Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

30 janvier 2021


Surprise au réveil ce samedi, le troisième confinement n’est plus à l’ordre du jour. Ce pourrait être rassurant si on ne savait pas que chaque décision est susceptible d’être remise en cause le lendemain.
La seule vraie nouveauté est la fermeture des plus grandes des grandes surfaces. Les commentateurs ne citent qu’Ikea, un temple pour beaucoup. Je me flatte de n’y jamais avoir mis un pied.
Ce qui arrive comme prévu, c’est la pluie quotidienne, une incitation supplémentaire à se tenir enfermé.
J’en suis victime. Avant-guerre, j’avais de grosses difficultés à rester une journée sans sortir de chez moi. A présent, quand il pleut, je dois me forcer pour quitter la maison. Ne serait-ce qu’aller acheter du pain me coûte.
 

29 janvier 2021


Comme je l’avais pressenti, les secondes doses empêchent les nouvelles premières doses. S’ajoute à cela la livraison des vaccins revue à la baisse chaque matin. Ce n’est pas demain la veille que je pourrai être piqué et ainsi en est-il de tou(te)s les plus de soixante-cinq ans.
Lors de la Deuxième Guerre Mondiale les masques à gaz étaient distribués à tout le monde en même temps. Je l’ai lu et relu dans les Journaux de Guerre. On ne disait pas à certain(e)s « Désolé, c’est la pénurie, il va falloir attendre trois mois, en cas de gazage évitez de respirer. »
En cette fin janvier, s’il y avait eu assez de vaccins pour tout le monde, quatre-vingt-quinze pour cent des futurs morts auraient échappé à ce sort funeste.
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Parmi les vacciné(e)s : soixante-dix pour cent de femmes, trente pour cent d’hommes. C’est dire s’il est difficile pour ces derniers d’atteindre soixante-quinze ans.
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De Pierre Ducrozet : « Il y a beaucoup d'incertitudes, oh oui, on nage dedans, ma bonne dame, tout flotte on ne sait plus rien - mais une chose, une seule chose est certaine : si tu dis LA Covid, tu es de droite. »
 

28 janvier 2021


D’abord il y a eu urgence à agir, puis décision d’attendre une semaine qu’on sache si le couvre-feu à dix-huit heures sert à kekchose, puis se persuader dès maintenant que ça ne sert pas comme il faudrait, et se dire qu’il faut vite prendre une décision afin de ne pas être accusé d’avoir traîné, tel est le nouveau vent de panique qui souffle sur nos dirigeants politiques et qui va mener à un choix obligé, ce troisième confinement, pouvant même être « très serré » (comme dit le porte-parole du Gouvernement).
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Ces journalistes qui s’étonnent des émeutes des derniers jours aux Pays-Bas. «Un pays si calme», disent-ils. Manifestement, ils n’ont jamais entendu parler des Provos de mil neuf cent soixante-sept.
La différence étant que ces derniers contestaient la société de consommation alors que les émeutiers du jour la soutiennent en pillant les magasins.
 

27 janvier 2021


J’ai toujours eu conscience en prenant ou en renouvelant une carte d’adhérent que je faisais preuve d’optimisme. Ainsi en fut-il pour ma dernière carte Pop du Centre Pompidou, d’une durée de deux ans, prise le douze novembre deux mille dix-neuf. Pourrai-je être encore vivant ou simplement valide pour l’utiliser jusqu’au bout. Je n’avais pas envisagé l’autre éventualité, que ce soit le Centre Pompidou qui défaille.
Il l’a été par la faute du Covid et ne m’a offert en compensation qu’une prolongation de la validité de cette carte Pop égale à la durée de la fermeture du Musée. Rien pour compenser, entre le premier et le deuxième confinement, mon refus de fréquenter sur réservation un lieu où j’allais librement avant.
Et voici maintenant ce Centre Pompidou qui annonce sa fermeture pour gros travaux entre deux mille vingt-trois et deux mille vingt-sept (comprendre : deux mille vingt-huit voire vingt-neuf). Comme il est peu probable qu’on soit complètement sorti de la pandémie avant deux mille vingt-trois et je n’ai toujours aucune envie d’y entrer en mode dégradé, je crains de ne pouvoir y retourner un jour.
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Autre achat téméraire de la même époque : celui d’une carte « dix voyages » pour le tramouais du Havre. Je n’ai pu l’utiliser que le temps d’un aller-retour entre la Gare et la plage. Elle va expirer le six juillet deux mille vingt et un. Je doute d’avoir l’occasion de retourner là-bas quatre fois avant sa péremption.
 

