Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

23 février 2018


La journée est bonne (quand même). Je passe d’abord chez Book-Off, puis réserve une table tranquille au Bistrot des Vosges, enfin l’attends au soleil rue Saint-Antoine près de Pierre Caron de Beaumarchais. Elle arrive à midi et demi comme convenu.
Il s’agit de fêter mon anniversaire (quand même) bien installés au fond de ce restaurant plus que centenaire du boulevard Beaumarchais spécialisé dans la cuisine aveyronnaise. Elle opte pour le chou farci pommes grenailles et je choisis la saucisse grillée aligot, dans l’optique de nous les partager. Pour les accompagner, une flûte de vin de Marcillac de la famille Laurens dont elle ne pourra boire qu’un verre en raison de son traitement médicamenteux.
Cela nous rappelle nos premières vacances là-bas alors qu’elle était si jeune. Elle se souvient mieux que moi d’un repas en ferme auberge avec un gros chou farci suivi d’une délicieuse pintade. Ici, ce n’est pas aussi rustique mais fort bon (quand même). Et nous sommes heureux de constater que nous sommes toujours bien ensemble.
En dessert, je prends la tarte à la myrtille et elle, un moelleux à la châtaigne. Un café, une noisette, il est déjà temps de se quitter. L’addition donne un chiffre tout rond que je règle au comptoir. Il est deux heures et quart. Le travail l’appelle et je prends le bus Vingt-Neuf jusqu’à Opéra Quatre-Septembre.
                                                           *
Avant le train de retour, je bois un café A la Ville d’Argentan près d’une journaliste anglaise et d’un journaliste irlandais travaillant tous deux pour France Vingt-Quatre. Un autre journaliste, d’origine africaine, au prénom biblique et vivant à Rouen, leur donne des conseils avant un prochain séjour au Nigeria où elle et lui doivent retrouver un fixeur. Ils veulent pouvoir suivre une étudiante jusque dans sa famille et filmer un repenti de Boko Haram. Méfiez-vous des gares routières, des marchés, des mosquées, leur dit-il. J’aime quand c’est le chaos, lui explique l’homme en partance, que je peux aller n’importe où et faire ce que veux, par exemple installer une caméra avec du gaffeur en haut d’un immeuble.
                                                          *
Rue de Charonne, un bar éphémère nommé Chez Ducon. Je préfère la connerie durable de celui du Havre.
 

22 février 2018


« En raison de l’indisponibilité d’une partie de notre matériel roulant toujours en réparation dans nos centres de maintenance, nous sommes contraints d’assurer un service commercial réduit », mon train de sept heures cinquante-neuf pour Paris est donc encore supprimé ce mercredi. Je trouve place dans le précédent, partant à sept heures vingt-huit, la bétaillère, qui cette semaine n’est pas transformée en omnibus. Voilà qui me permettra de rejoindre Book-Off tranquillement en bus puis d’avoir le temps de choisir le restaurant où inviter celle avec qui j’ai rendez-vous à midi et demi au pied de la statue de Beaumarchais.
Las, notre train s’arrête brusquement dans la cambrousse avant Mantes-la-Jolie. Le chef de bord nous enjoint de ne pas ouvrir les portes sans en dire davantage. Le temps passe. A un moment, plus de lumière et plus de chauffage. Et pas davantage d’explication. Chacun soupire.
Enfin le chef de bord reprend la parole. Nous ne pouvons pas repartir, le conducteur fait son possible pour réparer. Chacun maugrée dans son coin. La lumière et le chauffage reviennent.
Vingt minutes plus tard, on nous annonce que « notre conducteur vient de demander du secours » puis arrive le message qui déchaîne un concert de « Putain !». Il nous apprend que le conducteur a demandé une machine de secours et qu’en moyenne ce genre d’opération dure deux heures et demie.
Je vois déjà mon rendez-vous de midi et demi annulé. Ma jeune voisine est accablée au téléphone. Il fallait qu’elle soit au tribunal ce matin et « c’est cramé ». Qu’a bien pu faire cette jolie fille ? A peine ai-je le temps de me poser la question que je comprends qu’elle est avocate.
Tout à coup, l’espoir renaît. Le chef de bord déclare que le conducteur est en train de réussir à réparer. S’il peut débloquer le signal d’alarme de la quatrième voiture, on repartira dans un quart d’heure.
C’est effectivement ce qui se passe. Nous constatons alors que la panne s’est produite juste avant l’entrée d’un tunnel.
Il nous faut encore subir plusieurs courts arrêts pour « régulation du trafic ». Le chef de bord passe s’enquérir des soucis de correspondance. Il fait réserver des places dans les Tégévés suivants pour ceux qui ont raté le leur et affréter des taxis aux frais de la Senecefe pour ceux qui rejoignent les aéroports.
Nous sommes à Saint-Lazare à dix heures. « Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. »
Avec ma voisine nous nous souhaitons une « bonne journée quand même ». Sur le quai, des employés distribuent des formulaires de dédommagement. Inutile que j’en prenne un, mon billet était pour un autre train. Je refuse de même la boîte orange marquée « Assistance » distribuée par d’autres. Elle doit contenir des viennoiseries industrielles.
                                                       *
Les répugnantes toilettes de la bétaillère dans lesquelles aucune chasse d’eau ne fonctionne depuis des mois, encore un « service commercial réduit ».
 

