A Paris, invité à déjeuner à l’Auberge Flora pour bien commencer l’année

4 janvier 2019


Ce mercredi, lendemain de Jour de l’An, des sapins ont poussé en une seule nuit dans les rues de Rouen, comme des champignons mais moins frais et donc destinés à la benne. A sept heures cinquante-trois, au lieu du confortable Corail à places réservées prévu, c’est la bétaillère qui entre en gare. Le voyage jusqu’à Paris se déroule néanmoins sans incident, et même avec du chauffage.
A dix heures, j’assiste au lever de rideau du Book-Off de Ledru-Rollin. Comme ailleurs, on s’y échange la bonanée, mais je ne suis jamais inclus dans la transaction. J’y achète, pour son titre et un euro, Délectations moroses de Frédéric Schiffter édité chez Le Dilettante, puis vais voir comment se porte le marché d’Aligre.
Il vivote, pas la moindre tentation côté livres. En haut d’une pile de Charlie Hebdo de la grande époque figure un numéro dont la couverture est signée Wolinski. Sous le titre « Nouveaux cas de divorce », on y voit une femme nue à quatre pattes se faisant grimper par le petit chien de la maison et son mari en larmes déclarer : « Ma femme me trompe avec mon meilleur ami ». Jamais plus on ne revivra une telle période de liberté, me dis-je.
Allant chez Emmaüs, je croise un rat mort sur le trottoir de la rue de Cotte. Un peu plus loin, sur un commerce, une affichette annonce une « fermeture exceptionnelle pour cause de décès ».
Une fois de plus, il me faut convaincre la caissière d’Emmaüs que Cahiers Rouges chez Grasset est une collection de livres de poche.
L’Auberge Flora est sise au numéro quarante-quatre du boulevard Richard-Lenoir. J’y suis invité afin de bien commencer l’année par celle qui me tenait la main et travaille dans le coin. Arrivant par la rue Boulle, je regarde à quel numéro je suis. C’est le trente-deux, devant lequel je suis passé souvent sans lever les yeux jusqu’au-dessus de la porte. J’y découvre une plaque : « Dans cet immeuble est né le 4 juillet 1900 le poète résistant Robert Desnos. Déporté, il mourut le 8 juin 1945 au camp de Terezin. »
Quand j’arrive au quarante-quatre, je constate que c’est au carrefour Richard-Lenoir/Chemin-Vert, l’endroit où il y a presque quatre ans je suis resté longtemps au milieu des secouristes, policiers, journalistes et politiciens, atterré par ce qui venait de se passer dans les locaux de Charlie Hebdo sis dans une des petites rues derrière.
Je l’attends à l’intérieur de l’Auberge Flora où elle arrive à l’heure dite : midi et demi. Pendant un long moment nous y sommes seuls pour déguster la bonne cuisine, boire des bons vins et parler de nos vies respectives, puis s’y installent des voisins guère gênants, c’est l’avantage des endroits un peu chic.
-Il faudra que je prenne en note notre menu sur l’ardoise, lui dis-je quand nous en sommes au café.
-Mais je m’en souviens, me dit-elle.
Effectivement, et je ne sais s’il me faut admirer sa mémoire ou me désoler de la mienne, elle est capable d’énoncer la suite des plats tels qu’ils étaient formulés : tartare de saumon à la coriandre et boulgour, épaule de cochon snackée sur chou rouge sucré, brioche perdue au coulis de caramel glace caramel.
Je propose de lui faire voir le bâtiment où se cachait, mal, l’équipe de Charlie. Nous traversons le boulevard et arrivons rue Nicolas-Appert «  inventeur de la conserve alimentaire ». Face à un théâtre à façade surchargée, le bâtiment blanc est numéroté six, huit et dix. Au six, un artiste de rue a représenté les membres assassinés de l’équipe du journal. Le dessin est accompagné de la fameuse citation de Charb : « Je n’ai pas peur des représailles, je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. » Derrière la vitre de la porte, une affichette : « Citoyen, souviens-toi des personnes tuées ici par le terrorisme islamique. » La plaque officielle est au numéro dix, là où ça s’est passé, en hauteur par crainte de dégradations.
Nous repartons ensemble jusqu’à la Bastille et nous séparons un peu trop vite, la faute à un bus Vingt que je dois prendre et qui arrive.
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Au second Book-Off, je trouve à un euro un nouvel exemplaire de Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud que j’achète avec l’intention de l’offrir.
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Le train de dix-sept vingt-trois a vingt-trois minutes de retard au départ, pour cause de « sortie tardive du dépôt des Batignolles », puis il se traîne en chemin. Cela me donne plus de temps qu’il n’en fallait pour terminer la lecture commencée à l’aller des Grandes Largeurs d’Henri Calet publié chez L’Imaginaire/Gallimard.