26 janvier 2021


Lorsque cela commence à sentir le roussi pour les nazis. Heinrich Böll est envoyé sur le front de l’Est. C’est là qu’il finira la guerre, blessé.
Suite et fin de mes prélèvements dans Lettres de guerre 1939-1945 publié chez L’Iconoclaste :
A sa femme, à l’Ouest, le vingt-neuf octobre mil neuf cent quarante-trois : A peine étions-nous embarqués hier dans le train – nous avions déjà roulé une demi-heure en direction de la Russie – qu’un horrible attentat a visé notre convoi ; comme par miracle – un vrai miracle – on m’a tiré d’entre trois wagons complètement disloqués, au milieu de morts et de blessés, j’ai juste une contusion à l’épaule et une écorchure à la main, c’est tout. Je t’écrirai encore à ce sujet, c’était horrible.
A sa femme, à l’Est, le quinze novembre mil neuf cent quarante-trois : Nous sommes terrés au bord d’un immense champ de tournesols dont il ne subsiste que les tiges nues de l’automne, pilonné des deux côtés par l’artillerie et labouré en tous sens par les chenilles des chars ; une terre épaisse, lourde et noire comme la poix, dans laquelle nous peinons à creuser nos trous.
A sa femme, Saint-Avold, cinq mars mil neuf cent quarante-quatre : J’ai surmonté cinq ans de guerre, j’ai traversé plus d’un danger et, dans l’ensemble, j’ai eu une sacrée chance, que je ne méritais vraiment pas ; et je pense que je continuerai à avoir de la chance, mais si je dois repartir, ce sera à nouveau pour longtemps.
A sa femme, en Roumanie, le deux juin mil neuf cent quarante-quatre : Avant-hier, à 6 heures du matin, le mercredi après la Pentecôte, j’ai été blessé lors de la dernière attaque, à 20 mètres des lignes russes. Cette fois-ci j’ai réellement reçu « du fer dans le dos » à l’épaule gauche, trois vrais éclats, un affaire assez désagréable, parce que je ne peux pas bien m’allonger ni m’asseoir… (…)
Ces derniers jours étaient vraiment horribles. Je suis très heureux que Dieu m’ait tiré de là. Il avait fait une chaleur atroce, toute la journée, une atmosphère terriblement poussiéreuse, il n’y avait pas une goutte à boire, ni à manger, et nous avancions d’une colline dénudée à l’autre, toujours sous un feu intense, mon Dieu, c’était vraiment l’enfer.
A sa femme, Sepsiszentgyörgy, le cinq juin mil neuf cent quarante-quatre : Dieu sait que je connais maintenant la guerre, je la connais sous tous ses angles, et, je te le dis, (…) ne crois rien de ce qu’on imprime ou de ce qu’on a imprimé à son propos (…), tout ce bavardage idiot et criminel des journaux n’a pas sa place là-dedans ; vraiment, je t’en supplie, ne crois rien de tout cela.
A sa femme, Debrecen, le vingt-trois juin mil neuf cent quarante-quatre : C’est si dur, de passer à côté de la vie, n’est-ce pas ? Toutes ces soirées du mois de juin, ces délicieuses journées de printemps et les innombrables jours d’été qui nous attendent.
A sa femme, Debrecen, le deux juillet mil neuf cent quarante-quatre : … et cela fait maintenant cinq semaines que je végète avec ma blessure dans des lits sales, avec en plus une fièvre dont on ne connaît pas encore les origines et qu’on essaie de traiter avec toutes sortes de pilules. J’ai compris l’absurdité de la folie militaire, et tout simplement la démence de toute guerre.
Tous les soirs j’attends avec impatience le bulletin de la Wehrmacht pour savoir s’il n’apportera pas enfin la vraie grande nouvelle militaire, celle qui laissera entrevoir la fin de la guerre.
 

