Le paradis soviétique vu par Korneï Tchoukovski

7 mai 2021


Dans le Journal de Korneï Tchoukovski, tout ce qu’il convient de savoir sur la vie en Union Soviétique dans les années soixante :
Premier juillet mil neuf cent soixante-deux : D’où qu’elles viennent, les nouvelles sur la situation économique du pays sont on ne peut plus sombres. Quand je pense qu’on a passé quarante ans à crier que le pays allait vers le bonheur, vers la félicité ! Et finalement nous n’arrivons pas à nourrir correctement la population.
Vingt-sept octobre mil neuf cent soixante-trois : L’olympe bureaucratique local vit comme un troupeau de porcs. Ce sont avant tout des gens qui ne pensent pas. Marx, Engels et Lénine ont tout pensé à leur place, ils n’ont donc aucune curiosité, aucune exigence, aucun doute.
Dix-neuf juin mil neuf cent soixante-quatre : J’ai rencontré la sœur de Véra Vass, Smirnova (qui est sourde). Elle est charmante ; c’est une adepte fervente, pieuse de l’esthétique marxiste. Sans doute parce qu’elle est sourde.
Dix-sept mai mil neuf cent soixante-cinq : Nous avons parlé de l’hôpital où je me suis fait soigner – petit paradis réservé aux gens du Comité central et autres grands manitous. Bref : l’hôpital de la honte. Le peuple doit se contenter d’établissements minables, sales, où les lits ont miteux, la nourriture de dernière qualité, le personnel grossier. (…) Dans la chambre voisine de la mienne, il y avait l’épouse du ministre de la Construction, femme parfaitement médiocre, en pleine santé, entièrement occupée à combattre les cinquante ans de son âge.
Quinze août mil neuf cent soixante-cinq : De la même façon on pourrait dire : les journaux sont l’opium du peuple. Et le football aussi. Et nos chansonnettes pleines de cette gaieté factice qui essaie de faire oublier la grisaille générale. Et la fausse bonne humeur des gens qu’on entend à la radio ou à la télévision : «  Allez, Ivan Pafnoutitch, racontez-nous comment vous avez obtenus des résultats aussi brillants dans votre kolkhoze… »
Dix-huit août mil neuf cent soixante-cinq : J’ai entendu Gagarine. On aurait dit un pope : « Toutes les voies vous sont ouvertes. » Mais si Lioucha veut aller en Hollande, ou si j’ai envie d’écrire que la Forêt russe de Leonov ne vaut rien, toutes les voies nous sont fermées.
Trente mai mil neuf cent soixante-sept : La « tata Doussia » vient de me faire la morale : « Et pourquoi vous travaillez encore ? Reposez-vous ! Vous croyez donc que vous en avez encore pour longtemps à vivre. Un ou deux ans, c’est tout. »
Tout cela le plus gentiment du monde.
Vendredi vingt-sept septembre mil neuf cent soixante-huit : Hier j’ai eu la visite d’une poétesse de vingt et un ans et de l’un de ses admirateurs (qui est physicien). Elle n’est pas dépourvue d’intelligence, mais ses vers sont creux, et elle les dit de façon maniérée et emphatique. Je lui ai demandé si elle avait des camarades à l’institut. Elle m’a répondu, comme s’il s’agissait d’une chose parfaitement ordinaire : « J’avais des camarades, des copains, mais ils ont tous été exclus. »
Sept mars mil neuf cent soixante-neuf (hospitalisé) : Horreur et damnation : j’ai un voisin qui adore la télévision. A travers le mur j’entends l’appareil aboyer sans discontinuer. Il s’arrête seulement à minuit. Si l’on m’avait dit que j’allais tomber sur un voisin aussi grossier, j’aurais préféré mourir chez moi.