21 février 2018


Parmi mes livres lus : Waugh part en campagne d’Auberon Waugh (Anatolia/Editions du Rocher), lequel, indique la quatrième de couverture, fut une « figure légendaire de Soho, génial polémiste et satiriste, bête noire des imbéciles de tous bords qu’il traqua sans relâche ». Ce recueil rassemble les textes qu’il écrivait chaque été pour les grands journaux londoniens lors de ses vacances en France à Montmaur (Aude) et en Angleterre dans le Kent ou le Somerset.
J’en ai tiré peu :
Jamais je n’aurais cru vivre assez vieux pour voir un Français verser du ketchup sur son bifteck.
Le capitalisme technologique a ses joies et notamment celle-ci : même s’il fait du bruit, sent mauvais, salit tout et s’accompagne de pollution morale, il n’oblige pas plus d’un tiers de nos concitoyens à travailler. Les deux tiers restants peuvent ainsi vivre fort agréablement du surplus produit, laissant le travail à ceux qui l’apprécient, ou à ceux qui veulent toujours en avoir plus que les autres, ou à ceux que leurs insuffisances émotionnelles poussent à faire la loi à leur prochain.
Les appartements de mes enfants sont situés à une bonne quarantaine de mètres de la pièce  où j’écris et nous ne nous en portons que mieux, tous autant que nous sommes.
La nouvelle autoroute fera passer les vacanciers dangereusement près de la ville…
L’arrivée d’une équipe de tournage, venue réaliser un film dans le Somerset, a de tout temps signalé à la population locale que le moment était venu d’enfiler son tablier de cuir et de se tenir à la barrière de son jardin, occupé à boire du cidre en suçotant une paille.
                                                        *
Auberon Waugh, tout malin qu’il était, écrivit aussi ceci pendant ses vacances estivales :
Je n’ai jamais rien eu à reprocher à Picasso et très franchement je ne trouve pas ses peintures pires que celles que mes enfants gribouillent à l’école, chaque jour que Dieu fait, et que je suis censé accueillir avec des cris d’émerveillement et de stupeur. (…) … pas une seule voix n’a émis l’idée que Picasso est tout simplement, le plus grand fumiste de tous les temps : qu’il a pris pour cible le monde des gens dans le vent, des intellectuels et des artistes au grand complet et que depuis soixante-cinq ans, il se paie leur tête dans les grandes largeurs. Peut-être, quand il mourra, trouvera-t-on un document renfermant son ultime message à la planète. Six mots pourraient suffire, voire moins –l’équivalent espagnol, quel qu’il soit, de la phrase : Alors, je vous ai bien eus.
                                                       *
Autre lecture, celle-là complètement décevante, L’écrivain national de Serge Joncour (Flammarion). Bien qu’il soit écrit « roman » sur la couverture, je pensais, suite à un extrait entendu sur France Cul, qu’il s’agissait de la narration narquoise du déroulement de sa résidence d’écrivain en milieu rural. Pas du tout, Joncour a écrit une histoire dont il est le héros et dans laquelle il séduit l’héroïne du fait divers du coin, Rien de crédible dans cette complaisante autofiction, même ses gendarmes sont invraisemblables.
                                                       *
A treize ans –l’âge des premières amours– il fut déniaisé par une fille de Montmartre qui lui prit quarante francs et ses illusions en lui disant de faire vite. Madeleine Choisy a le goût du zeugme.
Son livre reportage Un mois chez les filles paru en mil neuf cent vingt-huit aux Editions Montaigne, réédité en deux mille quinze aux Editions Stock, écrit tout en phrases courtes, m’a bien plu.
Extrait :
Le Havre. Rue des Galions. C’est plus étroit qu’une vierge, moins étroit que la vertu. Ça sent la marée, la femme, la courtisane économe, le lit tourné et l’urine.
Mais, à l’intérieur, quelle paix ! Rien ne saurait donner une idée de la vie familiale d’un bordel de province. On cause. On rit. On coud. On s’amuse à de petits jeux innocents.
 