25 janvier 2021


Après la côte normande, c’est de la côte picarde que le jeune Heinrich Böll doit surveiller les Anglais, ce qu’il fait en recourant de plus en souvent à l’alcool pour supporter sa vie de soldat du Reich.
Suite de mes prélèvements dans Lettres de guerre 1939-1945 publié chez L’Iconoclaste :
A sa femme, Tully, le trente et un mai mil neuf cent quarante-trois : Hier après-midi et hier soir, j’ai drôlement picolé ; j’étais un peu triste de ne pas avoir de courrier depuis deux jours et, tandis que je buvais un malheureux petit verre de vin, je me suis retrouvé soudain entouré de gens très frivoles, cela a dégénéré en une fête à la fin de laquelle j’étais le seul à avoir gardé les idées claires alors que, physiquement, j’étais complètement ivre.
A sa femme, La Mollière d’Aval, le seize août mil neuf cent quarante-trois : L’un des jeux d’enfants les plus extraordinaires, le cerf-volant, se pratique beaucoup en ce moment dans les champs moissonnés ; ce n’est pas sans mélancolie et sans leur envier toutes ces manipulations familières que je les observe à la jumelle quand je suis posté pour surveiller les avions.
A sa femme, La Mollière d’Aval, le vingt et un août mil neuf cent quarante-trois : Car je vis ici sans la moindre porte, et les fenêtres sont mal en point, les soldats ont dû les brûler un de ces derniers hivers. Vraiment, tout ce qui a dû passer dans le poêle comme mobilier, fenêtres et portes, durant les trois dernières années d’occupation sur la côte atlantique, cela ferait presque la richesse d’un petit Etat.
A sa femme, La Mollière d’Aval, le vingt-quatre août mil neuf cent quarante-trois : Dimanche, j’ai été au café du village, et j’ai encore bu un bon coup, qui s’est avéré par la suite un peu exagéré – bon sang, il y avait une ambiance dingue là-dedans ! Toute la jeunesse du coin s’était donné rendez-vous et dansait, dansait, dansait tellement que l’air était rempli de poussière et que la sueur coulait à grosses gouttes ; c’était vraiment intéressant de voir ces jouvenceaux pommadés, et les filles, de la plus timide à la prima donna langoureuse. Il y avait aussi de véritables gamins, entre cinq et douze ans, qui couraient partout, ouvraient avec beaucoup de manières des bouteilles de mousseux, le versant dans des verres comme des maîtres, et qui savaient boire le cognac avec dignité ; un incroyable spectacle que ces mômes de douze ans avec leur horrible visage de vieillards, buvant de l’alcool et fumant des cigarettes !
A sa femme, Yzengremer, le vingt-quatre octobre mil neuf cent quarante-trois : Hier, au départ de la marche, il faisait un temps magnifique, vraiment un soleil éclatant ; doré, très doux et brillant ; c’était samedi après-midi, les Français avaient fini le travail, et dans les villages que nous traversions, ils étaient assis dans leurs cafés chaleureux, ou à leurs fenêtres à nous regarder passer en nage, avec un mélange de raillerie et de pitié. Hélas, j’ai alors pensé que j’en étais bientôt à la cinquième année de jeunesse sacrifiée…
 

