Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

11 février 2025


Ravi de ma lecture au lit de « J’ai trouvé un flacon de mercure… », le choix de textes anarchistes de Félix Fénéon paru en deux mille vingt-trois dans la collection Le Bon Voisin chez HD Editions avec en couverture un portrait de profil de l’auteur signé Willem, un livre acheté un euro chez Book-Off.  On y trouve la Revue du mois écoulé qu’écrivit Félix Fénéon dans La Revue des journaux et des livres entre octobre mil huit cent quatre-vingt-cinq et septembre mil huit cent quatre-vingt-six, la signant Frédéric Moreau, dans laquelle il évoque l’actualité avec l’humour pince-sans-rire que l’on retrouvera dans ses Nouvelles en trois lignes.
Extraits :
Revue du mois d’octobre mil huit cent quatre-vingt-cinq :
La demande en grâce de la Bruxelloise Jeanne Lorette, condamnée à trois ans de prison pour avoir tué, à La Haye, son amant l’exquis diplomate japonais Sakurada, est rejetée ; l’instruction du crime de Villemomble se poursuit ; pour la troisième fois revient aux assises l’affaire du docteur Estachy accusé d’avoir fait manger à son collègue Tournatoire des grives intoxiquées d’atropine ; et, pour faire suite au procès Albert Pel, voici le procès Ribout : cette fois, au lieu de particularités mélodramatiques, des détails sentimentaux ; au lieu d’une condamnation, un acquittement. Défenseur : Me Demange. Les cours d’assises se transforment en cours de chimie : désormais, nul n’a le droit d’ignorer les aimables propriétés de la colchicine et autres poisons végétaux, expéditifs et discrets au point de ne laisser aucune trace dans l’organisme.
La chronique judiciaire fut, en outre, défrayée par le sieur Sgaluppi, qui berna tout le monde, depuis Lord Lyons et le prince Orloff jusqu’à Hugo. Moyennant finances, cet industrieux escarpe, qui se faisait appeler le commandeur Albert de Sartigny, conférait à tout venant les décorations exotiques les mieux cotées : de par lui, les ordres de l’Aigle blanc de Pologne, du Palatinat romain, de la Croix blanche, etc. s’accrurent de membres nombreux ; quelques mois de prison interrompent les héraldiques opérations de ce gentilhomme.
Trop nombreux pour être énumérés en ces notes, les duels provoqués par les compétitions électorales ; d’ailleurs, ces haines-là, féroces à la tribune des réunions publiques, s’amadouent sur le terrain : une égratignure, - et la réclame est faite, l’honneur satisfait et l’électeur roulé. Bien anodin aussi le duel du peintre moderniste Henri Gervex et du comte d’Izarn de Freissinet : celui-ci en est quitte pour un pouce de fer au flanc.
Revue du mois de novembre mil huit cent quatre-vingt-cinq :
Place de la Concorde, le 29 octobre, un coup de pistolet était tiré dans la direction de la voiture de M de Freycinet, par un sieur Mariotti, qui, pendant deux ou trois jours, joua au personnage mystérieux et anonyme : ce simulacre d’attentat avait simplement pour but d’appeler l’attention publique sur un déni de justice dont ce fantaisiste agresseur se prétendait victime.
Le lendemain à trois heures et demie, comme il sortait de l’Élysée par la porte de l’avenue Gabriel, le Président de la République, - étourdissement ou, peut-être, légère attaque d’apoplexie, - se fendit la lèvre aux barreaux de la grille, minime accident qui, commenté et amplifié, causa quelque émotion.
Revue du mois de janvier mil huit cent quatre-vingt-six :
La série rouge :
Le 13. Assassinat de Monsieur Barrème, préfet de l’Eure.
Le 14. Assassinat de Madame Laplaige, rue Beaubourg.
Le 15. Assassinat de Marie Aguétant, rue Caumartin.
Le 16. La Cour d’assise de la Seine condamne à mort Barbier (affaire de la rue de Rambuteau).
Le 20. Assassinat de la femme Evrat, rue de Charenton.
Le 24. M. de Verneuil tue, boulevard du Temple, l’amant de sa femme, et blesse grièvement celle-ci.
Le 26. La fille Heuchard tue son amant.
Sont morts, en janvier, sans le concours des assassins : MM Messieurs de Falloux, ancien ministre, de Foubert et Goguet, sénateurs, Paul Baudry ; Bressant, ancien sociétaire de la Comédie-Française, le docteur Jules Guérin.
Grève des mineurs à Decazeville (Aveyron). M. Watrain, ingénieur et sous-directeur de l’exploitation, est tué par les grévistes. 
