En lisant Retour à Reims de Didier Eribon

11 décembre 2018


Le Retour à Reims de Didier Eribon, que j’ai lu dans le train et dans l’édition de poche Champs Flammarion, m’a fort intéressé. Le sociologue y revient sur son passé et sur le lieu de celui-ci. J’ai souvent pu m’y reconnaître, ainsi dans ce paragraphe :
Combien de fois, au cours de ma vie ultérieure de personne « cultivée », ai-je constaté en visitant une exposition ou en assistant à un concert ou à une représentation à l’opéra à quel point les gens qui s’adonnent aux pratiques culturelles les plus « hautes » semblent tirer de ces activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité se lisant dans le discret sourire dont ils ne se départent jamais, dans le maintien de leur corps, dans la manière de parler en connaisseurs, d’afficher leur aisance… tout cela exprimant la joie sociale de correspondre à ce qu’il convient d’être.
Si nous avons à peu près le même âge et si nous avons eu l’un comme l’autre une enfance pauvre (sur le plan matériel comme sur le plan intellectuel), celle-ci ne s’est pas déroulée dans le même milieu. Je fus fils d’un ouvrier agricole employé par son père, lesquels votaient gaulliste, lui fut fils d’un ouvrier de l’industrie et cela en fait un expert du glissement d’une bonne partie des électeurs du Parti Communiste vers le Front National :
Je n’ignore pas, cependant, que le discours et le succès du Front national furent, à bien des égards, favorisés et même appelés par les sentiments qui animaient les classes populaires dans les années 1960 et 1970. Si l’on avait voulu déduire un programme politique des propos qui se tenaient au jour le jour dans ma famille à cette époque, alors même que l’on votait à gauche, le résultat n’eût pas été très éloigné des futures plateformes électorales de ce parti d’extrême droite dans les années 1980 et 1990 : volonté d’expulser les immigrés et instauration de la « préférence nationale » dans l’emploi et les prestations sociales, durcissement répressif de la politique pénale, attachement au principe de la peine de mort et application très étendue de ce principe, possibilité de sortir du système scolaire à 14 ans, etc. La captation par l’extrême droite de l’ancien électorat communiste (ou d’électeurs plus jeunes qui votèrent d’emblée pour le Front national, puisqu’il semble que les enfants d’ouvriers aient alors voté pour l’extrême droite plus facilement et plus systématiquement que leurs ainés) fut rendue possible ou facilitée par le racisme profond qui constituait l’une des caractéristiques dominantes des milieux ouvriers et populaires blancs. (…) Quand il était question d’eux, on ne les appelait jamais autrement que les « bicots », les « ratons » ou autres termes analogues. (…) En fait, quand on votait à gauche, on votait d’une certaine manière contre ce type de pulsions immédiates et donc contre une partie de soi-même. Ces sentiments racistes étaient certes puissants et, d’ailleurs, le Parti communiste ne se priva pas de les flatter, de manière odieuse, en de nombreuses occasions. Mais ils ne se sédimentaient pas comme le foyer central de la préoccupation politique. (…) Il fallut du temps pour que les expressions quotidiennes du racisme ordinaire en viennent à s’agréger à des éléments plus directement idéologiques et à se transformer en mode hégémonique de perception du monde social, sous l’effet d’un discours organisé qui s’attachait à les encourager et à leur donner un sens sur la scène publique. (…)
Ma famille incarna un exemple modal de ce racisme ordinaire des milieux populaires dans les années 1960 et de ce raidissement raciste au cours des années 1970 et 1980. On y employait sans cesse (et ma mère continue d’employer) un vocabulaire péjoratif et insultant à l’égard des travailleurs arrivés seuls d’Afrique du Nord, puis de leurs familles venues les rejoindre ou formées  sur place, et de leurs enfants nés en France, et donc français, mais perçus comme étant eux aussi des « immigrés », ou en tout cas des « étrangers ». Ces mots d’injure pouvaient surgir à tout instant et ils étaient, en chacune de leurs occurrences, accentués de telle sorte que l’hostilité acrimonieuse qu’ils exprimaient en soit décuplée : les « crouillats », les crouilles », les bougnoules »… Comme j’étais très brun, quand j’étais adolescent, ma mère me disait régulièrement : « Tu ressembles à un crouille » ; ou bien : « En te voyant arriver de loin, je te prenais pour un bougnoule. »
Je n’entendais jamais de tels propos dans ma famille, on n’y était pas raciste mais il est vrai qu’on ne côtoyait pas non plus d‘étrangers venus d’Afrique du Nord. Cependant j’ai pu y déceler un zeste de xénophobie puisqu’on n'y appelait pas par leur patronyme des voisines venues d’ailleurs. Mon père et mon grand-père les désignaient par la Polonaise et l’Algérienne (celle-ci étant une rapatriée).
Fort de son expérience familiale, Didier Eribon, et je le rejoins, n’est guère favorable à la démocratie directe (celle que réclament certains Gilets Jaunes) :
Je n’aimerais pas que ma mère ou mes frères – qui n’en demandent d’ailleurs pas tant – soient « tirés au sort » pour gouverner la Cité au nom de leur « compétence » égale à celle de tous les autres : leurs choix n’y seraient pas différents de ceux qu’ils expriment quand ils votent, à ceci près qu’ils pourraient être majoritaires. Et tant pis si mes réticences doivent froisser les adeptes d’un retour aux sources athéniennes de la démocratie.
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De Jean-Paul Sartre, dans Saint Genet, comédien et martyr, cette citation par Didier Eribon dans Retour à Reims :
L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous.