En lisant le Journal parisien (1951-1955) de Ned Rorem

12 décembre 2014


Ned Rorem, compositeur américain dont j’ai découvert l’existence grâce à un livre à un euro de chez Book-Off, est passé par la France dans sa jeunesse. Venu pour quelques mois, il y resta plusieurs années dans les parages de Marie Laure de Noailles qui l’emmenait dans ses bagages quand elle voyageait. Son Journal parisien (1951-1955), remarqué aux Etats-Unis, n’a été publié en France qu’en deux mille trois aux Editions du Rocher. Il y relate sa vie de plaiboille homosexuel et alcoolique. « Je vous reconnaîtrai comment ? » lui demandait-on. « Je suis beau. », répondait-il.
Florilège tiré de mes notes d’il y a plusieurs semaines :
Oscar Dominguez soutient qu‘il a vu trois soucoupes volantes, ce qui, bien entendu, est impossible, puisque non seulement il est myope (…), surréaliste et alcoolique, mais qu’il ne pratique aucune religion
Je suis toujours touché par cet ennui généreux chez les vieux, qui, au plus profond d’eux-mêmes, sont contents que ce ne soit pas eux que l’on enterre.
On passe devant le cimetière –qui est blanc et décoratif, mais qui sent mauvais (parce que les musulmans sont enterrés debout et que, la nuit, les hyènes viennent ronger leurs crânes)…
Balthus travaille à une huile absolument terrifiante, énorme, large de près de quatre mètres et montant jusqu’au plafond. Elle représente deux filles bizarres : l’une, poupée morte et nue dans une lumière artificielle, étendue sur un divan, attendant l’amour ; l’autre, petite sœur idiote et remuante, en tricot vert, ouvrant le rideau et exposant sa rivale à la lumière réelle du soleil. Il y a aussi un vase et un chat. (…) pauvre grand Balthus : si juif et si apitoyé sur son sort ; si riche, si pauvre.
Ainsi fut mon jeudi, sans parler de choses aussi importantes que d’arpenter les rues.
Stephen est certainement mieux à Paris qu’en Angleterre (comme tous les Anglais qui sont loin de leur femme), mais aussi déprimant, puisqu’il aimerait sauver le monde, ce à quoi, en principe, j’essaie de ne pas penser.
Une souris vient de mourir dans mon piano. Je crois qu’elle est entrée là pour mettre bas ; mais au lieu de cela, elle a été tuée par les coups de marteaux.
Je vois des films, parle sans fin, ratiocine, lis Jünger, écris des lettres, m’en fais pour l’argent, mange bien, vois beaucoup Philippe Erlanger, soirées ardentes ou mornes à Saint-Tropez, longues conversations avec Denise, non seulement à propos de la mort et de l’actualité des miracles, mais aussi sur les femmes qui copulent avec des chiens et qui, se retrouvant coincées, n'ont d’autre issue que celle, humiliante, d’appeler le médecin, etc.
Seul à Rome à présent, et seul avec moi-même. Qui fera la lessive et qui apportera le petit-déjeuner au lit ? Je n’ai jamais été autonome et je ne pense pas que l’être soit forcément une vertu.
Pas pu dormir cette nuit à cause des gloussements stridents de Marie Laure et d’Oscar qui batifolaient sur le gazon, soûls, replets, plus très jeunes et complètement nus.
Conversation entre Gordon Sager et Jane Bowles entendue il y a des années. Gordon : « J’ai tout contre moi : je suis juif, poète, communiste, homosexuel et alcoolique. » Jane : « Ça, c’est rien ! Je suis juive, poète, communiste, homosexuelle, alcoolique et handicapée ! »
La pire surprise fut de découvrir que les adultes avaient toutes les faiblesses des enfants et aucune de leurs forces.
John Ashbery dit : « Quand on a été heureux à Paris, on ne peut plus l’être ailleurs –même à Paris. »
                                                              *
Cité par Ned Rorem dans son Journal parisien : Il se pourrait que la vérité fût triste. (Ernest Renan).
                                                              *
Et aussi :
Belles journées, souris du temps,
Vous rongez peu à peu ma vie,
Dieu ! Je vais avoir vingt-huit ans
Et mal vécus à mon avis. (Guillaume Apollinaire, La Souris)