Revue du mois de mars mil huit cent quatre-vingt-six :
Le 5. Trois coups de revolver sont tirés, au grand émoi des boursiers, sur la Corbeille de la Rente, par un énergumène du nom de Gallo.
Le 27. Désordres dans le bassin de Charleroi. Complète destruction des verreries de Sadin, Dorlodot, Devilley, Jonet, Mondron, Gosselies et Courcelles. A Marchiennes, la verrerie de l’Étoile et les laminoirs de Monceau sont dévastés. Le château d’Oultremont brûle. Les troupes tirent sur les révoltés, qui répliquent à coups de briques, de gourdin et de hache.
Le 28. Le romancier naturaliste, Robert Caze, meurt des suites d’une blessure reçue dans son duel avec notre confrère Charles Vignier.
Revue du mois de mai mil huit cent quatre-vingt-six :
Le 11. A Lyon, les ouvriers de la Mûlatière, en grève depuis huit jours, « manifestent » devant l’usine de M. Allouard. Des fenêtres, M. Allouard et ses employés tirent sur la foule, blessent trente personnes. Intervention de la police. Arrestation parmi les ouvriers.
Au Trocadéro, grand festival au profit de l’Institut Pasteur, MM Saint-Saëns, Léo Delibes et Gounod conduisent eux-mêmes l’exécution de leurs œuvres.
Revue du mois de juillet mil huit cent quatre-vingt-six :
Le 9. Un individu nommé Justin Cagus, originaire du Tarn, tire un coup de revolver dans la salle des séances du Palais-Bourbon.
Le 16. L’anarchiste Gallo, l’auteur de l’attentat de la Bourse est condamné à vingt ans de travaux forcés et à la relégation perpétuelle.
Obsèques du cardinal Guibert.
Le 20. Aux environs de Saint-Etienne, duel au pistolet entre M. Maxime Lisbonne, ci-devant colonel de la Commune, et M. Louis Périé, rédacteur en chef de la Loire républicaine. Résultat nul.
Revue du mois d’août mil huit cent quatre-vingt-six :
Le 5. Découverte de débris humains dans un urinoir situé en face de l’église de Montrouge. Premier paquet : deux jambes et deux bras. Deuxième paquet trouvé rue d’Alésia, contenant divers fragments du corps, une cuisse et le bassin dont on avait enlevé les intestins. Plus loin, rue Gardioni, un troisième paquet recelait le buste entier, moins le sein gauche. On recherche la tête et le sein manquant ; impossible d’établir l’identité de la victime.
Revue du mois de septembre mil huit cent quatre-vingt-six :
Les principaux incidents du mois de septembre sont les tremblements de terre aux États-Unis, l’abdication du prince-régnant de Bulgarie, l’occupation des Nouvelles-Hébrides, le mouvement insurrectionnel madrilène, la grève de Vierzon et le voyage du président du conseil dans le Midi.
Pendant la première semaine de septembre, tremblements de terre aux Etats-Unis. Les secousses sont ressenties à Pittsburgh, Cincinnati, Cleveland, Detroit, Indianapolis, New York, Santa-Cruz, Germentowm, Summerville, Chicago, Augusta, Colombia. Dommages matériels : cinq millions de dollars. Nombreux morts. La ville de Charlestown est détruite.
Le 24. MM Jules Guesde, Paul Lafargue et le docteur Susini, condamnés par défaut, le 12 août dernier, comparaissent devant la Cour d’assises de la Seine sous l’inculpation : le premier, d’excitation au meurtre et au pillage ; le second, d’excitation au pillage, le troisième, d’excitation au meurtre. Me Lenoêl-Zévort les assiste. Les accusés présentent eux-mêmes leur défense, exposent leurs doctrines socialistes, et sont acquittés.
                                                                  *
Autre intéressante lecture : Le Traité de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie, trouvé dans une boite à livres rouennaise, que je ‘n’avais jamais lu, un texte écrit à seize ou dix-huit ans publié longtemps après sa mort.
                                                                  *
Une grosse déception : la Correspondance Vladimir Nabokov / Edmund Wilson. Ces deux messieurs qui n’avaient rien de personnel à se dire m’ont ennuyé avec leurs petites querelles littéraires et leurs nombreux débats sur la traduction du russe en anglais.
Déçu aussi par les textes, les photos et la plupart des dessins de la revue érotique, littéraire et graphique Stupre, représentative du fade vingt et unième siècle.