20 février 2018


Vendredi seize, je prends un an supplémentaire. Après trois années en Pyrénées, me voici arrivé dans le Bas-Rhin, moitié dans la plaine d’Alsace, moitié dans les Vosges, une région où j’ai de meilleurs souvenirs que dans la précédente.
Ce jour d’anniversaire est un vendredi banal. Au moins il fait beau. Et le fait que ce soit aussi le Nouvel An des Chinois(e)s peut être vu comme la métaphore d’un nouveau départ. Cependant rien ne peut éviter que me taraude la coutumière question : sera-ce la dernière, cette année nouvelle ?
                                                          *
La bonne nouvelle de cette fin d’hiver : c’en est terminé des vêtements façon rôti de porc. Plus qu’un sur dix à Paris, Encore trois sur dix à Rouen.
                                                          *
Deux qui tentent un nouveau départ au Grand Saint Marc, elle quinqua, lui sexa. La rencontre sur le terrain, après hameçonnage sur Internet, se révèle infructueuse. Elle, adepte de l’euphémisme, en prend acte :
-J’suis quand même ronde et vous cherchez tous des grandes blondes.
 

19 février 2018


Avant de partir à la conquête du Sultanat d’Oman, les musicien(ne)s de l’Opéra de Rouen se préparent, jeudi soir, à La Conquête de l’Ouest, un concert pour lequel j’ai une place au dernier rang de la corbeille.
Ce rang n’a que deux fauteuils, situés près des portes, un du côté impair, un du côté pair (où je suis). Loin d’être défavorisé, j’ai l’avantage d’être surélevé, d’avoir vue sur l’ensemble de la salle, de n’avoir aucun voisin et de bénéficier de la proximité des trois charmantes ouvreuses, dont l’une fut mon élève quand elle avait cinq ans.
Devant moi s’installe un couple de retraités des plus calmes. Devant eux ce sont des lycéen(ne)s tout aussi tranquilles, dont certaines filles qui ont fait un bel effort de toilette. On ne s’habille plus pour aller à l’Opéra. Ces jouvencelles font heureuse exception  La soirée s’annonce paisible et riche d’intérêt.
A la baguette, c’est le jeune Jamie Phillips, déjà apprécié ici. Cela commence par Chaâbi du contemporain Tarik O’Regan, une très belle œuvre conforme à son titre et qui m’évoque aussi Philip Glass. Las, son écoute est troublée par un tousseur assis derrière le staff. Ce gêneur a la bonne idée de quitter la salle mais à ce moment arrive un groupe en retard qui s’installe dans deux loges avec le bruit inévitable qu’engendre ce genre d'opération.
Ce sont des handicapés mentaux (comme on disait autrefois) et leur assistance. L’un d’eux se met à gémir, mêlant au Chaâbi d’O’Regan une performance vocale non voulue par le compositeur.
Appalachian Spring d’Aaron Copland est dérangé par le cri répété d’un autre. Exprime-t-il sa joie ou sa douleur, c’est difficile à savoir, mais je plains celles et ceux qui sont assis juste devant lui en corbeille.
En sortant de la salle pour l’entracte, chacun(e) jette un regard en coin pour identifier l’origine des sons inopportuns. Nul(le) ne se hasarde à un commentaire. Ce ne serait pas correctement politique.
A la reprise, Jamie Phillips dit quelques mots en français afin d’évoquer George Butterworth, compositeur qui aurait pu, selon lui, devenir un des grands musiciens du vingtième siècle s’il n’était mort prématurément pendant la Bataille de la Somme. The Banks of Green Willow, l’une des trois seules œuvres de Butterworth, bien que courte, est troublée elle aussi par des psalmodies et des lamentations provenant des loges.
Pour finir, c’est la Symphonie numéro Cent Quatre en ré majeur dite de Londres de Joseph Haydn, son ultime mais pas la moindre, un peu moins perturbée par des sons intempestifs.
Le jeune maestro dynamique et les musicien(ne)s sont fort applaudis à l’issue de cette soirée qui fut tout sauf paisible.
                                                               *
L’après-midi, quand je suis allé retirer ma place à l’accueil de l’Opéra, le jeune homme à qui je demandais s’il y en avait une meilleure de disponible m’a proposé un fauteuil du balcon que j’ai refusé puis un autre en corbeille juste devant les loges J’aurais pu l’accepter mais son absence d’enthousiasme m’a alerté. J’ai gardé mon siège isolé. Et j’ai bien fait.
                                                               *
Jean Braunstein, son Vice-Président, n’a pas mis longtemps à répondre à la question que je me posais : « Les dix membres de l'association des publics de l'opéra de Rouen qui partent à Mascate le font entièrement à leur frais ! Pas de subvention de l'opéra de Rouen, pas d'invitation du sultan ! Et les participants au voyage paient aussi leur place à l'Opéra Royal de Mascate ! »
Il m’indique également qu’il ne s’agit pas que d’une opération de prestige : « Il me semble qu'il n'est pas scandaleux que l'Opéra de Rouen ait été choisi par la direction de celui de Mascate parmi tous les opéras possibles pour monter une coproduction inédite jusqu'alors : non pas la livraison d'un opéra clés en main, comme le ROHM le faisait jusqu'alors, mais une coproduction, élaborée en commun. L'opéra de Mascate y voit l'occasion de développer son propre savoir faire à l'aide de notre opéra. De ce fait, le déplacement à Mascate est financé par le Sultanat d'Oman. Ce type de coopération, où nous vendons notre savoir-faire en matière culturelle n'est pas à négliger aujourd'hui. »
 