24 janvier 2021


Le premier octobre mil neuf cent quarante-deux, Heinrich Böll, soldat du Reich, quitte le cap Gris-Nez pour Rouen. Il est ensuite transféré le onze octobre à Louviers (ma ville natale) puis dans une commune proche nommée Léry (où j’ai des attaches familiales) à quelques kilomètres de Pont-de-l’Arche. L’année suivante, il est au Tréport guettant les Anglais.
Suite de mes prélèvements dans Lettres de guerre 1939-1945 publié chez L’Iconoclaste :
A sa femme, Léry (Eure), le quinze octobre mil neuf cent quarante-deux : Oui, je ne saurais te dire combien j’ai rencontré de paysans et de paysannes, jeunes et vieux ; sur chacun d’eux on pourrait écrire un roman, rien que sur leurs visages, ces visages de paysans au milieu de leur ferme, beaux et sévères, avec souvent un petit air effrayé ; nulle part je n’ai vu, comme en France, une telle sensualité, si ouverte et si belle sur les visages des paysans et de leurs femmes…
A sa femme, Pont-de-l’Arche, le vingt-six octobre mil neuf cent quarante-deux : Il y a quelque chose d’un peu déprimant à la longue quand on s’entretient avec les Français, tant ils sont convaincus que nous allons perdre la guerre ; vraiment, c’est étrange, je dirais qu’on en devient presque timide quand on demande un cantonnement ou autre chose ; on n’apparaît plus du tout comme des vainqueurs.
A sa femme, Pont-de-l’Arche, le quatre novembre mil neuf cent quarante-deux : Devant moi, à une table, sont assis quatre Français qui jouent aux dés, on en rencontre en masse et à toute heure du jour dans les cafés ; ils ont tout le temps de vivre ! Ah, je les envie tellement, même les ouvriers vêtus de loques sur leurs vélos ; souvent je les suis du regard, fasciné par leur air libre et digne ; ils sont vraiment magnifiques, j’en connais certains assez bien, des bûcherons de la forêt, des serruriers, des menuisiers, des peintres, des couvreurs ; ils sont tellement fiers et superbes…
A sa femme, à l’Ouest, Noël mil neuf cent quarante-deux : Je dois malheureusement écouter le discours de M. le ministre du Reich, le Dr Goebbels. Bon, ça va passer vite… Mais c’est bien le plus grand crime qu’on puisse commettre envers les soldats morts au combat ; le plus grand crime, ce sont ces phrases creuses, ces discours visqueux… Quelle horreur d’entendre des vers d’Hölderlin de la bouche de cet homme…
A sa femme, Tully, le vingt-neuf janvier mil neuf cent quarante-trois : Les Français ont imaginé une nouvelle vacherie qui (…) m’a atteint comme un coup de massue ! L’effet en est foudroyant, ils inscrivent tout simplement « 1918 » sur les murs, ces quatre chiffres sans aucun commentaire, un simple nombre, mais ô combien déprimant…
A sa femme, Le Tréport, le vingt-trois mars mil neuf cent quarante-trois : Ah, je pense sans arrêt au jour où, libéré du fardeau gris de la guerre, je pourrai admirer ces merveilles avec toi : oui, tous les lieux que j’ai visités ici en France, Amiens, Rouen, tous les petits coins sur la côte et dans l’intérieur des terres, et aussi les petits patelins gris et désolés des étapes, les positions de réserve, et surtout Paris, si grand, si splendide.
