Le Journal de Michel Perdrial
Le Journal de Michel Perdrial



Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

A l’Est (dix) : Chambéry Passages

15 septembre 2023


Par le même moyen que la première fois je rejoins Chambéry ce jeudi matin. De l’arrêt de bus Halles je marche jusqu’à la place Saint-Léger. Mon objectif est d’errer dans les passages couverts qui permettaient autrefois aux habitant(e)s de fuir l’ennemi et de se réfugier derrière les remparts.
Je veux d’abord trouver celui qui mène à l’endroit où ont vécu Jean-Jacques et Maman. Prendre à droite de la boutique Yves Rocher, ai-je lu quelque part, et ce sera au fond de la cour. Ce que je fais, mais rien n’est indiqué dans cette cour. Une jeune femme fait le ménage. Je l’interroge. Elle connaît Les Charmettes mais ignorait que Rousseau a vécu aussi ici. « Vous êtes peut-être au bon endroit », me dit-elle. Ajoutant que des traboules, il y en a beaucoup.
Par une autre cour, j’atteins un passage parallèle à celui pris précédemment. Au fond, je trouve une autre cour et là, bingo, sur le mur de droite une plaque indique que « Dans cette maison du Comte de St-Laurent Mme de Warens hébergea Jean-Jacques Rousseau de 1732 à 1740 ». Je veux l’annoncer à la jeune femme d’à côté mais elle a disparu. Quand je rejoins la place par la bonne traboule, je constate qu’elle démarre à droite du Tabac. C’est là qu’il faut se repérer. Rien n’y indique ce que je cherchais mais une plaque émaillée à demi-usée m’apprend que dans ce passage il y eut un Cercle Alain-Fournier avec une permanence tous les jours de dix-huit à dix-neuf heures (on y pratiquait l’éducation populaire).
Je continue à déambuler dans le labyrinthe. La plupart de ces passages sont couverts et ressemblent à des tunnels. Certains sont très étroits et éclairés en permanence. Quelques-uns sont étayés et deux sont condamnés pour risque d’effondrement. Les anciens hôtels particuliers qu’ils desservent sont gris sale, peu entretenus, et tels quels à mon goût. Je ne sais où donner de la photo.
Quand j’ai à peu prés tout vu, je m’installe à la terrasse du Café de l’Horloge et y lis Saint-Simon jusqu’à ce que midi approche. Pour déjeuner, je retourne au Café Chabert, cédant à l’appel de son plat du jour, bien qu’il s’agisse encore de porc. Des travers caramélisés accompagnés d’une purée maison. Avec un quart de vin blanc de Savoie et un creumebeule aux poires, cela fait vingt-trois euros cinquante. Encore une fois, personne d’autre que moi-même pour y manger à l’extérieur dans ce qui est aussi un passage. Quelques-un(e)s l’empruntent sans se risquer à me souhaiter bon appétit.
Je prends le café sous l’Horloge, presque en face du Tabac d’où part le passage qui mène à Rousseau. Ce commerce est au rez-de-chaussée de la Maison Dieulefis dont le Routard est enthousiaste : « superbe façade Renaissance construite en fragile molasse », un bâtiment remarquable que je trouve laid. Jean-Jacques y donnait des leçons de musique à une jeune voisine qu’il redoutait de trouver « en déshabillé ».
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En mil sept cent vingt-huit, Jean-Jacques Rousseau, alors âgé de quinze ans, fugue de la ville de Genève où il est né et rencontre sur son chemin, à Annecy, Madame de Warens.
Grâce à elle, quelques années plus tard, il est engagé au service du cadastre de Chambéry installé dans la Tour Trésorerie du Château des Ducs de Savoie. J’avais vingt ans passés, près de vingt et un… Je n’allais plus à mon bureau qu’à contre-cœur, la gêne et l’assiduité au travail m’en firent un supplice insupportable, et j’en vins enfin à vouloir quitter mon emploi pour me livrer totalement à la musique.
Il donne alors des leçons de musique aux jeunes filles de la ville et vit avec sa maîtresse qu’il appelle Maman au fond d’un passage couvert dans la maison du Comte de Saint-Laurent. La maison qu’elle occupait était sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus triste de la maison.
J'engageai Maman à vivre à la campagne. Une maison isolée au penchant d'un vallon fut notre asile, et c'est là que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et plein...  Cette maison a pour nom Les Charmettes et Madame de Warens l’occupera surtout l’été, conservant sa maison de ville.
Jean-Jacques Rousseau quittera la Savoie pour Paris en mil sept cent quarante-deux quand il sera supplanté auprès de Maman par un plus jeune homme.
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S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est Chambéry. La noblesse de la province qui s’y rassemble n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre, elle n’en a pas assez pour parvenir. Les femmes sont belles et pourraient se passer de l’être, elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté et même y suppléer. Il est singulier qu’appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d’en avoir vu à Chambéry une seule qui ne fut pas charmante. (Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre Cinq)
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Jean-Jacques Rousseau, ce grand nigaud.