Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

28 septembre 2018


Lu à diverses terrasses de café et avec grand plaisir, mon exemplaire des Carnets (Paris, 1985-1987) de Kazimierz Brandys publié chez Gallimard en mil neuf cent quatre-vingt-dix, que j’ai payé un euro à La Petite Rockette, a appartenu à quelqu’un qui a collé à l’intérieur de la couverture un court article de journal en allemand relatant la biographie de l’auteur, écrivain juif polonais exilé, né le vingt-sept octobre mil neuf cent seize à Łódź et mort à Nanterre le onze mars deux mille.
J’en ai tiré ceci :
Des jeunes gens en short sortaient du magasin, portant des sacs de provisions qu’ils rangeaient dans les coffres de leurs voitures. C’étaient principalement des physiciens et des mathématiciens des centres de recherche et des laboratoires de Bures, de Gif et d’Orsay. En les regardant, je les enviais parce qu’ils n’étaient ni écrivains ni polonais.
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Dans les journaux intimes, une sincérité trop poussée n’est pas recommandée. Autobiographie, journal, correspondance m’intéressent non parce que j’apprends quel homme fut leur auteur, mais quel homme il avait décidé d’être.
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Après la mort de Witold W., j’ai écrit dans une lettre à son fils : «  Notre petit monde rétrécit, il s’appauvrit. L’idée que vous autres allez le continuer est une consolation. »
Ce n’est pas vrai, ce n’est pas du tout une consolation.
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Vers la fin des années cinquante, une jeune débutante littéraire écrivit une nouvelle intitulée Le Diable. L’histoire était un souvenir de son enfance. Elle avait neuf ans quand les détachements de l’Armée rouge entrent dans sa petite ville de province. Les soldats l’aimaient bien et elle aimait observer leurs occupations. L’un d’eux, un grand Russe robuste, coupait le bois de chauffage dans un coin de la cour et l’amusait en lui racontant des histoires dans lesquelles apparaissait toujours le diable. –Et qu’est-ce que c’est que le diable ? –lui demande-t-elle un jour. Le soldat ouvrit sa braguette et en sortit l’important attribut de sa virilité. –Voilà le diable –dit-il.
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A la question posée par un journaliste : qui j’aurais voulu être si je n’étais pas écrivain, j’avais répondu jadis sans hésiter : une chanteuse de variétés, et mourir à l’âge de quarante ans d’une crise cardiaque. A présent, je me demande si une vie de chauffeur de car sur le trajet Gisors-Giverny ne m’aurait pas mieux convenu, une existence de pendule, silencieuse et pourtant pas solitaire.
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La semaine dernière I. est venue à Paris, jadis si merveilleuse, aujourd’hui desséchée comme un arbre malade, septuagénaire, il m’a fallu une heure pour retrouver en elle son contour ancien de jeune animal superbe.
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Il ne faut pas oublier la Régence et le règne de Louis XV. Dans les villes, les agents de la police royale enlevaient dans la rue des enfants fournis à Versailles comme une marchandise (le roi séquestrait dans une pièce contiguë à sa chambre une fillette de neuf ans complètement isolée du monde ; à l’âge de treize ans, elle s’est trouvée enceinte).
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Nous nous imaginons que la vieillesse est notre secret personnel et nous restons bouche bée en apprenant que c’est un secret de polichinelle.
                                                               *
Cité par Kazimierz Brandys, Marc Aurèle dans une lettre à un ami :
Je souffre d’un refroidissement. Mais je ne sais si c’est parce que, malgré la fraîcheur, je suis sorti en sandales, ou parce que j’ai écrit une mauvaise page.
 