A sa femme, Le Tréport, le vingt-six mars mil neuf cent quarante-trois : A vrai dire, je me suis senti très à l’aise au milieu de ces gens dans leurs bleus de travail en haillons ; nulle part on ne trouve une atmosphère aussi chaleureuse et sympathique que là où beaucoup de pauvres sont réunis.
A sa femme, Le Tréport, le vingt-sept mars mil neuf cent quarante-trois : Cet après-midi, j’ai vu un cortège amusant passer sous notre fenêtre. Une noce. Une très jeune fille marchait devant, blonde et rayonnante, âgée peut-être de seize ans, puis venaient plusieurs couples, et à la fin un jeune homme de dix-huit ans donnant le bras à une très vieille femme.
A sa femme, Le Tréport, le quatre avril mil neuf cent quarante-trois : Puis nous nous sommes rendus dans la petite ville voisine (Mers-les-Bains), où la promenade de la plage est un peu plus élégante et mieux entretenue ; pour l’heure, tout est défiguré par des bunkers, des tranchées et quantité de barbelés ; c’est fantastique de voir les belles villas élégantes dans ce décor menaçant ; les maisons au bord de la plage sont toutes inhabitées et murées du côté de la mer ; mais 10 mètres derrière ce « front avancé », la vie civile recommence déjà.
A sa femme, Le Tréport, le six avril mil neuf cent quarante-trois : Je dois encore te décrire un joli tableau que j’ai eu sous les yeux aujourd’hui. Nous avons ici une petite cuisinière, elle s’appelle Jacqueline, une blonde de seize ans, une jeune fille vraiment très gentille, une véritable enfant avec de grands yeux couleur de mer – je l’ai surprise ce soir avec son petit ami, elle a alors rougi – ce midi, j’ai vu cette fille frêle et pourtant naturelle – un rejeton d’une très vieille famille de pêcheurs – nettoyer des poissons dans la cuisine. C’est extraordinaire de voir avec quel sang-froid elle leur tranchait la tête, ouvrant le ventre et puis, découvrant mon regard horrifié de citadin, riait d’une façon très surprenante ; un tableau que Breughel aurait pu peindre : cette gamine plongée dans une occupation aussi sanglante et pourtant si innocente.
A sa femme, Le Tréport, le dix-sept avril mil neuf cent quarante-trois : Dehors, nous avons une belle soirée d’été, oui, vraiment estivale. L’air est chaud et parfumé, la mer roule ses vagues, et la jeunesse est dehors sur le quai ou accoudée, à chanter des chansons. Notre uniforme gris est décidément en exil.
A sa femme, Le Tréport, le dix-huit avril mil neuf cent quarante-trois : Les nuits ici sont maintenant souvent très agitées, même les après-midi sont remplis de violents combats aériens (…). La population s’amasse aux endroits d’où l’on voit le mieux, et sur leurs visages se dessine le reflet d’une profonde joie intérieure qui vibre de façon effrayante.
A sa femme, Le Tréport, le vingt avril mil neuf cent quarante-trois : Aujourd’hui, j’ai vécu une histoire très triste ; la police nous amène chaque jour les civils qui ont pénétré dans la zone interdite sans laissez-passer ; c’est souvent un mélange international d’Arabes, d’aventurières parisiennes et de braves gens, qui sont vraiment inoffensifs ; aujourd’hui, c’étaient ces pauvres filles. (…) … il me semble que, quelque part, une certaine égalité existe entre moi et ces filles ; comme si nous étions écorchés, dénudés et vendus de la même manière par la société des hommes…
 