7 février 2025


François, notre conducteur, annonce d’un ton enjoué qu’à l’approche de Paris Saint-Lazare nous circulons avec deux minutes d’avance. Je rejoins la Bastille avec le bus Vingt-Neuf qui dévie toujours le Marais à la surprise de celles et ceux qui y allaient. Les trottoirs sont mouillés ce mercredi. Il a plu. Il ne pleuvra plus. « Parfois ils ne disent pas la vérité », commente un commerçant du Marché d’Aligre. Aucun livre n’est là pour moi.
En attendant onze heures, je prends un café assis, toujours à deux euros vingt, au Camélia. Une vieille dilapide sa retraite dans les cartes à gratter. Un sportif boit un café au comptoir, à qui elle demande de faire une flexion, jambes tendues, jusqu’à toucher le bout de ses pieds. Une formalité pour lui. « Il faut être jeune, lui dit-elle, moi j’ai quatre-vingts ans. » « Bon courage », lui répond-il. Elle ne cesse de se réapprovisionner et de perdre. « C’est du vol, c’est comme les politiques », se plaint-t-elle.
A l’ouverture de Book-Off, je me débarrasse de quatre lourds livres contre la modique somme de huit euros puis en dépense six pour Bonne nuit, Œdipe de Joseph Barry (Seuil), Chroniques du hasard d’Elena Ferrante, illustrations d’Andrea Ucini (Gallimard), Dans la forêt du miroir (Essais sur les mots et sur le monde) d’Alberto Manguel (Actes Sud / Léméac), Sauve qui peut la vie de Nicole Lapierre (Seuil), « J’ai trouvé un flacon de mercure… » (Choix de textes anarchistes 1884 – 1895) de Félix Fénéon (Le Bon Voisin) et le premier numéro de la revue érotique, littéraire et graphique Stupre, cet exemplaire ayant été offert avec les mots suivants : « Pour Dorothée. Une dédicace profonde et dure. Enjoy » (elle n’en a pas été assez pénétrée).
Je suis à peine dans le métro Un quand la voix annonce qu’il n’ira pas plus loin que Gare de Lyon en raison d’un dégagement de fumée à Saint-Paul. A ce nouveau terminus, la rame est accueillie par des gilets orange criant à tous de descendre, ce qui fait paniquer les non francophones. Après une bonne marche souterraine, je rejoins la ligne Quatorze, en descends à Châtelet, marche encore longtemps dans des couloirs avant de pouvoir remonter par le Forum des Halles (la pire horreur qui soit à Paris) d’où j’émerge près de l’église Saint-Eustache, encore une bonne marche à l’air libre et me voici au Diable des Lombards à seulement midi et demi pour une quiche au thon suivie d’une dorade entière rôtie légumes verts sauce vierge. L’écran muet annonce que Donald Trump veut faire de Gaza une deuxième Côte d’Azur. Mes voisins ont des conversations de collègues : « Les bagnards, ils cassaient des cailloux toute la journée. Le soir, ils savaient ce qu’ils avaient fait. Nous, on ne sait pas. ».
Pour finir, j’achève de remplir mon sac de livres à un euro aux deux autres Book-Off. Enquête sur des lieux de Petr Král (Flammarion), Le supplice des week-ends de Robert Benchley (Pavillon Poche Laffont) et Comment ne pas devenir écrivain voyageur d’Adrien Blouet (Notabilia) à Saint-Martin. Panama Al Brown d’Eduardo Arroyo (Cahiers Rouges Grasset) et East Village Blues de Chantal Thomas avec photos d’Allen S. Weiss (Points) à Quatre Septembre.
Dans le train de retour, je poursuis ma lecture de la Correspondance de Clementine et Winston Churchill. Tandis qu’il commande son bataillon dans les tranchées chez les Flamands, elle crée des cantines ouvrières dans les usines d’armement d’Angleterre.
Désormais, le jour est encore présent lorsque je sors de la Gare de Rouen à six heures moins une.
                                                                         *
Ces vieilles et ces vieux qui se vantent de leur grand âge auprès de n’importe qui. Comme s’il y avait un quelconque mérite à en être arrivé là.