27 septembre 2018


Ce mercredi, le sept heures cinquante-neuf fonce dans le brouillard avant de ralentir sous le soleil à l’approche de la capitale. A mon arrivée chez Book-Off, rue du Faubourg Saint Antoine, je suis désorienté, la boutique a été réaménagée,
-Vous avez dû en baver, dit l’une des employées n’ayant pas participé à l’opération à l’une de ses collègues.
-Oui, avec les bibliothèques pas toutes de la même taille, ça a été chaud.
-Et quel est le but de la manœuvre ? lui demandé-je.
-Si vous pouvez nous le dire, me répond cette insolente avant de m’expliquer qu’il s’agit de rapprocher la littérature grand format de la littérature en poche, et même chose pour les autres catégories.
J’en ressors avec Pluie rouge, l’autobiographie de Cees Nooteboom (Actes Sud), payée un euro.
A midi, je déjeune au Rallye, le Péhemmu chinois voisin, de mon habituel menu. A ma droite, un déjà vu trio de femmes collègues qui débinent un supérieur hiérarchique. A ma gauche, père et fils, dont le second ressemble tant au premier que je suspecte un clonage.
-Y a le maire qui est venu inaugurer la place en bas de chez moi, la place Jean-Moulin.
-Tu y es allé ? demande le géniteur.
-Oh bah non, j’y ai pensé et puis je suis resté à la fenêtre. Y avait du monde hein. Et pas que des vieux.
A treize heures, je suis assis sur l’un des bancs jouxtant la statue de Beaumarchais, rue Saint-Antoine, et vois arriver celle qui travaille à proximité. Nous remontons la rue jusqu’à trouver une terrasse au soleil. Tout en évoquant les derniers épisodes de nos vies respectives, nous y buvons des cafés à trois euros en mangeant quelques pâtes d’amande.
Quand elle doit retourner au labeur, je rejoins en métro le jardin du Palais Royal afin de jouir de la belle après-midi d’automne. J’y ai une paix royale pour lire quelques Fables de La Fontaine sur l’une des chaises vertes près du bassin à sec.
Dans le second Book-Off, tout est resté à la même place. J’en ressors avec La traversée des fleuves l’autobiographie de Georges-Arthur Goldschmidt (Seuil), payée un euro.
La bétaillère de dix-sept heures quarante-huit est là mais il est interdit d’y monter. La Senecefe craint un problème de freinage. Des employés l’inspectent. Enfin le feu vert est donné. « Mesdames et messieurs, notre train circulera », annonce triomphalement la cheffe de bord. Il part avec vingt-quatre minutes de retard environ. Dans le ciel bleu, entre Mantes et Vernon, une montgolfière à rayures rouges et blanches va tranquillement son chemin.
                                                       *
Autre message de la cheffe de bord du train de retour à Rouen : « Mesdames et messieurs, des pickpockets agissent actuellement à bord de nos trains, vous êtes invités à prendre garde à vos effets personnels. »
                                                       *
Cette fois c’est sûr, vu le retour au pays natal, la rue Manuel-Valls est définitivement redevenue la rue Keller.
                                                       *
La veille, cafés au Son du Cor avec la plus rohmerienne des Rouennaises. Elle me raconte son mariage puis nous évoquons nos familles respectives.
Son défaut : tirer sa carte bancaire plus vite que son ombre.
 

25 septembre 2018


Retour d’un ciel à peu près bleu ce lundi, me voici dehors dès dix heures. Comme chaque semaine, je tente de vendre des livres aux Mondes Magiques, la seule bouquinerie ouverte le matin du premier jour de la semaine. Trois sont acceptés et cinq refusés.
Après avoir déjeuné, je vais m’asseoir à la terrasse ensoleillée du Sacre. J’y lis Ermite à Paris (Pages autobiographiques) d’Italo Calvino pendant deux heures.
A peine rentré, je ressors avec mon ordinateur, direction Le Grand Saint Marc. Pendant une heure et demie, j’y prends en note mes passages choisis dans trois lectures récentes : Carnets (Paris, 1985-1987) de Kazimierz Brandys, Une très légère oscillation (Journal 2014-2017) de Sylvain Tesson et Victor Hugo en voyage de Krishnâ Renou.
Au retour, le soleil donne encore sur le banc du jardin. Je m’installe pour lire Truman Capote de Gerald Clarke guettant l’ombre qui gagne et me chassera. Elle est presque là quand sort une jeune femme amie d’une voisine.
-J’ai un livre pour vous, me dit-elle en me tendant un petit ouvrage à la couverture marron,
J’en regarde le dos pour connaître le titre. C’est La Sainte Bible.
-Je vous remercie mais je ne crois pas, lui dis-je en le lui rendant.
-Vous l’avez déjà lu ? me demande-t-elle.
-Non, mais on a déjà essayé de me le faire lire et c’est inutile.
                                                                          *
La question préférée de Guillaume Erner dans Les Matins de France Culture : « Pourquoi ? ».
 

