Près d’une jeunesse agglutinée


12 juin 2020


Ce jeudi, après une lecture paisible de midi à deux au Son du Cor des Lettres à Georges de Veza & Elias Canetti (Albin Michel), je change de quartier en me rendant dans une brasserie de l’hypercentre fréquentée en terrasse par une jeunesse oisive faute de pouvoir aller au lycée collège voisin où l’on étudie en petit comité pour des raisons de distanciation physique, une sélection absurde quand on voit comment s’agglutine cette jeunesse autour des tables, filles et garçons collés les uns aux autres et embrassant chaque arrivant(e).
Je ne les côtoie que le temps d’entrer. A l’intérieur, après le moment du déjeuner, il est facile de s’asseoir loin d’autrui  car c’est toujours très calme. Encore plus aujourd’hui. Ne s’y trouve qu’un photographe de ma connaissance. Sa tâche consiste à présenter les burgueurs et les salades de la maison sous leur meilleur aspect. « Un travail alimentaire dans les deus sens du terme », me dit-il.
Je demande au personnel si je peux quand même m’installer sur le côté. Je le peux et, après commande d’un café verre d’eau, je sors moi aussi mon matériel. Ma tâche consiste à tapoter mes notes de lecture du Journal d’un attaché d’ambassade de Paul Morand (Gallimard).
Ainsi fais-je tandis que s’affaire l’homme à images. Dix-neuf avril mil neuf cent dix-sept : J’ai déjeuné avec une jeune personne rencontrée dans le métro. Elle s’est jetée, par peine d’amour, à quinze ans, dans le canal St-Martin. Elle raconte : « Un vieux qui me suivait a appelé les bateliers. » Puis très fière : « On m’a ramenée chez moi en ambulance. »
Nous échangeons quelques mots quand il en a fini. Paradoxalement, m’explique-il, la période est plutôt bonne pour lui car de nombreux restaurateurs se sont mis à la vente à emporter et ont besoin de photos valorisant leurs produits.
Lui parti, je reste longtemps seul client du dedans. Jusqu’à ce que le manque de place en terrasse y amène un grumeau de filles et de garçons qui passent un certain temps à compter leur argent pour savoir ce qu’ils peuvent commander.
Cela fait, une déception les attend. « On ne prend pas les petites pièces », leur annonce la serveuse. « Même pas les cinq centimes ? », essaie l’une en vain.
Je ne sais si cette pratique est légale mais je ne m’en mêle pas. Les cafés rouennais où je ne me sens pas malvenu ne sont pas légion.
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Le Point Rouen chez Morand :
Vingt-deux février mil neuf cent dix-sept : L. de Fourcaud, maire d’une commune de Normandie des environs de Rouen, a six cents soldats anglais chez lui ; les mêmes depuis deux ans. Il y a trois enfants nés dans le village : un Canadien et deux Anglais. Quand l’on demande aux Françaises si elles sont satisfaites, elles répondent : « Ma foi, avec mon Anglais et mon allocation, ça va ! ». (…) Ils touchent comme privates, cinq francs par jour et les Canadiens sept francs. C’est une pluie d’or sur le pays ; les Anglais dépensent à Rouen deux cent mille francs par jour.
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Un Point Le Havre aussi :
Vingt-sept janvier mil neuf cent dix-sept : Nous déjeunons au Havre, invités par Emile d’Erlanger. Il est chairman de la Société du tunnel sous la Manche. Le projet est chaque fois repoussé par le Comité anglais de défense impériale. (…)
Le Havre est mortel d’ennui. Les diplomates en crèvent. Higgins décrit le ministre du Brésil, isolé dans la ville « comme un cigare infumable ».
Après déjeuner, nous prenons une auto et allons à Sainte-Adresse. Le gouvernement belge vit sur cette grève de cailloux, en plein vent, dans des coins de cabanes en bois sans vitres, avec des lambeaux de drapeaux belges…