6 février 2025


Il y a dans notre vie, un secret très simple, et pourtant négligé : partir, c’est vivre.  Marchant, chevauchant ou pédalant avec lui dans les cafés de la ville, je suis parvenu au bout des mille quatre cent dix pages du Bouquins Laffont groupant, sous le titre L’Energie vagabonde, une série de textes de Sylvain Tesson dont j’ai apprécié certains positivement et d’autres moins.
Parmi les notes prises, surtout dans la première moitié du livre, je retiens ces trois aphorismes :
L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est l’obligation de vivre avec eux.
Des sauterelles craquettent par milliers, rappelant qu’elles sont une inépuisable réserve de protéines.
Peu importe le paysage, c’est le nom que je voulais traverser. « La traversée des toponymes », c’est le titre que devrait porter tout récit de voyage.
Retenu aussi ce développement à propos du sort des femmes dans le monde :
Le wanderer que je suis redeviendra humaniste lorsque cessera la suprématie du mâle. Il souffre à chaque instant de se heurter où qu’il porte ses pas (aux rares exceptions des pays scandinaves, de certaines vallées himalayennes et des jungles primaires) à la toute-puissance de la testostérone. Il lui semble que l’humanité a érigé en divinité, le mauvais chromosome. Il entend des cris de joie dans les maisons berbères saluant la naissance d’un garçon et des lamentations si c’est une fille. Il a traversé des villages dans les campagnes de Chine où les mères se pendent si elles enfantent une fille. Il a vu en Inde où il manque cinquante millions de femmes, le visage des victimes qu’on a tenté de brûler. Il a lu dans le Coran – ce bégaiement paniqué de berger hagard – le mépris ruisselant de stupidité dans lequel  est tenue la femme. Il sait qu’en Europe autour de lui, sous ses yeux, la situation n’est pas plus heureuse. Dans les champs tropicaux qu’il a traversés, il n’a souvent vu que la silhouette des femmes affairées aux moissons pendant que les hommes s’adonnaient à cette occupation qui tient en haleine chaque jour des milliards d’entre eux : suivre l’ombre d’un arbre au fur et à mesure que le soleil se déplace dans le ciel. Dans des pays de sable et de soleil, il a partagé des dîners à la table du maître de maison pendant que la mère de famille se nourrissait par terre de ce qu’on lui laissait. Il a rencontré des familles composées de petits garçons gras comme des poussahs entourés de fillettes aux côtes saillantes. Il a collecté dans ses carnets de notes quelques proverbes hideux :
Quand la fille naît, même les murs pleurent. (Roumanie)
Une fille donne autant de soucis qu’un troupeau de mille bêtes. (Tibet).
Instruire une femme, c’est mettre un couteau entre les mains d’un singe. (Inde)
La femme est la porte principale de l’enfer (Inde)
La femme que Dieu comble de bonheur est celle qui meurt avant son mari. (monde arabe)
Merci, mon Dieu, de ne pas m’avoir fait naître femme. (monde juif)
Celui-ci à propos de l’usage de la bicyclette :
J’avais oublié combien le vélo aliénait l’esprit. A bicyclette, toute l’énergie spirituelle est consacrée à maintenir la tension physique. Et ce que l’on gagne en vitesse est à mettre au débit de la production intellectuelle. Le corps travaille, le cerveau dort. C’est donc dans un parfait état d’abrutissement que je passe quatre cols entre 800 et 1200 mètres.
Enfin, à propos des chiens : Ces bêtes serviles sont abâtardies par l’homme. On leur apprend à répondre aux caresses, à renvoyer du maître une image flatteuse, baveuse.
                                                                 *
Pas un récit de Sylvain Tesson sans citations. J’en garde cinq :
Le type qui a envie de faire sauter le monde est la contrepartie de l’imbécile qui s’imagine qu’il peut sauver le monde. Le monde n’a besoin ni d’un destructeur ni d’un sauveur. Le monde est et nous sommes. (Henry Miller)
Les forêts précèdent les hommes et les déserts leur succèdent. (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe)
L’homme descend du songe. (Antoine Blondin)
La vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter. (Gustave Flaubert à Mademoiselle Le Royer de Chantepie, le dix-huit mai mil huit cent cinquante-sept)
Je ne pense que quand j’écris. (Pierre Louÿs, Journal, treize septembre mil huit cent quatre-vingt-dix)

3 février 2025


Marianne Faithfull qui meurt et ce sont mes quatorze ans qui s’effacent un peu plus, As Tears Go By.
Peu avant sont morts Gabriel Yacoub, le chanteur de Malicorne, dont j’achetais les disques durant ma période folk des années soixante-dix chez Mélodie Massacre, et Daniel Colling, le créateur du Printemps de Bourges, que j’ai connu à Cazals dans le Lot en juillet mil neuf cent soixante-quinze. Spectateur arrivé en avance de son Festival Folk International (au programme Malicorne, Alan Stivell, Marcel Dadi, Claude Marti, Roger Siffer, David Bromberg, Tom Rush, Una Ramos, Planxty, Country Gazette, Perlimpinpin Fòlc, Aristide Padygros et tant d’autres), je l’avais croisé au café du village. Il m’avait aussitôt intégré comme aide bénévole à la petite équipe de l’organisation. Il me prêtait sa Renault Seize, une des premières voitures avec des vitres électriques. Pendant les deux jours du Festival, je fus chargé de recevoir les artistes jouant sur la seconde scène sous un chapiteau. Je me souviens de Teresa Rebull demandant à ce que je la conduise d’abord à la caravane où l’on payait les artistes, craignant que tout le monde ne le soit pas, moins de spectateurs qu’espéré, bien que quinze mille, certains entrés sans payer.
Cela pourrait me faire paraître nostalgique. Je le suis moins que les constructeurs d’automobiles qui ressuscitent la Quatre Ailes, la Renault Cinq, la Fiat Cinq Cent, la Mini Cooper et la Deux Chevaux, toutes électriques. Celles et ceux qui les achètent n’auront jamais la vie qui allait avec.
                                                                   *
Travaux en cours dans la copropriété, là où vivaient Abrutus et Aboyus (que je ne regrette pas). Le nouveau propriétaire change portes et fenêtres. En plastique blanc, je pense ces nouvelles fenêtres. Tandis qu’il s’active avec celui qui l’aide, je lis un article du Figaro expliquant que les cambrioleurs ont un faible pour ces fenêtres en plastique de rez-de-chaussée qu’ils font fondre au chalumeau.
                                                                   *
Café bourgeois de Rouen vendredi après-midi. Une cliente : « Même avant que j’apprenne qu’elle nous donnait son appartement, on s’occupait d’elle. »
Café populaire près de Rouen samedi matin. La patronne : « Il s’en passe des choses dans le monde entier ! Quand même, l’hélicoptère là, qu’a foncé dans l’avion en Amérique… » La serveuse : « C’est louche. » La patronne : « Oui c’est louche. »