16 février 2018


Le train de sept heures cinquante-neuf pour Paris est encore supprimé ce mercredi et il n’est pas le seul. Cette fois, c’est en conséquence de nombreuses voitures abîmées par l’épisode neigeux (vitres cassées, etc.). C’est du moins l’explication officielle. Pas question que je me fasse rembourser. Je prends le précédent, la bétaillère à étage qui part une demi-heure plus tôt, mais comme pour la même raison, elle est transformée en omnibus, je n’arrive au Café du Faubourg que dix minutes plus tôt.
Après avoir bookoffié sans grand succès, je me risque au marché d’Aligre malgré le froid et n’y trouve rien, pas davantage chez Emmaüs. Dépité, je rejoins l’avenue Parmentier à pied afin de déjeuner au Palais de Pékin.
Il est tôt. Où se mettre à l’abri du vent glacé ? Je me garde bien de retourner dans certaine bouquinerie infâme mais entre dans l’église Saint-Ambroise. Elle est aussi vaste que peu remarquable. Quelques miséreux y ont trouvé refuge dont l’un a carrément installé une chaise au-dessus d’une bouche de chaleur. Il s’y tient prostré « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » La Police est espérée, non pour expulser ces malheureux, mais pour prier à l’invitation du Clergé « Policier, viens parler de ton métier avec des collègues à la lumière de l’Evangile ».
Aucun couple d’amoureux n’a choisi le Palais de Pékin pour la Saint-Valentin. La femme et l’homme présents n’en sont pas, comme me l’apprend son propos à lui :
-Guillaume Dustan, j’ai tout lu pendant ma dépression. C’est un de mes amants qui me l’a fait découvrir.
Deux vieilles amies commandent une Tsingtao. Cette bière ne m’est plus inconnue depuis qu’une élégante Chinoise m’a expliqué qu’elle est fabriquée à Qingdao, sa ville natale. Elle vient de la rejoindre afin d’y fêter, avec sa nombreuse famille, le Nouvel An, lequel a lieu cette année, et pour la troisième fois depuis ma naissance, le jour de mon anniversaire (on trouve à Qingdao une Cathédrale Saint-Michel).
Après avoir terminé d’énormes moules un peu coriaces, je remonte la rue du Chemin-Vert jusqu’à la Petite Rockette. Je n’y vois aucun livre intéressant. Le seul que je feuillette est un journal autoédité qui bénéficie d’une inscription manuscrite de l’auteure : « A mon docteur, afin qu’il me connaisse mieux ».
D’un coup de métro, je rejoins le second Book-Off où je trouve quand même cinq livres à acheter. Il fait toujours aussi froid quand j’en ressors. Près de la station de métro Quatre-Septembre, un semi clochard est en grande conversation téléphonique avec je ne sais qui. Johnny, Laetitia, Laura, David, la famille dont il parle n’est pas la sienne et plus déshérité que les deux derniers il est.
                                                    *
Comment presque rater son voyage de retour :
S’installer comme d’habitude, avant que le tableau d’affichage ne l’autorise, dans la bétaillère du quai Dix-Neuf. Découvrir au dernier moment qu’elle ne va qu’à Oissel. Chercher l’autre bétaillère. La trouver quai Vingt-Trois. Y grimper deux minutes avant le départ. Comme elle est, elle aussi, transformée en omnibus et donc blindée, n’y avoir pour s’asseoir que l’emplacement des bagages. Etre transporté comme un colis jusqu’à Vernon. Là, trouver enfin une vraie place assise.
                                                   *
Seul livre inattendu rapporté de Paris ce mercredi : Dessins de François Caradec (Les Ateliers du Tayrac). Je ne le savais pas dessinateur. Son talent dans ce domaine est relatif.
                                                   *
Trouvé dans un autre livre : un petit recueil de pensées et maximes d’Oscar Wilde qui était offert aux voyageurs de l’Eurostar en mil neuf cent quatre-vingt-seize. Extrait d’actualité en ce jour de froide Saint-Valentin : Personne n’est parfait : même moi, je suis particulièrement sensible aux courants d’air.
                                                   *
« Et ne me parlez pas de l’église Saint-Ambroise. Quand je la croise, j’ai honte pour Dieu. » (Pierre Desproges, dont ce sera le trentième anniversaire de la mort le dix-huit avril)
 

