Dans la rue rouennaise

16 mai 2020


Peu à peu, je me réhabitue à marcher dans des rues où je ne suis pas seul, la plupart piétonnières et de bonne largeur  (j’ai condamné l’une des issues de ma ruelle, celle en forme d’étroit couloir sous maison où l’on risque de se trouver nez à nez avec un quidam, du moins après dix heures, avant elle reste déserte, ainsi ce vendredi vers sept heures trente-cinq quand je vais acheter du pain, constatant que pour la première fois, la patronne porte un masque).
Ceux qui marchent dans les rues rouennaises sont le plus souvent seuls ou à deux. Ils ne respirent pas la joie de vivre, qu’ils portent un masque ou non. Nous n’avons pas de mal à nous éviter. Le seul danger vient de qui a les yeux sur son écran et par conséquent divague. « Regarde devant toi », dis-je à une fille qui se rapproche dangereusement, rue de la Croix de Pierre. Elle s’écarte en me regardant comme si je lui avais fait une proposition inappropriée (comme on dit).
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L’emploi du temps rigide que je suivais pour ne pas devenir dingue durant le confinement n’est plus de mise. Je continue néanmoins à réécouter ma cédéthèque francophone par ordre alphabétique, mais de façon sporadique. J’en suis donc pour longtemps dans Ferré (dans lequel j’espère ne pas m’enferrer), ce jour avec un cédé marqué « Document » qui regroupe des enregistrements n’ayant été commercialisés que sous forme de trente-trois tours vingt-cinq centimètres ou de quarante-cinq tours, entre soixante et un et soixante-douze, ainsi l’énorme Avec le temps.
Parmi ces chansons, des politiques dont les hardiesses d’hier semblent bien minces aujourd’hui. Certaines sont enregistrées en public, ponctuées d’applaudissements à chaque audace. On devine dans la salle les anarchistes à qui on ne la fait pas.
Ils sont vieux ou morts aujourd’hui et leurs idées de même. L’une des caractéristiques des anars, si j’en juge par ceux que je connais ou ai connu, c’est que leurs enfants ne le sont pas.
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J’approche de la fin du Journal de Samuel Pepys. Sa femme le fait accompagner par un valet où qu’il aille, ce qui rend ses frasques impossibles. Du moins un moment. Quand la surveillance se relâche, sa nature reprend le dessus.
L’après-midi je poursuis à l’extérieur mon tapotage d’extraits du premier tome. J’en suis au vingt-neuf juin mil six cent soixante-trois :
… et engageai la conversation avec Mrs Lane (…) la persuadai d’un mot de sortir avec moi et de me retrouver à la deuxième taverne rhénane, où je lui offris un homard : puis je la chiffonne et lui passe la main partout en la persuadant qu’elle a la peau si belle et si blanche – et elle a en effet la cuisse et la jambe fort blanches, mais monstrueusement grasses. Quand je fus las, je cessai, et quelqu’un ayant assisté à une partie de notre badinage cria tout haut dans la rue : « Monsieur, pourquoi embrassez-vous tant cette dame ? » et jeta une pierre en direction de la fenêtre – j’en fus bien mécontent – mais je crois que l’on n’a pas pu me voir la chiffonner.
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Retour à la vie normale dans la copropriété. Plus de codétenus mais des voisins vaquant à leurs occupations. Certains ont repris le travail à l’extérieur. L’un attend encore et plante des tomates. Un étudiant est de retour. Les travaux menés par un ouvrier (et non pas par le nouveau propriétaire comme je le pensais) se poursuivent dans le studio du rez-de-chaussée qu’une jolie future étudiante vient visiter. Du premier étage, comme chaque jour, la conversation téléphonique descend dans le jardin  « Je lisais hier dans un magazine, comme quoi, il paraît que, c’est très bon pour la poitrine. » Il n’est pas question du Covid Dix-Neuf, mais du non port de soutien-gorge.