30 janvier 2025


A mon arrivée au Camélia, ce mercredi, je souhaite une bonne année au patron et à son fils. C’est aujourd’hui le nouvel an lunaire, le début de l’année du serpent de bois. J’ai une pensée pour Chyi. Que devient-elle, celle qui m’écrivait de Pékin en commençant ses courriers par « Petit lapin chéri ». Le lapin est mon signe dans l’astrologie chinoise.
Le ciel est un peu bleu dans la capitale. Ça ne va pas durer. Une nouvelle pluie est en route. Au Marché d’Aligre, où Amin est en pleine introspection, « Qu’est-ce qu’on va devenir ? », je ne trouve rien pour moi.
Pas davantage chez Re-Read où entre un homme qui déclare à la bouquiniste « Je voudrais me rapprocher du siège social ». Il a des locaux commerciaux à fourguer et repart déçu.
De retour à Ledru-Rollin, je découvre que le Café du Faubourg n’est plus. Relouqué, il est devenu Tonton Lulu. Adieu prolo, bienvenue bobo. Le Rallye, où je souhaite la bonne année à la patronne et à la serveuse, est toujours dans son jus. Un alcoolisé anime le comptoir : « Elle, elle est née en France, chacun sa merde ». Après être ressorti de Book-Off avec seulement quelques ouvrages à parcourir vite fait avant de les revendre, j’y déjeune d’un filet de hareng suivi d’un sauté de bœuf aux carottes et riz.
De la pluie à la sortie, je m’abstiens d’ouvrir le parapluie dont je ne sais que faire quand il est mouillé et que je rentre quelque part. J’ai redécouvert que la pluie, c’est moins gênant quand on n’a pas de lunettes. Au sous-sol du Book-Off de Saint-Martin je ne trouve rien qui me soit indispensable. Je dépense quand même un euro pour un roman, qui n’a pas l’air d’en être vraiment un, de Frédérique Clémençon, succombant à la tentation à cause de son titre Une saleté.
Toujours sous la pluie, avec une pause café au comptoir du Bistrot d’Edmond, je rejoins le troisième Book-Off où il n’y a pour moi à un euro qu’Ecrits et propos de Pierre Soulages (Hermann) et Oublier Berlin de Jean-Yves Cendrey (Editions de Minuit).
C’est le déluge à la sortie. Mon train de retour est à l’heure. La même pluie m’accueille à Rouen. J’attends le bus Effe Sept. Sous l’abribus, un excité déblatère. Il rentre du bled. Il se vante de ne pas travailler. Il déclare qu’il n’a besoin pour vivre que de sa bite et de son couteau. Dans le bus, il se colle près de la conductrice qui n’ose l’envoyer paître. Le couple qui l’accompagne rit de ses propos idiots de dragueur pénible. Il a tort de dire qu’il ne travaille pas. Il travaille, et très efficacement, pour le Pen, Bardella, Retailleau et les autres.
                                                                     *
Disponible à quatre euros chez Re-Read : Jean-François Kahn, Droit dans le mur ! une définition de la mort, dont il vient de faire l’expérience.
Disponible à un euro chez Book-Off : Pierre Dupont, L’Abbé Pierre, une vie d’amour, sans sa mise à jour.

