Donnant libre cours à ma libricité au vingtième Quai des Livres

17 septembre 2019


Enfin voyez-le sur les quais, notre amateur. – Il sait et répète avec tout le monde depuis vingt ans qu’on ne trouve rien sur les quais. Mais il peut se faire qu’en dix ans une seule occasion se présente. Et cette occasion-là, il ne veut pas que d’autres que lui en profitent. Quoi de plus adapté à la situation que ce début du troisième chapitre de L’Enfer du bibliophile de Charles Asselineau lu hier à Dieppe. Je suis ce dimanche de pleine lune à sept heures et demie l’un des premiers à espérer sans y croire trouver du bon au vingtième Quai des Livres de Rouen. Parmi les autres est un habituel bouquiniste du samedi au Clos Saint-Marc. Ordinairement de bonne humeur, il est ce matin très remonté contre ses confrères qui vendent ici. Ce qu’il m’en dit est un peu confus, mais il en ressort que ces gens-là font de l’argent avec les livres. Que fait-il d’autre lui chaque semaine ?
-Je me demande ce que je fais là, me dit-il, je n’aurais pas dû venir.
Je le laisse à ses aigreurs et tente de trouver de quoi me plaire aux stands déjà installés avant que d’autres dans mon genre ne me précèdent, marchant pour cela plus que mon pied ne le souhaiterait. Me demanderez-vous pour quel péché l’on y souffre ? demande Asselineau. Je vous répondrai : faisons de bonne foi notre examen de conscience ; et dites-moi s’il est une seule manie, même la plus innocente, qui ne les contienne tous : cupidité, luxure, orgueil, avarice, oubli du devoir et mépris du prochain ?
Comme chaque année, près du marégraphe, une file de femmes et d’hommes à valises attendent avec une certaine impatience le long de tentes blanches. On pourrait les prendre pour des voyageurs espérant l’arrivée de leur Ouibus, mais ce que chacun vise, quand les municipaux auront fini de les installer, c’est de s’asseoir à une table sur laquelle étaler les livres dont il est à la fois l’auteur et l’éditeur. Ce sont les participants du huitième Salon des Ecrivains Normands dont les valises seront quasiment aussi lourdes ce soir au retour. D’autres de leur espèce sont isolés, venus avec leur propre table et répartis entre les vendeurs de livres d’occasion. « C’est moi qui l’ai écrit, oui », disent-ils aux rares chalands qui s’arrêtent à leur table.
A l’issue d’un aller-retour, mon constat est que chez les vendeurs de livres d’occasion les particuliers sont de moins en moins présents. Restent les professionnels, qui n’apportent pas le meilleur, espérant se débarrasser ici des livres qu’ils n’arrivent pas à vendre ailleurs. Enfin sont là les associations qui font du commerce pour leurs bonnes œuvres : Rotary, Kiwanis, Amnesty et tutti.
Un rotarien me demande trois euros pour Sérotonine au prétexte que c’est récent et deux euros pour un livre de poche au prétexte qu’il est épais. Je lui laisse l’un et l’autre. Mon bonheur est un peu plus loin et modeste : les deux tomes des Misérables que je cherchais à sa demande depuis presque un an pour celle qui travaille à Paris, deux poches de chez Folio, plus qu’épais, à deux euros le lot. Outre deux livres que je parcourrai vite fait avant de les revendre, il n’y a pour moi qu’Avant et après de Paul Gauguin dans l’édition de poche de La Petite Vermillon (cinquante centimes).
Il est dix heures lorsque je renonce, décidé à ne même pas repasser dans l’après-midi sur ce quai où d’ailleurs il fera une chaleur à crever. Je croise encore une fois celui qui m’a dit qu’il aurait mieux fait de ne pas venir. Ses sacs sont bien chargés.
-Vous êtes toujours là, lui fais-je remarquer.
Il me répond par un grognement.