Du vrac de Cioran tiré de ses Cahiers

21 décembre 2020


Parvenu au bout des mille pages des Cahiers de Cioran (Gallimard) qui couvrent une période allant de mil neuf cent cinquante-sept à mil neuf cent soixante-douze, j’en extrais quelques pépites personnelles, en vrac :
5 novembre. Tenir un journal, c’est prendre des habitudes de concierge, remarquer des riens, s’y arrêter, donner aussi trop d’importance à ce qui vous arrive, négliger l’essentiel, devenir écrivain dans le pire sens du mot.
On cesse d’être écrivain, dès qu’on ne s’intéresse plus à sa propre vie. Le détachement de soi ruine son talent.
Le fanatique est souvent ascète. J’aime manger – comme tous les hommes sans convictions profondes.
Cherché pendant plus de deux heures mes déclarations d’impôt des cinq dernières années pour pouvoir compléter une déclaration que m’envoient les Allocations familiales. C’est à devenir fou. Que je sois mêlé à ce bordel. Comme si je faisais partie de la société !
Je viens de téléphoner à mon éditeur. Dans deux services différents, on ne connaissait pas mon nom. Cela m’a vexé, et puis j’ai eu honte d’avoir été vexé. Qu’est-ce qu’on peut être petit !
Cet après-midi je suis allé payer ma cotisation à la Société des gens de lettres. En un an, on a cité de moi absolument rien, à la radio ni ailleurs, puisqu’à mon compte il y avait : néant. Boycottage ? Indifférence ? Je me suis installé dans la condition confortable de « philosophe inconnu ».
On me demande de faire des cours à Chicago. Comme si je pouvais parler d’autre chose que de moi !
A quelqu'un qui me demande pourquoi je ne rentre pas dans mon pays :
-De ceux que j’ai connus, les uns sont morts, les autres, c’est pire.
Parmi les écrivains, tous sont faiseurs, sauf les malades et les malheureux.
Ne pas lire les écrivains dont on parle.
Lire uniquement par besoin et par hasard, comme cela vient.
Entendre Bach dans des grands magasins, pendant qu’on achète un caleçon !
11 avril Quel plaisir de vivre dans une ville où personne ne vous connait ! On y est dans la position d’un malfaiteur qui se cache, la peur en moins.
Il faut beaucoup de courage et de réflexion pour ne pas devenir anarchiste.
Dès que quelqu’un s’intéresse à mes livres, je sais qu’il est « fichu », que quelque chose s’est cassé en lui, qu’il ne pourra pas se « débrouiller » dans la vie. Je n’attire que les vaincus.
En bonus :
En permettant l’homme, la nature a fait une erreur de calcul.
On peut aimer n’importe qui, sauf son voisin.