28 janvier 2025


Une question que je n’ai pas à me poser : quitter Ixe ou non ? Je n’y ai pas de compte. J’ai failli autrefois. J’ai reculé devant le risque d’y subir des fâcheux et le temps que j’y passerais. Quand ça s’appelait Touitteur. Avant que celui devenu le farfadet de Trump ne l’achète et n’en fasse un endroit pire qu’il n’était.
En matière de réseau social, je suis uniquement sur Effe Bé, un compte privé, accueillant aux aimables, inaccessible aux déplaisants. J’y ai soixante-douze « ami(e)s ». Dont un mort et une très grosse majorité de fantômes. J’ai des échanges réguliers avec les doigts d’une main et des échanges irréguliers avec les doigts de l’autre main.
L’un des soixante-douze vient de se mettre en retrait. On quitte aussi Effe Bé en ce moment. Depuis que le boss s’est relouqué physiquement et mentalement pour être adoubé par Trump. Cette mise en retrait avec migration vers un réseau social auto-hébergé, libre et décentralisé m’ennuie. Je sais que cela distendra notre lien.
J’ai vu ça quand d’autres sont partis, avant. Ainsi, celui qui fut mon éditeur, vexé d’avoir eu une image bloquée par Effe Bé, pour cause de sein. Depuis plus aucun échange entre nous. Nous aurions pu par mail. Il ne l’a pas fait et de mon côté, je me suis dis pourquoi est-ce toujours à moi d’écrire le premier. Une « amie » a, quant à elle, supprimé son compte sans prévenir il y a quelques mois. Plus moyen de savoir ce qu’elle devient. L’impression désagréable d’avoir été ghosté (comme on dit).
En revanche, j’en vois un qui s’y trouve encore et ne semble pas se poser la question d’en partir. Un ancien « ami » celui-là. Il y a quelques années, un jour qu’un article de presse disait Effe Bé c’est fini, il s’en était réjoui. En commentaire, je lui ai demandé comment on pouvait se réjouir de la fin d’un service que l’on utilise. Il a éludé. J’ai reposé ma question. Il m’a traité de troll. Fin de notre « amitié ». Il est toujours sur Effe Bé. Il s’en sert pour faire connaître ses écritures et de la publicité pour son livre publié au Tripode.
Malgré le boss de Effe Bé devenu trumpiste, je ne bouge pas. D’une part, vu mes faibles capacités techniques, je n’ai pas envie de perdre mon temps à galérer sur un réseau social aux mains propres. D’autre part, ça ne me gêne pas de fréquenter des lieux malpropres (faudrait-il que je ne lise plus Le Parisien dans les cafés de la capitale au prétexte que Bernard Arnault était lui aussi derrière Trump le jour de son investiture ?).
Personne n’a les mains propres en France. Chacun(e) subventionne les pro-Trump Rassemblement National et Reconquête avec ses impôts. Cela s’appelle le financement public des partis politiques.
                                                                      *
Un de mes plaisirs de lecture sur Effe Bé, et donc une bonne raison d’y rester,  la chronique d’André Markowicz.
Extraits de celle du quinze janvier deux mille vingt-cinq :
D’un coup, c’est comme la grippe. Tout le monde quitte Fb parce que Zuckerberg a dit qu’il n’y aurait plus de « fact checking » dorénavant et qu’il s’est rangé derrière Musk et Trump. Et moi, je suis là, sur Fb, et, tant que je peux, j’y resterai, parce que je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau.
Dites, vous l’avez vu, le « fact checking »  de Fb ? Je veux dire, avant ? Du temps où Zuckerberg était, supposément, du côté du bien. Et qu’est-ce que c’est « le fact checking » ? Qui le fait ?
Moi, tout ce que je vois dans Fb, ce sont des limitations imbéciles, genre, l’interdiction d’une photo dès qu’il y a un sein visible - et ça, oui, c’est quelque chose qui est constant. (…)
Je n’ai aucune illusion sur la vertu de Fb - Je considère Fb comme un lieu commun dans lequel, plus ou moins, chacun, avec les aléas d’une dictature informatique (qui n’est pas uniquement dans Fb), chacun est responsable de ce qu’il dit et de la forme de ce qu’il dit. (…)
J’écris, parce que je me sens libre, dans ce monde absurde et ce monde de contrainte et que ça me permet aussi de rester en contact. (…)
Et je n’ai pas besoin de fact checking sur Fb, qu’on me dise que telle chose est mauvaise ou tel mot ne doit pas être employé - parce que c’est à moi de décider - je n’ai besoin d’aucune instance supérieure pour exercer le peu de jugement que j’ai. (…)
Je reste et j’essaierai de rester tant que ça va continuer et, à l’évidence, c’est en train d’aller vers la disparition. Mais imaginez, pour moi, la quantité de texte du journal ouvert qu’il abrite, Fb, - combien de dizaines de milliers de pages ?... A quoi elles servent ? C’est une autre question, que vous êtes en droit de vous poser, mais pas de me poser à moi, parce qu’on n’a pas le droit de demander à quelqu’un pourquoi est-ce qu’il reste vivant.

