Au Centre : Saint-Léonard-de-Noblat

6 août 2020


Après être resté quelque temps caché à Limoges, rue des Combes, Lucien Ginzburg est accueilli comme pensionnaire, sous le nom de Lucien Guimbard, dans un collège jésuite de Saint-Léonard-de-Noblat. Il y restera jusqu’à la Libération. Puis il deviendra Serge Gainsbourg. C’est dans cette petite ville, située à vingt-trois kilomètres de Limoges, que je vais ce mercredi matin avec le train.
La Gare de Saint-Léonard-de-Noblat est éloignée du centre. Il me faut marcher un moment dans le sens de la montée. C’est par la photo d’une autre célébrité, champion cycliste, que je suis accueilli au croisement d’une rue intérieure et du boulevard circulaire.
Et c’est pour un troisième personnage public lié à cet endroit que je me rends à l’Hôtel de Ville afin de connaître l’emplacement de sa tombe au cimetière communal. J’ai lu qu’on peut la chercher sans la trouver. C’est ce que racontait François Bon en deux mille huit dans son Tiers Livre. Je ne veux pas vivre cette expérience.
Un buste de Gay-Lussac est présent dans le jardin de cette Mairie car lui aussi est lié à ce bourg de Haute-Vienne. Il faut sonner.
Une jeune femme vient m’ouvrir, me regardant avec les yeux de qui se trouve face à un inconnu. « Je voudrais avoir un renseignement sur le cimetière », lui dis-je.
Au nom que je lui donne, elle répond par un « Venez avec moi », m’emmenant dans le bureau qu’elle partage avec une femme plus âgée. Cette dernière cherche l’emplacement de la tombe sur son ordinateur, puis me le montre sur le plan en papier de la partie récente du cimetière. Elle est en Quatre-Vingt-Dix-Sept Dé. L’homme en question est dans le caveau Grandjouan Lévêque, ça je le savais. Je pensais qu’il y avait aussi son nom sur la tombe, mais elle m’affirme que non.
« Vous êtes à pied ? Le cimetière est à cinq minutes », me dit celle qui m’a ouvert. Il suffit de suivre le boulevard circulaire jusqu’au kiosque à musique puis d’aller sur la gauche. Je remercie ces deux employées municipales et ressors par l’arrière de l’Hôtel de Ville (procédure obligatoire par temps de Covid).
C’est peut-être à cinq minutes en voiture, à pied c’est plus long. Comme j’hésite après le kiosque et que j’entends parler près d’une porte ouverte, je sonne.
-Qui ça peut être encore ?
La dame qui sort est rassurée par ma tête d’inconnu. Je suis sur le bon chemin.
-Vous y avez quelqu’un de votre famille ou c’est pour quelqu’un de connu ? me demande-t-elle.
-Pour quelqu’un de connu, enfin, pas par tout le monde.
-Pas monsieur Poulidor ?
-Non, Gilles Deleuze.
-Connais pas.
Arrivé dans la partie récente et quadrillée du cimetière, je trouve facilement l’allée Dé et au bout le caveau Grandjouan Lévêque. La dame de la Mairie est dans l’erreur : il y a aussi le nom de Gilles Deleuze et ses deux dates séparées par le tiret de sa vie. Figure aussi celui de  Julien Deleuze, né en mil neuf cent soixante et mort en deux mille douze, son fils.
Si le philosophe est enterré ici, c’est que sa femme Fanny (née Grandjouan) possède une propriété à proximité de Saint-Léonard-de-Noblat, où il passait ses vacances. Après un dernier été ici, ayant de plus en plus de mal à respirer, il s’est défenestré à son domicile parisien. Il avait soixante-dix ans.
J’ai le soleil en face pour faire des photos de cette tombe, ce qui est dommageable. Quelque petites pierres y sont posées. J’ajoute la mienne, une petite ardoise en équilibre instable.
Après cela, je fais un tour dans Saint-Léonard-de-Noblat dont le joli centre devrait être débarrassé de ses voitures, puis ayant repéré une gargote sur le chemin de la Gare, j’y arrive juste pour midi.
Ce bar restaurant, situé près d’une station de lavage de voitures, se nomme Chez Christelle, anciennement Chez Krist’l, et propose un menu à treize euros cinquante (entrée plat fromage dessert vin). Le mercredi, c’est tête de veau.
-Je vais prendre un quart de vin rouge, dis-je à Christelle.
-Je mets la bouteille sur votre table et vous buvez ce que vous voulez.
Ah oui, et c’est une bouteille d’un litre. « Entrée terrine », me dit-elle. Puis arrive ma tête accompagnée d’une grosse pomme de terre cuite à la vapeur, suivie de trois morceaux de fromage. Je choisis ensuite la glace vanille rhum raisin puis commande un café. « Il  est offert », me dit Christelle.
Je n’ai plus qu’à me laisser glisser jusqu’à la Gare. Sur un banc à l’ombre, je m’apprête à tenter de lire Montaigne en attendant mon train prévu pour dans une heure quand s’en présente un autre sous la forme d’une unique rame. J’y grimpe et, tandis que le paysage défile, je songe à Sarah, celle que j’appelais ma petite princesse libanaise, dont je n’ai plus de nouvelles depuis longtemps. Ses parents voulaient retourner à Beyrouth. Y a-t-elle subi l’horrible explosion d’hier soir ?
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L’ouvrier contemporain refuse la tête de veau et boit de l’eau.
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Inutile de chercher la tombe de Raymond Poulidor dans le cimetière de Saint-Léonard-de-Noblat, il a été incinéré et le mystère plane sur le sort de ses cendres.
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Nous sommes à l’âge de la communication, mais tout âme bien née fuit et rampe au loin chaque fois qu’on lui propose une petite discussion, un colloque, une simple conversation. (Gilles Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie ?)