Soirée Gilbert Shelton (vernissage, signature et conférence) au Cent Six

10 mars 2017


Je me fais une fête de la venue à Rouen ce mercredi de Gilbert Shelton, l’un des deux piliers de la bédé alternative américaine des sixties et seventies, l’autre étant Robert Crumb. Je les lisais l’un et l’autre avec grand plaisir dans Actuel et les ai perdus de vue quand la revue de Jean-François Bizot a cessé de paraître, au point de ne pas savoir que Shelton vivait à Paris depuis des décennies. Sa venue au Cent Six pour le vernissage de l’exposition qui lui est consacrée n’est donc pas un exploit mais je ne marche pas moins d’un bon pas sous le parapluie jusqu’à la lointaine Scène de Musiques Zactuelles.
Shelton est déjà là, élégant barbu, chapeau et bretelles fines, portant bien ses soixante-seize ans. Sur fond de musique de sa jeunesse et de la mienne, il se met au travail, dessinant à la demande sur les livres achetés au stand de la librairie Au Grand Nulle Part, concentré et silencieux. Je ne suis pas tenté.
Je vais voir les planches disposées dans les couloirs qui donnent accès à la grande salle, la plupart en anglais, quelques-unes en français, retrouvant avec joie celles des Fabuleux Freak Brothers, où sont narrées les aventures du trio de drogués anti-travail composé de Franklin, Phineas et Fat Freddy, ainsi que Crazy Cat, où s’épanouit le chat déjanté de ce dernier, héros d’histoires annexes.
Sur l’une de ces planches, on voit le trio occupé à écrire des messages subversifs sur les murs d’une rue déserte. Fat Freddy se plaint : « Cette bombe ne marche pas ».  « C’est parce qu’elle est de la même couleur que le mur », lui répond Phineas. Passe une vieille qui s’en prend à eux. Ils lui expliquent qu’il s’agit d’éclairer les esprits. Vous croyez qu’il passe des gens par ici ? s’étonne-t-elle, ok passez-moi votre bombe : « Ma petite Kitty a eu des chatons, je les donne jusqu’à dimanche. Après je les noie dans les WC. S’adresser chez l'épicier pour plus de détails. »  Je suis ravi de constater que Shelton me fait encore rigoler.
Il dessine toujours avec la même application, pour des admirateurs qui le regardent comme s’il était Dieu le Père ou au moins le Messie, quand je vais au bar. Le kir y est gratuit ce soir. J’en prends un, puis un autre, considérant d’un œil le sportifs qui s’épuisent sous la pluie le long de la Seine et de l’autre les peu nombreux vernisseurs dont quelques-uns semblent être des neveux des Freaks Brothers. L’ambiance est coule et le vigile en civil. Un troisième kir serait périlleux.
A vingt heures, je trouve place au premier rang dans la petite salle où sur l’écran blanc s’inscrit « Gilbert Shelton sa vie son œuvre ». Celui-ci s’installe devant un public clairsemé sur un haut tabouret à côté du conférencier Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image. Derrière moi se retrouvent une femme venue sans son mari et un homme de sa connaissance. Les deux ont acheté un livre de l’invité.
-Il m’a fait un dessin, je lui ai offert une bière et je lui ai serré la main, dit-il. Ça me marque plus que tous les groupes de merde qui passent ici.
-Ça avait l’air chaud votre soirée de l’autre jour, ajoute-t-il.
-Je me souviens pas bien de la fin, lui dit-elle.
-Quand même les photos sur Facebook…
-On les a vite retirées.
-Heureusement ! Une fille de dix-sept ans n’a sûrement pas envie de voir la teub de son père dans un verre de bière.
Gilbert ne parle pas beaucoup, nous dit celle qui présente la conférence. Il montre qu’il n’en est rien, s’exprimant à chaque fois que le conférencier le sollicite, « comme un Texan ayant appris le français chez les Cajuns », nous dit-il. Il en né à Houston en quarante, a étudié à Austin où l’une de ses copines d’université était Janis Joplin, est parti pour quinze jours en Californie, y est resté quinze ans, a quitté les Etats-Unis quand Reagan est arrivé au pouvoir, est passé par Barcelone, s’est installé à Paris avec sa femme ici présente. Il y jouait du piano au sein d’un groupe une fois par semaine jusqu’à ce que le bar soit interdit de musique par le voisinage. Il publie avec Pic, Not Quite Dead, une série consacrée aux mésaventures d’un groupe de rock allant de galère en galère. « Pas encore mort », répète-t-il avec gourmandise.
A l’issue, le micro est offert aux questions et pour une fois j’en ai une, que je pose à Shelton après que Jean-Christophe Aplincourt, maître des lieux, a dit l’importance qu’a pour lui l’œuvre de l’invité, laquelle a bousculé la bande dessinée : « Est-ce que vous connaissiez Les Pieds Nickelés lorsque vous avez créé Les Freaks Brothers ou bien non ? » Je me doute de la réponse et il confirme. S’il connaît aujourd’hui Les Pieds Nickelés, il n’en savait rien alors. Jean-Pierre Mercier prend la parole pour expliquer que les trios sont fréquents dans la narration, dessinée ou autre, un chercheur a travaillé là-dessus, un nommé Propp. Ce n’est pas ce qui m’importe et je le lui dis : « Ils sont trois d’accord mais ce sont surtout, les uns et les autres, des anarchistes ». C’est aussi ce bavard qui répond à la place de Shelton quand un présent l’interroge sur la mise en couleur des planches, et se lance dans une explication technique soûlante. Une jeune femme pose la question des femmes peu présentes dans Les Fabuleux Freaks Brothers. Elle émet plusieurs hypothèses, dont celle que les femmes ne l’intéressaient peut-être pas beaucoup à cette époque. Cela fait rire l’invité, mais encore une fois le conférencier prend la parole. Il dément malgré l’évidence, trouve une image sur laquelle on voit quelques femmes pour prouver qu’il y en a, et se félicite que, contrairement à Crumb, Shelton n’ait jamais eu de problèmes avec les féministes. Cette réflexion montre bien que nous sommes en deux mille dix-sept.
Dans Les Fabuleux Freaks Brothers, les quelques filles sont souvent nues, occupées à baiser ou à bronzer dans le jardin ou bien encore courant poursuivies par les flics dans un champ de cannabis. Le chef des policiers est un abruti nommé Norbert the Nark. « C’est mon personnage préféré », nous dit Shelton, fort applaudi quand c’est fini.
Je rentre à pied par le bord de Seine désert. Il est vingt et une heures trente. Dans les péniches, les mariniers regardent la télé.
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Si Shelton va bien, c’est qu’il n’a jamais mené la vie de ses personnages. En témoigne ce propos tiré de l’article que lui a consacré Gonzaï : « J’étais trop jeune pour être un beatnik et un peu plus âgé que les hippies quand tout cela a explosé. Je ne suis pas un dingue ; je suis plutôt un réac… ».