26 janvier 2025


Quittant momentanément ce siècle par la lecture, celle du Journal intime d’un mélancolique, j’accompagne James Boswell dans les buissons et au tripot :
J’ai senti en revenant chez moi cette nuit les désirs de la chair se déchaîner en moi. Je me suis donc rendu au parc St. James, et, comme Sir John Brute, j’y ai ramassé une putain. Pour la première fois j’attaque en cuirasse et n’y trouve qu’une piètre satisfaction. Celle qui s’est soumise à mes étreintes vigoureuses était une jeune fille du Shropshire. Elle n’a que dix-sept ans, elle est fort jolie et s’appelle Elizabeth Parker. Pauvre créature, quelle vie ! (vendredi vingt-cinq mars mil sept cent soixante-trois)
J’erre le soir dans le Parc, et j’aborde la première prostituée que je rencontre. Je m’accouple avec elle, sans grand discours, mais protégé du danger. Elle est laide, maigre et pue l’alcool. Je ne lui demande point son nom. La chose faite, elle s’esquive. J’ai la plus triste opinion de cette pratique grossière et je décide de ne plus m’y livrer. (jeudi trente et un mars mil sept cent soixante-trois)
Je me lance vers les Arcades, débordant de vie, brûlant de désir. Deux très jolies filles me demandent de les emmener. « Mes chers petites, dis-je, je ne suis qu’un pauvre diable. Je n’ai pas un denier à vous offrir, mais si vous voulez bien que nous nous amusions ensemble, si vous vous contentez d’un verre de vin et de ma personne, je suis votre homme. » Je retourne donc au Shakespeare. « Garçon, dis-je, que dites-vous de ces créatures ? Feront-elles l’affaire ?
-Je vais voir, Votre Honneur ! » s’écrie-t-il. Il les dévisage alors avec une effronterie incroyable. « Parfaitement ! s’exclame-t-il. -Vous m’assurez qu’elles seront de bonnes compagnes ? Alors, faites les monter ! » On nous conduit dans une chambre convenable où, la minute d’après, nous voyons arriver une bouteille de sherry. J’examine mon sérail. Il me paraît tout à fait propre aux jeux amoureux. Je caresse les deux belles, je bois, je chante La Jeunesse et la Saison et je me prends pour le capitaine Macheath. Puis, je me console de l’existence avec l’une et avec l’autre, par rang d’âge. Je me sens des ailes. Dire que je suis dans une taverne de Londres, au Shakespeare, dans les bras de la folle débauche, après avoir passé un hiver si austère ! Je prends courtoisement congé de mes deux femmes et je rentre chez moi, tout enflammé. (jeudi dix-neuf mai mil sept cent soixante-trois)
Je me rends au Parc, j’avise une virago de la plus basse espèce, auprès de qui je me fais passer pour un coiffeur et nous tombons d’accord pour la somme de six pence. Bras dessus, bras dessous, je l’entraîne dans les bosquets et me conduis le plus virilement du monde. Je m’en vais ensuite, en braillant, jusqu’au cimetière Saint-Paul. Puis je rentre dans l’estaminet d’Ashley, où je bois trois coups à trois pence. Dans le Strand, je ramasse une malheureuse petite débauchée et je lui donne six pence. La garce m’accorde mes entrées, mais me refuse l’assouvissement. Comme je suis le plus fort, volens nolens, je l’adosse au mur. La voilà, qui d’un bond, se libère de moi. Un ramassis de putains et de soldats accourt à ses hurlements. « Alors, soldats, mes frères, dis-je, un demi-solde ne peut donc plus baiser pour six pence ? Et celle-là qui fait la mijaurée ! » Je les mets de mon côté, j’accable la fille d’injures grossières, puis je bats en retraite. A White Hall, j’avise une autre fille et lui demande de faire crédit à un voleur de grand chemin, sans un liard. Elle refuse. Ma vanité est assez flattée ce soir. Sous mon accoutrement, on m’a toujours reconnu pour un gentilhomme. Je rentre chez moi, vers deux heures, très fatigué. (samedi quatre juin mil sept cent soixante-trois)
J’aurais dû noter hier que j’étais allé présenter mes devoirs à Monsieur Samuel Johnson. Il m’a fait beaucoup d’honnêtetés. (mardi quatorze juin mil sept cent soixante-trois)
James Boswell est l’auteur de Vie de Samuel Johnson, biographie publiée en mil sept cent quatre-vingt-onze.
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Autre lecture : celle de la brochure des Amateurs de Rémy de Gourmont publiée en soutien aux bouquinistes des quais de Paris lorsque Anne Hidalgo voulait les virer pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques.
J’y apprends que ce ne fut pas la seule fois où ils ont été menacés d’être chassés. Ainsi, le vingt-quatre mars mil neuf cent six, un Sénateur nommé Béranger, membre de l’Institut, dans L’Echo de Paris publiait un article intitulé Pour les mœurs, faut-il ou non une Censure ? dans lequel on trouvait ceci :
Niera-t-on le danger ? qu’on parcoure le boulevard, qu’on s’arrête devant les boîtes des bouquinistes des quais. Là, certes, l’administration a libre carrière sans crainte de blesser l’opinion. Y a-t-il rien de plus encombrant pour la circulation, de plus offensant pour les yeux, que ces installations malpropres qui détruisent la belle harmonie des quais, masquent les charmants aspects du fleuve, et donnent à une des parties les plus pittoresques de Paris,  l’apparence d’une foire de petite ville. Si du moins la décence y était respectée. Mais qu’on y regarde de près. Il n’est presque pas une de ces installations qui n’ait, bien en vue, un casier spécial où s’entasse tout ce que la licence accumulée d’autrefois et d’aujourd’hui a produit de plus honteux : livres à titres ou images obscènes, photographies galantes, cartes transparentes. Tout y est, et tout y peut être manié, feuilleté et lu sur place sans bourse délier. C’est le cabinet de lecture en plein air et sans frais. C’est là que le lycéen, la petite ouvrière, l’enfant même vont se corrompre gratis.

