En lisant Les Morts à leur place (Journal d’un tournage) de Gregor von Rezzori

22 novembre 2018


Je publie ici un journal de bord que j’ai tenu au Mexique pendant le tournage du film de Louis Malle, Viva Maria, du 16 janvier au 15 juin 1965. Le titre est dépourvu d’arrière-pensée symbolique. Pendant les scènes de combat, des figurants devaient faire les morts. Quand il fallait refaire les prises –ce qui fut souvent le cas pour Viva Maria –, ils devaient être allongés au même endroit. Retentissait alors (en espagnol) l’ordre suivant : « Los muertos en sus lugares ! » (Les morts, à vos places !) écrit Gregor von Rezzori en ouverture de son ouvrage, publié dans la catégorie « « Roman » au Serpent à Plumes, Les Morts à leur place (Journal d’un tournage).
Suit la liste des protagonistes dont j’extrais quelques pépites concernant les principaux :
Louis Malle : Un jeune homme aux allures juvéniles, la petite trentaine, de taille juste moyenne, des jambes arquées, surtout côté droit, des cheveux bruns ayant tendance à boucler et un joli visage marqué de temps à autre par un sourire en coin d’écolier –a smirk, comme on dit en anglais. Il le maîtrise à la perfection.
Brigitte Bardot (je l’idolâtre, me déclare partial à tout point de vue) et Jeanne Moreau (j’ai appris à l’aimer et à la respecter) : Dans un isolement tout aérien, bien que manifestant des signes de solidarité collégiale envers la piétaille de la production, ces dames planaient à haute altitude au-dessus de nous.
Volker Schlöndorff : Lui aussi de taille tout juste moyenne et très jeune (vingt-cinq ans), il affiche une masculinité en miniature.
Juan Luis Buñuel : Le fils barbu, plus grand que nature, d’un illustre père.
Joyce Buñuel Sans autre fonction spécifique sur Viva Maria que celle, typiquement féminine, de la gracieuse présence.
Paulette Dubost : A ranger dans la catégorie des caractères délurés, tendance ringarde.  (…) Qui a déjeuné avec Adolf Hitler. Dans Viva Maria, elle est l’épouse du magicien Diogène, que je devais interpréter.
Je ne m’attendais pas à grand-chose en achetant ce livre chez Book-Off, c’est son prix d’un euro qui m’a décidé, et j’ai été très agréablement surpris. Cinq extraits :
On me présente au grand réalisateur espagnol Luis Buñuel : une tête de paysan espagnol, dont la calvitie est signe de spiritualité, et tannée comme celle de Picasso. Cependant, il est un peu difficile de s’entretenir avec lui. Il est dur d’oreille, mais ne veut pas le reconnaître, ou alors il cherche à le cacher, et répond donc au petit bonheur la chance. Certes, cela donne à la conversation une note surréaliste tout à fait appropriée, mais la compréhension est laissée au hasard des coïncidences métaphysiques.
Au milieu du tumulte des machines, des techniciens, des comparses, des véhicules, des chevaux, des vaches, des truies et des volailles joue la petite Isabelle Decaë. Modèle de bonne éducation, elle vit l’existence merveilleuse de son enfance comme un devoir donné par la maîtresse, duquel elle lèverait parfois même les yeux par hasard, comme pour s’assurer qu’on remarque son application.
Le seul acte de violence qui s’est produit durant notre présence ici a été commis par un membre de notre équipe mexicaine. Ayant surpris sa femme, qui travaillait comme figurante, en train de badiner tendrement avec le policier du village, il avait manifesté sa mauvaise humeur, sur quoi le policier l’avait arrêté et mis en cabane. Ses camarades ont organisé une réunion pour trouver la caution nécessaire à sa libération, caution que le policier a encaissée avec satisfaction.
Poldo a brillamment réfuté toutes les rumeurs prétendant qu’il n’était pas aussi fort  qu’il en avait l’air. Pendant le tournage du bal, il devait faire virevolter Paulette dans les airs en dansant la valse. A peine l’a-t-il enlacée qu’il lui a brisé une côte. Sa conscience ne s’en trouve pas exagérément accablée.
Il s’appelait Pio Olmos Rodriguez, il avait vingt et un ans, était orphelin et nourrissait trois jeunes frères.
Il a péri au cours de l’une de nos séances de combat. (…)
Personne ne sait comment cela s’est produit. Il est improbable qu’on lui ait demandé de s’allonger là pour figurer un mort –Los muertos en sus lugares. Il est probablement tombé d’une charrette, passant sous les roues de la suivante.
L’écriture de ce Journal de tournage permit à Gregor von Rezzori de se fâcher avec Louis Malle et une bonne partie de l’équipe de Viva Maria dès avant la fin du tournage car des extraits étaient publiés en temps réel dans plusieurs journaux européens.