Le Journal de Michel Perdrial
Le Journal de Michel Perdrial



Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

Comment Jules Perdrial, mon grand-père, traversa la Grande Guerre

11 novembre 2018


Quand il avait plus de quatre-vingts ans, mon grand-père, Jules Perdrial, entreprit de mettre par écrit sa guerre de Quatorze/Dix-Huit. Il offrit une photocopie de son récit manuscrit à chacun(e) de ses petits-enfants.
En juin deux mille quatorze, j’ai extrait les moments les plus significatifs de son récit et les ai publiés en quatre épisodes dans ce Journal que j’ai commencé le onze novembre deux mille six. Ce Onze Novembre deux mille dix-huit, centenaire de la fin de cette boucherie, m’est l’occasion d’une republication en un seul bloc.
Quand l’histoire commence, Jules Perdrial est au service militaire. Depuis le premier octobre mil neuf cent treize, il fait ses classes (comme on disait) à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr-l’Ecole.
2 Août 1914 l’Allemagne déclare la guerre, l’Ecole est presque aussitôt fermée, avec les autres auxiliaires je suis muté au 27ème Régiment de Dragons à Versailles (…) je suis versé dans le service armé apte à faire campagne, bien que relevant d’une jaunisse, je ne pesais plus que 50 kilos.
Il choisit la cavalerie car il aime et connaît les chevaux.
Ceux qui avaient préféré l’Infanterie nous quittèrent et seulement quelques semaines après nous apprîmes qu’ils avaient été envoyés dans un détachement de zouaves et qu’au cours de violents combats presque tous avaient été tués.
Mes classes terminées, je partis vers le 20 août 1915, dans un petit groupe pour rejoindre à Sacourt (Vosges) un escadron du 27ème Dragons, au repos dans ce secteur, que nous quittâmes pour aller participer à l’attaque du 25 Septembre en Champagne, secteur de Perthes-les-Hurlus, j’y reçus le baptême du feu.
Ensuite nous allons de place en place, puis nous cantonnons à St Bandry (Oise) d’où nous allons tenir les tranchées dans un secteur calme (…), ce secteur est infesté de gros rats et dans les cagnas (petits abris creusés au flanc des tranchées) où nous couchons, ils viennent nous disputer et arrivent à nous dévorer en partie nos boules de pain, bien que nous les ayons contre nous et quelquefois comme oreiller.
Début Janvier 1916, la décision ayant été prise antérieurement de supprimer la cavalerie sur le front, nous sommes démontés…