15 février 2018


Un « opéra pour tous » est proposé mardi soir à l’Opéra de Rouen, L’Ebloui de Michel Musseau, sur un livret de Joël Jouanneau. Pour tous, pourquoi pas pour moi, me dis-je, bien je me méfie des spectacles « tout public », c'est-à-dire pour enfants.
La lecture du livret programme confirme mes appréhensions. L’Ebloui narre un « parcours initiatique ». Celui qui est ébloui a pour nom Horn. Il sera « confronté aux injustices du monde avant de finalement trouver la paix ».
Deux chanteuses et un chanteur de la compagnie Le Carrosse d’Or sont sur scène en compagnie de deux musiciens et d’une musicienne de l’ensemble Ars Nova. Je n’ai rien à redire de leur prestation, mais cela ne suffit pas à faire de cet opéra pour tous un spectacle qui m’intéresse. Il ne m’éblouit ni musicalement, ni théâtralement.
« C’est quand que c’est fini ? » demande le moutard assis derrière avec son père. Celui-ci réussit à le retenir un certain temps puis capitule, ce qui nous vaut un beau claquement de porte.
Cinq minutes plus tard, la représentation s’achève abruptement, au point que le public hésite à applaudir. Quand il le fait, cela ressemble au minimum syndical. Les seuls à manifester leur enthousiasme sont les gars de la régie au fond de la salle.
Au moins, suis-je de retour chez moi avant vingt et une heures.
                                                          *
Dans le même temps, cent treize artistes et vingt-quatre employés administratifs et techniques de l’Opéra de Rouen s’apprêtent à décoller pour le Sultanat d’Oman afin de donner Norma, et accessoirement Pierre et le loup, à l’Opéra Royal de Mascate. Les décors de Norma sont déjà partis par bateau du Havre puis seront acheminés par camion dans le désert.
Cette opération de prestige est due à Frédéric Roels, ancien Directeur, par ailleurs metteur en scène de cette Norma. Le Sultan Qabus est mélomane, il paie une partie des frais engagés.
Dix membres de l’association Publics de l’Opéra de Rouen sont également du voyage. Invités par le Sultan ? Invités par l’Opéra de Rouen ? Voyageant à leurs frais ? No lo sé.
                                                          *
Toute histoire visant à parler du monde et qui se termine bien est un mensonge.
 