24 septembre 2018


De la pluie dès le matin ce dimanche, c’est fichu pour le vide grenier rouennais de l’île Lacroix. Cela n’est pas une surprise, la météo l’avait annoncée (comme on dit). Ce pourquoi j’ai fait hier les courses me permettant de ne pas mettre le pied dehors aujourd’hui. Cette claustration forcée me rend morose. Très rares sont les jours où je ne sors pas de chez moi et ce n’est jamais par choix. Non que j’aie quelque chose à faire à l’extérieur, mais je me sens encore moins vivant dedans que dehors. Ça n’a pas l’air d’être le cas pour beaucoup. Dans mon voisinage, nombreux sont ceux qui ne sortent presque pas. Beaucoup sont des jeunes. Je ne sais pas comment ils font.
Une tempête ou, à tout le moins, un fort coup de vent doit mettre un peu d’animation dans l’après midi, dit encore la météo. Il n’en est rien. C’est le calme plat jusqu’à l’heure de se mettre au lit  Vivement lundi.
                                                                  *
« Jean-Marc Reiser, dit Reiser, né le 13 avril 1941 à Réhon en Meurthe-et-Moselle, mort le 5 novembre 1983 à Paris, est un dessinateur de presse et auteur de bande dessinée français connu pour ses planches à l'humour féroce. », résume Ouiquipédia. Depuis quelques jours si l’on tape son nom sur Gougueule, les résultats concernent l’autre, violeur récidiviste et sans doute assassin. Quelle plaie d’avoir un homonyme.
                                                                  *
« On ne peut pas manger huit heures par jour, ni boire huit heures par jour, ni faire l'amour huit heures par jour - tout ce que vous pouvez faire pendant huit heures, c'est travailler. Ce qui est la raison pour laquelle l'homme se rend et rend tout le monde misérable et malheureux. » (William Faulkner, dans un entretien pour Paris Review en mil neuf cent cinquante-six)
 