Le voici dans l’Infanterie à faire ses classes de fantassin (marche, fusil et baïonnette).
(…) et fin Mars nous sommes rapprochés du front par étapes de 20 à 24 km (toujours chargés du barda réglementaire à savoir : capote, casque, ceinturon avec baïonnette, le sac au dos garni de notre linge +220 cartouches, boite de viande et biscuits de réserve, une paire de chaussures de rechange, le fusil, un bidon plein au départ de 2 litres (eau ou vin), le masque à gaz, la musette dans laquelle notre quart cuillère, fourchette et notre ration de pain, en tout plus de 35 kilos (poids vérifié).
Arrivés à Compiègne, lui et ses camarades sont invités à monter dans un train de marchandise qui les conduit dans la région de Verdun.
Voici Jules Perdrial, mon jeune grand-père, au cœur de ce qu’on appelle la Grande Guerre :
(…) nous embarquons à la tombée de la nuit dans des camions qui sont très nombreux mais dont les conducteurs nous informent qu’ils seront beaucoup moins nombreux à venir chercher ceux d’entre nous qui auront la chance de s’en tirer indemnes.
Nous débarquons dans la forêt de Regret (…) et la nuit venue nous partons pour Fleury-devant-Douaumont où nous nous entassons dans des caves, toutes les maisons ayant été démolies et les obus tombant presque continuellement…
Après 3 ou 4 jours passés ainsi nous avons relevé la nuit les gars qui étaient en 1ère ligne, nous avions tout près devant nous le village de Douaumont, en ruines, pas loin, mais plus près encore les Allemands dans leurs tranchées, nous étions même à un endroit dans la même tranchée, séparés par un espace d’une quinzaine de mètres entre deux petites barricades, que nous avons fait reculer de plusieurs dizaines de mètres par une attaque à la grenade au petit matin, mais cela n’améliora pas notre situation, il y avait des cadavres sur le parapet, et quelques-uns dans notre tranchée…
Nous ne recevions plus aucune nourriture, les hommes qui devaient nous ravitailler se trouvant généralement tués ou blessés en route, nous ne trouvions que du chocolat dans les musettes des morts mais souffrant déjà d’une soif presque intolérable nous ne pouvions en manger.
Au bout de quatre jours, grand-père Jules peut regagner l’arrière, de nuit :
… nous étions presque méconnaissables, amaigris, longue barbe, couverts de boue séchée, mais nous nous trouvions relativement bien heureux d’être sortis de cet enfer.
 Je garde de cette période de repos un pénible souvenir, un homme du régiment l’avait quitté au moment où nous montions en ligne pour aller paraît-il voir sa famille à Paris, il revint ou fut ramené, jugé pour désertion devant l’ennemi, c’était en récidive, il fut condamné à être fusillé, tout le régiment assista à cette exécution.
Après avoir reçu des renforts, le régiment de grand-père Jules (deux cent dix hommes) repart à Douaumont
… face au fort toujours occupé par l’ennemi, mais que nous étions chargés de reprendre.
Ce jour-là, dans la matinée, massés face à l’objectif, nous étions bombardés par l’ennemi mais nous recevions aussi les obus de 400 mm dont notre commandement avait pris soin de nous vanter la puissance et l’efficacité au cours d’un rassemblement qui avait eu lieu les jours précédents, et dont nos artilleurs se servaient pour la 1ère fois, ces obus ne tombaient pas très nombreux mais quand il en tombait un dans notre tranchée plusieurs hommes étaient projetés jusqu’à 6 ou 7 mètres en l’air et généralement tués…
Un courageux volontaire nommé Vincent se charge d’alerter l’arrière et tout rentre dans l’ordre.
Arriva l’heure H (aux environs de midi) derrière nos gradés nous sortîmes tous des tranchées pour nous élancer dans la direction du fort, je n’allais pas loin, un obus de petit calibre tomba à 3 ou 4 mètres de moi, je reçus un éclat dans la cheville, pied gauche, je m’assis quelques instants dans un trou d’obus, puis me rendant compte que ma blessure étant chaude je pouvais encore marcher, ce qui n’allait pas se prolonger bien longtemps, je partis vers le poste de secours…
Quand il y arrive, on lui dit de marcher aussi loin que possible en direction de Verdun, puis le petit meusien (train à voie étroite) l’emmène à Revigny où on lui fait une piqûre antitétanique. Un autre train l’emmène à Sens (Yonne). Un hôpital y est installé dans une église désaffectée.
… après une opération pour enlever l’éclat, mon pied s’infecta, gonfla, prit une teinte violette, je souffrais beaucoup, ma température s’installa à 38/38.5.
