au vaisseau qu’est la pensée de quelques-uns de s’échouer si rapidement et si lamentablement sur les récifs élancés de leur ignorance.

Tout d’abord revenons sur la date: l’année 1931 est celle de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris qui verra, de mai à novembre, affluer à elle des millions de visiteurs en quête d’exotisme. Paul Faucher, qui souhaite avec ses livres faire des enfants les acteurs de leur vie plutôt que des spectateurs, va opérer avec Je fais mes masques un ingénieux retournement. À l’inverse du spectacle douteux de l’expo coloniale qui met l’étranger à distance, il va offrir aux enfants d’incarner ces personnes qui vivent aux antipodes. Mieux encore, il va mêler la Normande, la Russe, la Japonaise, sans discrimination ni hiérarchie. Expliquer aux enfants l’égalité en les faisant acteurs de cette égalité, par le jeu et par leur corps même. Pas de barrière, de vitre, de grille, je deviens l’Autre.

Ce refus de tout ethnocentrisme est appuyé par la page de titre, qui figure une mappemonde où l’Europe n’est pas le centre du monde, image rare aujourd’hui encore.

Enfin: lisons les images! Cette superbe diagonale de visages qui donne à la couverture la force d’une affiche est surtout pour l’illustratrice, arrivée en France trois ans plus tôt, l’occasion de produire un manifeste visuel de l’égalité entre les peuples, de littéralement mettre sur la même ligne une variété d’ethnies.

Et ce souhait d’égalité a été placé, par les deux concepteurs de cet ouvrage, entre les mains des enfants.
Voilà pourquoi ce livre ne mérite ni d’être censuré ni d’être insulté, il doit surtout être lu.



Commentaires

1.Posté par Anne-Catherine Faucher le 24/05/2020 19:25 (depuis mobile)
Bonjour Loic J’ai également publié cette couverture sur la page des Amis du Père Castor lors du confinement avec. la postfade Michel Defourny pour l’édition des Amis du Père Castor... Oui cet album doit être lu ! Cordialement Anne-Catherine Faucher

2.Posté par Aylal le 24/05/2020 20:37
Le fait que ce travail était fait en parallèle ou comme une alternative à l'exposition coloniale abjecte n'en fait pas quelque chose de moins problématique, ni même «d'humaniste», aussi bien intentionné soit-il. Peut-être qu'à l'époque c'était perçu comme un travail progressiste, mais entre temps la pratique du Blackface, du Yellowface se sont popularisées dans le cinéma américain et européen. Se déguiser en personne racisée est violent et nous ramène à cette même époque coloniale où les blanc·he·s considéraient les corps racisés comme leur propriété. Vous connaissez l'histoire de ce livre mais vous avez l'air d'ignorer celle des représentations racistes des personnes africain·e·s, asiatiques, etc.

Ensuite, les personnes qui ont exprimé leur colère l'ont fait aussi et *surtout* par rapport aux insultes violentes qu'a reçu une abonnée après qu'elle ait exprimé pacifiquement son avis. La plupart des personnes qui se sont exprimées sont des personnes racisé·e·s qui vivent et subissent le racisme tous les jours, ce racisme produit par des clichés et des représentations essentialisantes comme le fait si bien ce livre. Traiter ces personnes d'idiot·e·s (cf. titre de votre billet), est très problématique et est symptomatique de cette condescendance des privilégié·e·s quand on leur fait remarquer qu'un propos ou un production artistique, littéraire, n'est pas la bienvenue.

Bien à vous.

3.Posté par Loïc donc le 25/05/2020 09:42
Bonjour Aylal,
merci d’abord d’entamer le dialogue autour de ce livre.
Je trouve néanmoins ardue votre théorie qui associerait ce livre à la pratique - alors déclinante - du blackface.
Il y aurait donc, au sein de l’œuvre de Paul Faucher, un album unique, raciste, colonialiste, qui irait à rebours de l’ensemble de la démarche de sa vie entière? Cet homme qui s’est appliqué à élever les consciences enfantines pendant des décennies aurait perdu, le temps d’un album, le fil de ses pensées pour aller à rebours de ses convictions? Il aurait associé la jeunesse à une pratique de dénigrement de l’Autre à l’occasion d’un seul livre? Lui, le chantre de la fraternité entre tous les enfants de la Terre et de l’émancipation intellectuelle des même enfants, se serait permis une valse avec la bête immonde avant de reprendre son chemin?
Pourquoi pas… mais c’est une thèse très audacieuse, pour dire le moins, qui sera difficile à défendre, que ce soit scientifiquement ou même au-delà du simple commentaire.

