Alexandre Soljenitsyne vu par Korneï Tchoukovski

9 mai 2021


Toute sa vie Korneï Tchoukovski a fait preuve de courage, notamment en soutenant ouvertement les écrivains en proie aux persécutions du régime soviétique. Il est d’ailleurs étonnant qu’il n’ait pas eu droit à un séjour au Goulag. Le dernier à avoir trouver aide et assistance de sa part est Alexandre Soljenitsyne :
Treize avril mil neuf cent soixante-deux : Avant-hier Tvardovski m’a donné à lire le manuscrit d’Une journée d’Ivan Denissovitch, superbe description de la vie dans les camps de Staline. Ça m’a tellement enthousiasmé que j’en ai fait un petit compte-rendu. Tvardovski m’a dit que l’auteur était mathématicien, qu’il avait écrit encore un autre récit, et des poèmes, mais qui sont mauvais, etc.
Dimanche trois mars mil neuf cent soixante-trois : J’ai reçu une lettre de Soljenitsyne !
Six juin mil neuf cent soixante-trois : Aujourd’hui j’ai eu la visite de Soljenitsyne. Il a monté l’escalier aussi rapidement et facilement qu’un jeune homme. Il avait un costume d’été, le visage rose, les yeux jeunes, rieurs. Il parait moins malade qu’on ne l’a dit. « J’ai une tumeur qui était grosse comme deux poings, mais là elle a diminué, les médecins de Tachkent m’ont bien soigné. Ils sont très bons. » Il m’a beaucoup parlé de ses années de captivité. (…)
Quand nous sommes arrivés à la gare, le train était déjà là et commençait même à démarrer, Soljenitsyne a pris ses jambes à son cou et s’est lancé à la poursuite de la rame. Quelle jeunesse, quelle vigueur, quel souffle !
Dix septembre mil neuf cent soixante-quatre : Jeudi. A dix heures et demie j’ai vu arriver Soljenitsyne. Jeune. Il a refusé le café et a demandé du thé. Nous nous sommes embrassés. Il m’a parlé en grand secret de son nouveau roman.
Vingt et un septembre mil neuf cent soixante-cinq : Soljenitsyne se fait calomnier de toutes parts. Ses ennemis font courir le bruit qu’il honore la mémoire de Vlassov, qu’il est un traitre à la patrie, qu’il n’a pas participé aux combats parce qu’il était en captivité.
Mercredi vingt-neuf septembre mil neuf cent soixante-cinq : Soljenitsyne s’est installé chez moi. Nous avons beaucoup parlé, et je me suis rendu compte qu’il était trop absorbé par son sujet pour s’intéresser, disons, à Pouchkine, Léonide Andreïev, Kvitko. Je lui ai lus mes poèmes préférés. Il n’a pas du tout aimé. En revanche, sur sa vie en camp, il est intarissable.
Mardi dix-sept septembre mil neuf cent soixante-huit : On vient de me dire que j’allais recevoir la visite de Soljenitsyne, dont les autorités ont retrouvé la trace dans le village où il s’était réfugié pour écrire.
Vendredi dix-huit octobre mil neuf cent soixante-huit : Hier soir j’ai eu la visite de Soljenitsyne. J’espérais, l’héberger pour une quinzaine de jours, mais il ne restera que vingt-quatre heures. (…) Il m’a dit que sa femme Natacha, qui travaille dans un institut de recherche à Riazan, avait commencé à recevoir des signaux indiquant son prochain licenciement.
Seize juin mil neuf cent soixante-neuf : Hier j’ai eu la visite inopinée d’A. I. Soljenitsyne et de sa femme. Nous nous sommes chaleureusement embrassés. Nous avons mangé sur le balcon. Le temps est paradisiaque : le lilas est foisonnant, exubérant, les coucous nous appellent encore plus gaiement que d’habitude, et le feuillage des arbres est d’une générosité exceptionnelle.
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Korneï Tchoukovski meurt le vingt-huit octobre mil neuf cent soixante-neuf à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
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Ainsi s’achèvent mes notes prises lors de la lecture de son Journal publié en deux tomes chez Fayard.