14 février 2018


Attachant personnage qu’Edouard Levé dont les séries de photos Angoisse, Pornographie, Amérique et autres sont bien pour me plaire.
Il en est de même de son Autoportrait, écrit dans sa trente-neuvième année, publié en deux mille cinq chez P.O.L., que j’ai lu dans sa réédition posthume de deux mille treize au format poche, un bloc de texte autobiographique que pour les besoins de la prise de notes je suis obligé de scinder afin d’en tirer ce qui résonne le plus en moi  :
Je n’ai pas honte de ma famille, mais je ne l’invite pas à mes vernissages.
Mon père m’a surpris en train de faire l’amour avec une femme, lorsqu’il a toqué à la porte, j’ai dit mécaniquement : « Entrez », son visage s’est illuminé, il a aussitôt fermé la porte, lorsque l’amie a tenté de repartir discrètement, il s’est précipité vers elle et lui a dit : « Revenez quand vous voudrez, mademoiselle. »
Je fais des photographies parce que je n’ai pas vraiment envie de changer les choses.
J’écris peut-être ce livre pour ne plus avoir à parler.
A un dîner, une amie m’a embrassé, s’est déshabillée, et tout a basculé pour la moitié des convives, parmi lesquelles figuraient trois de mes anciennes amantes.
J’ai couché avec une quinzaine de prostituées de diverses origines : française, indienne, africaine, roumaine, arabe, italienne, albanaise.
Adolescent, le nazisme me paraissait appartenir à un autre temps, mais plus je vieillis, plus ce temps me semble proche.
Je crois que les touristes ne regardent pas leurs photos de voyage, et s’ils les regardent, je crois qu’ils n’en pensent rien.
J’écris moins bien assis à une table ronde, où mes coudes reposent dans le vide, qu’à une table rectangulaire, sur laquelle ils prennent appui. (Je me souviens que Marguerite Duras a écrit la même chose et que je l’ai noté en son temps)
Mon frère et moi, nous sommes comme le jour et la nuit, je suis peut-être la nuit.
Je crois plus en la littérature, même mineure, que dans le cinéma, même majeur.
Lorsque nous jouions au voyou et à la bourgeoise, ma cousine passait devant la balançoire sur laquelle j’étais assis, à l’écart de la maison familiale, je l’interpellais d’un air mauvais, elle ne répondait pas mais faisait semblant d’être affolée, elle commençait à courir, je la rattrapais et la conduisais de force dans la petite cabane, je fermais le verrou, je tirais les rideaux, elle essayait vaguement de s’enfuir, je la déshabillais, et simulais l’acte sexuel pendant qu’elle poussait des cris dont je n’ai jamais compris s’ils mimaient l’horreur ou le plaisir, j’ai oublié comment nous finissions.
Bien que j’aie publié chez lui deux livres, mon éditeur continue de me présenter comme un artiste, si j’étais comptable, en plus d’être écrivain, je me demande s’il me présenterait comme un comptable.
Dans mes périodes de dépression, je visualise l’enterrement consécutif à mon suicide, il y a beaucoup d’amis, de tristesse et de beauté, l’évènement est si émouvant que j’ai envie de le vivre, donc de vivre.
J’ai perdu tout contact avec des amis qui m’étaient chers, sans savoir pourquoi, je crois qu’eux non plus ne savent pas pourquoi.
J’ai un fantasme avec les étudiantes en école d’art.
Je n’aime pas qu’on me rende visite à l’improviste.
Lorsque quelqu'un me parle de ses « énergies », je pressens un arrêt prochain de la conversation.
J’ai appris à dessiner en copiant des photos pornographiques.
Mes souvenirs, bons ou mauvais, sont tristes comme des choses mortes.
                                                         *
Autoportrait débute par Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, et Suicide mode d’emploi à mourir. et s’achève par Je ne pourrai dire qu’une fois sans mentir : « Je meurs. » Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé.
                                                        *
Lorsque Paul Otchakovsky-Laurens est mort à Marie-Galante le deux janvier dernier dans un accident de voiture, France Culture a rediffusé son A voix nue.
Il y racontait comment après avoir reçu le manuscrit de Suicide, le texte dans lequel Edouard Levé raconte celui d’un ami à lui, il avait voulu le joindre au téléphone et qu’il était trop tard.
                                                       *
Edouard Levé s’est suicidé le quinze octobre deux mille sept à Paris. Il avait quarante-deux ans.
                                                       *
Le passage le plus rude d’Autoportrait :
Enfant, ma mère me surnommait parfois Edouard le bâton, parce que je passais mes journées à la campagne avec un morceau de bois, plus tard, lorsque je suis devenu turbulent, elle m’a appelé le Bâton merdeux, puis, plus simplement, la Merde.
 

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