21 septembre 2018


Sorti du Petit Bougnat, je remonte la rue Ledru-Rollin jusqu’au carrefour avec la rue du Faubourg Saint-Antoine puis entre au second Book-Off. La chance m’y sourit. Je trouve parmi les beaux livres à deux euros En souvenir du monde, récit et film de Frédéric Pajak, photographies de Lea Lund (ouvrage accompagné d’un dévédé, Editions Noir sur Blanc) et au rayon Littérature Lettres à Georges de Veza et Mircea Eliade (Albin Michel), ledit Georges étant le frère du second qui changeait sans cesse de maîtresse et le beau-frère de la première qui était amoureuse de lui alors qu’il préférait les hommes. Je complète avec plusieurs livres à un euro et repars avec un lourd sac à dos en direction du Crédit Municipal sis dans un hôtel particulier cossu du Marais au cinquante-cinq de la rue des Francs-Bourgeois, une institution où je suis déjà allé en décembre deux mille quatorze pour visiter l’exposition Jean-Philippe Charbonnier.
Je m’arrête en chemin place des Vosges où je m’assois sur un banc à l’ombre afin de poursuivre la lecture des Fables de La Fontaine. C’est tout à fait par hasard que se trouve face à moi, allongée sur la pelouse, une fille qui pour bronzer enlève son chemisier. Elle stabilote en rose un livre qu’elle étudie en se laissant distraire par son smartphone.
Vers seize heures, je reprends le chemin afin de remplir la mission pour laquelle je me suis porté volontaire. Après avoir montré mes livres au vigile qui veille sur l’entrée du Crédit Municipal, je sonne à la porte de retrait des objets vendus aux enchères. Le couloir débouche sur une salle vétuste qui sent le renfermé. L’employée au guichet s’occupe de moi sans tarder. Je lui remets les papiers me donnant procuration pour emporter une guitare électrique Squier Strat de couleur purple dans un étui rigide de guitare jazz manouche. Après que sa collègue a photocopié ma carte d’identité, elle va chercher l’objet et me le confie.
Il m’est arrivé à l’Ecole Normale de Garçons d’Evreux, en mil neuf cent soixante-treize, de prendre une leçon de guitare, une seule (le même normalien a également tenté de m’apprendre à jouer aux échecs, là aussi une leçon m’a suffi pour que je trouve ça ennuyeux), mais jamais encore je n’ai eu l’occasion de me balader sur la voie publique avec un tel instrument. Arrivé à Rambuteau, je rejoins la piazza Beaubourg que je traverse en diagonale puis passe près de la fontaine des Innocents, mon souci étant de ne pas me la faire voler à l’arraché avant d’avoir descendu les marches de la station de métro Châtelet Les Halles. Par la ligne Quatorze, je rejoins dare-dare Saint-Lazare. Buvant un habituel café À La Ville d’Argentan, je crains que l’on m’y prenne désormais pour ce que je ne suis pas.
La bétaillère de dix-sept heures quarante-huit est à l’heure. Je loge l’instrument sur le siège à côté du mien et le cale avec mon gros sac à dos. Lorsque je sors de la gare, dix-neuf heures sonnent à l’église Saint Romain où le prêtre de trente-huit ans s’est pendu hier.
                                                                     *
Par les journaux, on en sait un peu plus sur la raison du geste fatal. Il y a trois ans, l’homme d’église aurait demandé à une jeune personne majeure si elle mettait parfois des porte-jarretelles et lui aurait proposé de venir s’asseoir sur ses genoux. La mère d’icelle s’en étant plainte récemment, il a été convoqué par l’Archevêque. Le lendemain, il se suicidait.
 

20 septembre 2018


Ce mercredi matin, je me dirige à mon habitude vers la gare de Rouen près de laquelle se trouve l’église Saint Romain qui depuis hier est devenue l’église dans laquelle le curé s’est suicidé. Un prêtre qui se donne la mort, qui plus est dans son église, c’est tellement surprenant. Ce devait être lui qui officiait le jour où, avec une bande de brocanteurs, j’attendais au fond que la messe se termine pour que commence une vente de charité où des livres étaient annoncés. L’église était pleine de fidèles.
Le train de sept heures cinquante-neuf est à l’heure. Je peux y déposer le sac de livres que je souhaite vendre chez Book-Off sur le siège à côté du mien. A l’arrivée, je vais à pied jusqu’à Quatre Septembre, un café au Bistrot d’Edmond, et je suis le deuxième devant la porte de la bouquinerie à en attendre l’ouverture.
-Je peux vous en proposer douze euros quarante, me dit le jeune homme à l’accent du sud.
J’accepte évidemment puis fais le tour de la boutique et n’y trouve rien à acheter.
Le métro Trois m’emmène à Ledru-Rollin d’où je rejoins le marché d’Aligre. Parmi les livres en vrac sur les tables, j’en repère un immédiatement : Bellmer, œuvre gravé avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues paru chez Denoël en mil neuf cent soixante-neuf.
-Cinq euros, me dit l’homme qui veille sur la marchandise.
-Souvent, je paie deux euros, lui dis-je.
-C’est deux, trois ou cinq, ça dépend.
-Il n’est pas là le boss ?
-Trois euros alors, tu connais le boss.
Je mets ce livre dans mon sac et en retire les quatre refusés par Book-Off afin de les déposer chez Emmaüs puis je cherche où me sustenter. J’opte pour Le Petit Bougnat qui offre une table au soleil là où les cloisons vitrées sont repliées. Tartare de bœuf maison frites salade, tarte aux poires et quart de Saumur font une addition de dix-neuf euros que je règle avec ma carte bancaire. Dans mon portefeuille également : les papiers nécessaires à la remise d’une guitare achetée dans la capitale par quelqu’un qui ne peut venir la chercher.
                                                        *
Une femme au Petit Bougnat :
-Non, pas de vin, j’ai un conseil d’administration.
                                                        *
Sur le souite d’une fille :
« I am not in danger I am the danger”
 