24 janvier 2025


Assis dans la galerie marchande de la Gare Saint-Lazare, je lis Huit Juifs (qui suit 16 Octobre 1943) de Giacomo Debenedetti. Et si un jour on voulait donner une décoration à ceux qui sont tombés, ce n’est certainement pas nous, les Juifs rescapés, qui la refuserions ; mais qu’on ne frappe pas de médailles différentes, qu’on n’imprime pas de diplômes spéciaux : que ce soit les médailles et les diplômes des autres soldats : « Soldat Cohen… Soldat Levi… Soldat Abramovic… Soldat Chaim Blumenthal, âgé de cinq ans, tombé à Leopoli, au milieu des siens, qui, les mains attachées derrière le dos, défendait encore la cause de la liberté et témoignait pour elle ».
« C’est un livre sur la Seconde Guerre Mondiale ? » me demande mon voisin, un trentenaire néo barbu. « Oui » « Vous avez lu Le tatoueur d’Auschwitz ? » « Non » « C’est très bien et ce soir il y a la série tirée du livre sur M6. Je vous la conseille fortement ». Je le remercie. Un conseil que je ne suivrai pas.
Ensuite, c’est le problème de signalisation à l’entrée de Saint-Lazare. Le seize heures quarante, comme tous les trains, n’arrive pas, puis, comme d’autres, il est supprimé. Une longue attente commence, emplie d’incertitude. Je repère le noyau dur des navetteurs. Ils sont facilement identifiables, car l’un d’eux, un homme à la peau noire, fait plus de deux mètres. Je ne les quitte pas d’une semelle, passant d’un quai à l’autre en fonction des espoirs d’arrivée du dix-sept heures quarante. Je sais qu’ils sont toujours au bon endroit, ayant des relais chez les cheminots, comme ce conducteur qui leur glisse « Quai Vingt-Sept ». Vers dix-huit heures, quand y arrive un train Nomad, je suis avec eux à la hauteur de la voiture Cinq. Dix minutes après, la voix de la Senecefe annonce ce train comme le direct Paris Rouen Le Havre. Nous nous y installons avant tout le monde.
La pluie tombe maintenant. Rien n’indique que ce train doive partir. Soudain, une foule galopante le prend d’assaut car la voix a annoncé qu’il va s’arrêter dans toutes les gares entre Paris et Rouen. Cinq minutes plus tard, plus une place assise. Il y a des voyageurs partout, debout dans les couloirs, assis dans les escaliers, grimpés dans les coffres à bagages. Un jeune homme réclame une place assise pour une femme à canne. Mon grand âge m’évite la tentation de la bonne action. Le chef de bord se fait entendre : « Notre train ne peut pas partir tant que vous êtes bloqués dans les portes. Je vous invite, soit à monter, soit à vous extraire. »
A dix-huit heures trente-cinq, la fermeture des portes étant devenue possible, c’est le grand départ. « Nous voyageons avec quatre trains supplémentaires à bord », nous indique le chef de bord. Malgré le collé serré, un silence quasi-total règne la voiture Cinq, une heureuse conséquence de l’existence du smartphone. Arrêts à Mantes-la-Jolie, Rosny-sur-Seine, Bonnières, Vernon Giverny, Gaillon Aubevoye, Val-de-Reuil, Oissel et nous voici à Rouen. Il est à peu près vingt-heures. J’aurais dû être là deux heures avant. A la descente, je retrouve le trentenaire néo barbu. Il a voyagé debout.
C’est sous une vilaine pluie que je rejoins mon logis ce mercredi, heureusement porteur d’un sac de livres à mon goût.
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Un fidèle lecteur, « depuis quelques mois », jusque alors inconnu de moi, à propos de mon Quel contraste avec les trois mâles ayant terminé ce Vendée Globe, leurs cris de vainqueurs, leurs branlages de bouteille de champagne avec éjaculation publique. me signale que Mathias Enard dans son dernier livre, Mélancolie des confins, parle de cette étrange  coutume de « l'onction champenoise » qui semble réservée aux conducteurs de formule 1, bizarre confrérie qui préfère se tremper de champagne plutôt que de le boire, sans que l'on sache précisément si cette vénérable tradition était au départ ou non religieuse, la foule recevant du pilote le champagne lustral dans une scène somme toute assez païenne dont une rapide recherche sur internet vous apprendra qu'elle existe depuis 1967 et la victoire d'un pilote américain  aux 24 heures du Mans.

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