Permettez-moi, en toute humilité, de vous conseiller la lecture d’un article passionnant (parmi tant d’autres, car les informations que j’énonce dans mon billet ne sont bien entendu pas le résultat de recherches personnelles mais l’assemblage frustre de mes lectures sur le sujet) qui devrait vous intéresser: Et si le Père Castor avait voulu sauver le monde ? Du discours sur la diversité dans la collection « Les Enfants de la Terre » Il est lisible à cette adresse https://journals.openedition.org/strenae/2706

N’hésitez pas à me communiquer vos réflexions à la lecture de ce texte.
Bien à vous,
Loïc

4.Posté par Aylal le 27/05/2020 15:58
Bonjour Loïc,

Je vous cite «[...] votre théorie qui associerait ce livre à la pratique - alors déclinante - du blackface»

Deux choses:

– Ce n'est pas ma théorie. Ce livre invite ses lecteur·trices a découper un masque qui représente un faciès noir dont les traits sont exagérés, dont la peau est noir comme du charbon et les lèvres rouges comme une tomate. Avez-vous déjà vu une personne africaine qui ressemble de loin ou de près à ça ? Ne trouvez-vous pas que le dessin de la paysanne normande est quand même bien plus fidèle à la réalité et moins mystifié comme si c'était une créature étrange – sans parler de sa charge historique totalement différente ? (même chose pour la geisha, les personnes chinoises ne sont pas des geishas).

– Le pratique du blackface n'était pas déclinante en 1930, loin de là. Si elle l'était, on n'en verrait plus aujourd'hui. Or on voit toujours très fréquemment des gens pratiquer le blackface, à plusieurs occasions, dont plusieurs fêtes (du folklore du Zwarte Piet apparu dans un livre en 1850 aux fêtes d'étudiant·e·s nord-américaines et européennes).

Je ne connais pas l'œuvre de Paul Faucher, donc je ne peux pas vous dire si cet album est l'unique qui banalise une pratique raciste, peut-être qu'il y en d'autres. Par contre, vous semblez idéaliser cet homme et le sortir du contexte dans lequel il baignait. J'ai envie de dire que le caractère problématique de ce livre est plus compréhensible –vu le contexte dans lequel il a émergé– que votre réaction et celle des personnes qui comme vous, non seulement défendent aveuglement une création très problématique sans la remettre en question une seconde, mais se permettent de traiter les personnes qui pointe du doigt son racisme aveuglant «d'idiots» ou mieux, leur demander de «manger leurs morts». Vous croyez dur comme fer que vous détenez la vérité et vous vous permettez de rabaisser les personnes touchées par le racisme (représentations dénigrantes dans la culture populaire, discrimination à l'embauche, injustices économiques, violences policières et j'en passe) quand elles s'expriment.

Je n'ai aucun problème à discuter des choses tranquillement et être en désaccord (même pour des choses qui touchent mon identité et ont une influence dramatique sur ma vie et celles de mes proches), mais on ne peut pas continuer de discuter normalement après nous avoir traite d'idiot·e·s, et me recommander une lecture, comme si de rien n'était.

J'espère que vous vous rendez compte de votre bêtise.

Bien à vous.

5.Posté par Camille le 28/05/2020 18:55

6.Posté par andrée le 31/05/2020 13:17
Ce débat est très intéressant, je déplore simplement qu'aucune des deux parties ne soit capable de retenir ses insultes. Chacun a sa part d'ignorance et sa part de vérité, Loic a cependant du mal à tempérer sa tendance péremptoire et à faire preuve d'un minimum de remise en qestion. Je pense effectivement que ce livre a pu avoir un rôle novateur et altruiste à son époque, mais je pense aussi qu'il est hautement problématique de le croire innoffensif, et, pire, louable dans le contexte absument autre qu'est notre époque. Faire comme si rien n'était ennuyeux dans le fait de pousser les enfants à se déguiser en un noir aussi caricatural tient tout simplement d'une terrible mauvaise foi.

7.Posté par Loïc donc le 01/06/2020 22:48
Hello Lucrèce,
je pourrais effectivement «faire preuve d’un minimum de remise en question» si c’était de moi dont il s’agit, si mon travail était en jeu mais, comme je l'ai écrit, je ne fais ici que la synthèse rapide des travaux des chercheurs, critiques, universitaires qui se sont penchés sur les livres du Père Castor (ils sont nombreux car les archives de cet éditeur - classées au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2017- sont ouvertes à la consultation).
Si déposer des arguments précis et factuels c’est développer une «tendance péremptoire», alors ça me va, et même je l’attends avec joie des personnes qui se dressent face aux livres que j’aime.

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