18 septembre 2018


A l’heure où le soleil se lève, je descends sur le quai de la Seine, rive droite, où doit se tenir le coutumier Quai des Livres, ce grand déballage du stock d’associations, de professionnels et de particuliers, mais pour l’heure, c’est à peine si les voitures desdits sont là. Ma présence permet d’éviter à l’un d’eux qui a commencé à mettre ses tables côté Seine de faire une erreur. Les numéros des stands sont pourtant visibles côté pelouse, écrits cette année en chiffres énormes à la peinture rouge ou blanche. Ce salopage de la promenade est à mettre au compte de Rouen Conquérant, responsable de l’évènement.
Je vais quand même jusqu’à l’autre bout, constatant que les tentes du Salon des Ecrivains Normands où doivent s’installer des auteurs locaux, avec l’espoir de vendre leurs propres livres, sont loin d’être montées. Parmi les vendeurs de la partie la plus lointaine se trouve mon vieux copain d’école. Les mains sur les hanches, il ronchonne après un des organisateurs qui lui a dit de se mettre à gauche de tel numéro alors qu’il fallait comprendre à droite.
-Que tu sois d’un côté ou de l’autre, cela ne va pas changer grand-chose à ta vente de livres, lui dis-je.
-Oui mais ça fait du bien de râler, me répond-il, ce en quoi je l’approuve.
Lorsque je repars dans l’autre sens pas mal de vendeurs sont installés et j’ai la chance d’être parmi les premiers auprès d’un couple qui propose les livres de son père à elle à des prix très intéressants. Je les quitte avec un sac déjà bien lourd. Je trouve d’autres ouvrages ailleurs et quand je suis de nouveau à l’autre bout, mes deux sacs en plastique sont pleins. « Je parie qu’il y en a d’autres dans le sac à dos », persifle mon vieux copain. « Oui, les plus lourds, je vais devoir rentrer chez moi poser tout ça. »
Il est neuf heures. Les tentes des auteurs autoédités ne sont pas encore prêtes. Ceux-ci piaffent à proximité avec leur valise pleine de livres qui sera presque aussi lourde quand ils repartiront ce soir. Deux camions hollandais voulant ravitailler les bateaux de tourisme fluvial immatriculés là-bas sont bloqués par les cubes de béton à l’entrée des exposants. Il y a conflit avec les organisateurs qui refusent de les laisser passer.
A peine suis-je de retour que je fais de nouvelles trouvailles tandis que sur l’autre rive des marathoniens courent sous les applaudissements. Les auteurs locaux sont maintenant assis derrière leurs livres. Un chanteur, local lui aussi, de folk américain, s’apprête à leur donner l’aubade. Je n’en dirai pas plus car la seule fois où j’ai parlé de lui, j’ai reçu de sa part un mail incendiaire. Il est dix heures et demie, j’ai un sac rempli. Je rentre à nouveau afin de déjeuner tôt et d’y retourner.
Il y a davantage de monde lors de mon troisième passage et encore suffisamment de livres qui m’intéressent pour remplir deux sacs sous le soleil, car il fait très beau ce dimanche, pourtant c’est le jour de la Fête de l’Humanité. Bien que je n’aie pas couru quarante-deux kilomètres, ni même la moitié, ni même seulement dix (j’en serais bien incapable), j’ai les pieds épuisés et, lorsque je rejoins mon logement, je ne suis guère plus brillant que le couple de marathoniens que je suis puis dépasse rue Grand-Pont alors qu’ils rentrent chez eux en clopinant.
A l’arrivée, je fais le bilan de cette édition fructueuse : cinquante-cinq livres achetés pour une dépense de cinquante et un euros.
Parmi ceux-ci : Les wagons rouges, nouvelles de Stig Dagerman (Maurice Nadeau), Entretiens d’Arthur Schopenhauer (Criterion), La part obscure de nous-mêmes (Une histoire des pervers) d’Elisabeth Roudinesco (Albin Michel), Lettres intimes d’Eugène Delacroix (L’Imaginaire Gallimard), Ermite à Paris (Pages autobiographiques) d’Italo Calvino (Gallimard) et Chez Victor Hugo (Les tables tournantes de Jersey), le compte-rendu des séances de spiritisme par Vacquerie et les fils Hugo (Stock Plus).
                                                            *
La plus mal lotie des vendeuses : celle qui se trouve à côté du camion de la boulangerie Paul, subissant le bruit et les gaz du groupe électrogène.
                                                            *
Le plus bizarre des acheteurs : celui qui fait inscrire sur chaque livre par les vendeurs la formule suivante. « Acheté au Quai des Livres de Rouen », puis leur demande de dater et de signer,
-Il a peut-être besoin d’un alibi, me dit l’un d’eux.
                                                            *
Ceux qui ne vendent pas assez accusent le marathon qui bloque la moitié de la ville.
 