23 janvier 2021


Parmi mes lectures d’avant-guerre, Lettres de guerre 1939-1945 d’Heinrich Böll chez L’Iconoclaste. Car avant d’être Prix Nobel de Littérature, Böll fut sous l’uniforme nazi, soldat malgré lui dans l’armée d’occupation allemande. Ses premières lettres sont pour ses parents, puis le voici marié écrivant à sa femme.
Mon choix :
A ses parents, Osnabrück, le vingt-sept octobre mil neuf cent trente-neuf : Je vous remercie pour toutes ces affaires, surtout pour les fixe-chaussettes, qui me sont très utiles.
A ses parents, Beaucourt-sur-l’Hallue, douze août mil neuf cent quarante : Notre chef de section, un sous-lieutenant de vingt-deux ans, a même la Croix de fer de première classe, je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en état d’ébriété dans un café français ; il avait l’air plutôt sympathique.
A ses parents, Beaucourt-sur-l’Hallue, dix-huit août mil neuf cent quarante : Nous menons donc, en apparence, une vie radieuse, malheureusement ce n’est qu’une apparence…
A ses parents, Bientques, près de Saint-Omer, le dix mai mil neuf cent quarante-deux : Le plus agréable, c’est encore de parler de temps en temps de la guerre avec de bons vieux Français ; qui va la gagner ou la perdre, quand va-t-elle se terminer, et de conclure que la vie de soldat est une sacrée merde… 
A sa femme, Bientques, dimanche de Pentecôte mil neuf cent quarante-deux : De douces collines se succèdent dans le paysage aussi loin que porte le regard, partout des arbustes et des arbrisseaux, la moindre petite propriété est entourée d’un buisson épais ; c’est l’endroit idéal pour faire l’école buissonnière, c’est-à-dire sécher l’école. Ah, sécher l’école, pouvoir encore sécher l’école. Je ne pense pourtant pas être devenu moins raisonnable au fil des années, absolument pas, mais je regrette vraiment de ne pas avoir manqué l’école plus souvent, chaque jour aurait été un jour de gagné sur la vie.
A sa femme, Calais, le seize juillet mil neuf cent quarante-deux : Notre vie est vraiment et véritablement habitée par cette guerre, cette guerre qui s’empare totalement de nous…
A sa femme, cap Gris-Nez, le dix-huit juillet mil neuf cent quarante-deux : Mais aujourd’hui, je suis trempé, frigorifié et triste. Je suis triste à cause de cette misère immense et absurde qu’est la guerre, qui nous use et nous détruit tous : j’ai les nerfs complètement à plat, au point qu’il m’arrive d’oublier des choses qu’on m’a dîtes une minute plus tôt ; ce métier de soldat, je le déteste au-delà de toute expression.
A sa femme, cap Gris-Nez, le dix-neuf juillet mil neuf cent quarante-deux : Quand je rentrerai de la guerre, tu devras au début, avoir beaucoup de patience avec moi, je serai compliqué, paresseux, instable, j’aurai du mal à bien comprendre l’utilité du travail…
A sa femme, cap Gris Nez, neuf août mil neuf cent quarante-deux : Rends-toi compte, il a suffi qu’une petite catin vienne de Calais ou de Boulogne et barbote dans la mer pour que l’on se réjouisse ; je ne l’ai pas regardée longtemps, et ne suis, pas allé la voir à la jumelle – tous les troufions s’y sont précipités comme des sauvages…
A sa femme, cap Gris-Nez, le cinq septembre mil neuf cent quarante-deux : Aujourd’hui, la mer a rejeté beaucoup de morts de l’expédition de Dieppe ; des Anglais, mon Dieu, ils ont un aspect épouvantable ; dans toute la baie, il en est arrivé beaucoup sur le rivage, l’un d’eux juste devant notre bunker, apparemment un Canadien, un homme brun, à part ça on ne distinguait plus rien de son visage, il avait une petite croix dorée sur la poitrine ; un Canadien catholique sans doute ; c’est une chose vraiment horrible de voir ainsi le vrai visage de la guerre.
A sa femme, cap Gris-Nez, le neuf septembre mil neuf cent quarante-deux : Souvent, ces ouvriers français en guenilles qui nous croisent sur leurs vélos antédiluviens et boueux, et qui nous regardent avec indifférence, me font l’effet de jeunes dieux ; le soir venu, ils peuvent embrasser leur femme et boire du vin, et même s’ils sont privés de toute liberté politique – chose terriblement humiliante pour un homme – ils n’en sont pas moins auréolés de cette grandeur de la pauvreté et de la douleur, qui élève le mendiant au niveau du noble…
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Nous avons affaire à un jeune homme plutôt content de lui, outrecuidant à souhait, assez vert et immature pour répéter pieusement les pires poncifs de la raciologie de son temps et d’une psychologie de peuples apprise en famille, à l’école et au comptoir. écrit dans la préface Johan Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Je ne sais où ce professeur est allé chercher ça. Chacune des lettres d’Heinrich Böll montre le contraire.
 

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