Mai Soixante-Huit et ses suites vus par Cioran

22 décembre 2020


Habitant le Quartier Latin, au vingt et un de la rue de l’Odéon, Cioran est un témoin privilégié de l’effervescence étudiante de Mai Soixante-Huit, et de ses suites. Il en retient quelques anecdotes et en tire pour ses Cahiers quelques réflexions regroupées ci-après :
Ce peuple grammairien. A l’Odéon, occupé par les étudiants, l’un deux disait tout à l’heure que les ouvriers n’aiment pas prendre part aux discussions par peur de faire des fautes de français.
Les enfants se retournent contre les parents ; et les parents méritent leur sort. Tout se retourne contre tout, chacun engendre son propre ennemi. Telle est la loi.
1er juin 1968. Devant l’Odéon. Au milieu d’étudiants plus ou moins anarchistes, un monsieur d’un certain âge vend La Lumière, organe des guérisseurs ( ?), et parle de « Dieu » comme seule réponse aux grandes questions. La discussion s’échauffe, les étudiants deviennent agressifs, et l’un d'eux demande au monsieur en question :
« Savez-vous en quoi consiste la preuve ontologique ?
-Je ne suis pas savant », répond le vieux colporteur.
L’histoire n’est qu’un malentendu interminable. Les jeunes en France jurent par Mao. Demain on révélera ses crimes, on le dénoncera comme on l’a fait pour Staline. Rien ne sera changé ; on se trouvera une idole de rechange, le plus loin possible, pour qu’elle ne soit pas vue de près, pour qu’elle ne puisse pas décevoir tout de suite.
20 septembre La rentrée. Samedi après-midi, boulevard Saint-Michel. Comment croire que cette foule de jeunes, impropres à rien, puissent permettre à la société de continuer comme auparavant ! D’ailleurs la société, ce sont eux qui la constituent. Ces filles pratiquement nues, ces garçons aux longs cheveux, quelle sinistre dégueulasserie ! Tout cela craquera, inexorablement !
Je ne suis pas réactionnaire, j’admets toutes les réformes et toutes les révolutions qu’on voudra. Mais n’exigez pas de moi de croire que l’Histoire ait un sens et l’humanité un avenir. L’homme passera de difficultés en difficultés ; et il en sera ainsi, jusqu’à ce qu’il en crève.
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Ces filles pratiquement nues, ces garçons aux longs cheveux, quelle sinistre dégueulasserie !, un témoignage de l’ouverture d’esprit du neurasthénique. Un autre, récurrent : si lorsqu’il évoque un homme dans ses Cahiers, Cioran écrit « un monsieur » ; lorsque c’est une femme, il écrit « une bonne femme ».