17 septembre 2018


Désappointé je suis en arrivant à la gare de Rouen ce samedi matin. Le train de neuf heures trois venant de Paris et allant au Havre est annoncé avec une heure de retard due à une panne d’aiguillage. Il devait m’emmener jusqu’à Bréauté où j’avais correspondance pour Fécamp. C’est mort.
Je vais au guichet où l’on rembourse mon billet. Mon envie de bord de mer étant pressante, j’en achète un autre pour Dieppe où a lieu le Festival International de Cerf-Volant, un évènement où je suis allé autrefois quand j’étais bien accompagné et auquel je n’avais pas envie de participer seul. Mon train part comme prévu à neuf heures douze.
Tout va bien, me dis-je au café du même nom peu après dix heures. Mon breuvage bu, je rejoins le bord de mer. Peu de cerfs-volants sont en l’air car ça ne souffle guère. Peu de vent, peu de mouvement, doit être un proverbe de cerf-voliste.
C’est surtout les grosses structures qui en pâtissent, que leurs propriétaires n’arrivent pas à faire décoller. Les drones tournant dans le ciel n’ont pas grand-chose à filmer. Cela n’empêche pas les envolées verbales du spiqueur québécois. Il vante la vingtième édition du « plus grand festival de cerfs-volants au monde » avec des participants « venus de partout ».
A midi, malgré le ciel noir, je m’installe à l’une des trois tables de trottoir de La Musardière d’où je commande une assiette de fruits de mer augmentée de douze bulots, des moules marinières frites maison et une tarte aux figues, avec pour boisson un quart de chardonnay.
A l’une des tables derrière la mienne est un couple récent de quinquagénaires dont la conversation est déjà affligeante. Elle : « J’vais prendre une petite photo et l’envoyer à Fabrice : devine où on est ? » A sa gauche, c’est le défilé de celles et ceux qui en cherchent une, dont beaucoup ont des chiens. Une femme transporte dans une poussette un chihuahua, ce chien dont le nom porte en lui les deux activités récurrentes de ces animaux.
Après avoir réglé une addition de trente euros quatre-vingts, je vais au Mieux Ici Qu’En Face pour le café, lequel est toujours à un euro. De sa terrasse sont visibles les cerfs-volants les plus hauts, ceux qui dépassent le toit des maisons de quatre ou cinq étages. Peu à peu le ciel devient bleu. Il l’est tout à fait lorsque je retourne en bord de mer. Le vent s’est levé. Tout a décollé. Je fais une série de photos, reconnaissant la plupart des engins aériens. Dans le domaine du cerf-volant, il y a peu de renouvellement.
Sur terre, en revanche, tout est différent, plots en béton, gosses pierres, rues barrées, voitures en travers et vigiles divers.
                                                            *
La question que se posent l’un à l’autre les cerfs-volistes quand ils se rencontrent à midi :
-T’as volé ce matin ?
                                                            *
Un jeune couple sur la plage vers onze heures. Elle : « On va aller manger, comme ça ce sera fait. »
 

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