Un mois passa, puis le médecin qui commençait à craindre la gangrène, tenta une opération au thermocautère, des pointes de feu profondes, sans anesthésie, autant dire la torture, je ne pouvais guère bouger 4 hommes me maintenaient sur mon lit, mais je hurlais à chaque pointe de feu. Le résultat fut que l’infirmière trouva le lendemain matin, une grande flaque de sang dans mon lit, une hémorragie dont je n’avais pas eu connaissance. L’après-midi, je fus de nouveau opéré, sous anesthésie cette fois, le chirurgien m’avait prévenu qu’il allait peut-être être obligé de me couper le pied, j’eus la satisfaction à mon réveil de constater que j’étais encore bipède…
Constatant que l’état général de grand-père Jules devient de plus en plus mauvais, un médecin l’envoie dans un bon hôpital (seul moyen pour moi d’éviter que cela ne tourne au tragique).
C’est aux environs du 1er juillet que j’arrivais à Cannes, dans un hôpital de la Croix Rouge installé dans le Grand Hôtel St Charles, tout y était parfait, les infirmières, presque toute de la bourgeoisie, ou de l’aristocratie, avec comme infirmière major la princesse Josepha de Bourbon, étaient bénévoles et très dévouées…
Il se remet un peu et obtient une permission de vingt jours qu’il va passer à Ourville-en-Caux (ce fut une grande joie pour mes parents de me voir arriver pas trop estropié).
Début décembre, je regagnais le dépôt du 129 au Havre, là je fus tout de suite obligé d’abandonner la canne dont je m’aidais encore pour marcher car cela était interdit en ville (par ordre du commandant de la place, qui heureusement ne défendait pas de boiter).
(…) j’avais reçu une carte du Caporal Catelin, qui commandait mon escouade à l’attaque du fort par laquelle il m’informait qu’il s’en était tiré indemne mais que sur les 210 de notre compagnie ils n’étaient que 11 dans ce cas, les 199 autres étant tués, blessés ou portés disparus.
Reconnu inapte à l’infanterie, il est reclassé dans l’artillerie et envoyé au dépôt Richepanse à Rouen.
(…) le jour de Noël 1916, dedans le train qui m’amenait à Rouen, je contemplais avec un peu de mélancolie en passant à la halte d’Allouville-Bellefosse le pays où j’ai passé mes 15 premières années et le clocher de l’église qui me rappelait tant de souvenirs et tout près de laquelle habitait encore ma grand-mère que je ne pouvais même pas aller embrasser.
De là, bien que boitant encore beaucoup, on l’expédie à Auzeville près de Toulouse puis à Marseille où il est prévu qu’il embarque pour Salonique. Il se fait porter malade. Le major lui dit que dans son état il n’aurait jamais dû quitter le dépôt. Le commandant de la place de Marseille l’hospitalise au Fort Saint-Jean où il reste deux mois puis on l’envoie à Nîmes, toujours boitant, où le vingt décembre mil neuf cent dix-sept, les médecins l’estiment apte à retourner au front. Le voici en Alsace, où dans la neige il participe à de nouveaux combats, puis en Champagne
… où nous avons retrouvé des quantités de poux à Rollot, secteur de Montdidier.
Début juillet nos pièces étaient à Montgobert (…) Nous les conducteurs cantonnions à ce moment à Puisieux, région de Villers-Cotterêts, nous couchions à même le sol dans une grange, située au bord d’une rivière, sur laquelle nous voyions le jour nager les rats, ils étaient tellement nombreux qu’ils crevaient de faim. Toute la nuit, ils nous couraient dessus…
En Septembre, les Allemands commençant à battre retraite, nous partons pour les Flandres, nous mettons en batterie dans la région d’Ypres, Roulers, à Stamkot notamment où nous avons des chevaux tués…
Nous avions dû dépasser Thilt, et nous trouvions dans la région de Deinzt, quand dans les tous derniers jours d’Octobre, une permission me fut accordée, sur l’avis de décès de mon frère, combattant aussi (classe 1915) mort à l’hôpital à Rouen pendant une permission, victime de la grippe espagnole…
Avec un camarade nous sommes partis au petit jour après une nuit passée dans la grange d’une ferme abandonnée et où avec un canon à longue portée, l’ennemi nous a bombardés toute la nuit, en partant nous avons constaté que les 14 chevaux (…) attachés à 40 ou 50 mètres de nous étaient tous morts, tués probablement par le même obus.
Plutôt que de dire ce qu’il éprouve à la mort de ce frère, grand-père Jules évoque alors le triste sort des chevaux :
Ce n’est pas sans une certaine tristesse que nous constations ainsi la mort de ces pauvres bêtes, nos compagnons de misère, victimes eux aussi de la bêtise et de la méchanceté des hommes, dont les dirigeants ne trouvent d’autres moyens que d’envoyer leurs peuples se faire massacrer dans les guerres.
C’est la seule critique de la guerre dans son texte. Suit un épisode qui aura lieu plus tard, dans lequel il est aussi question des chevaux :
Quelques semaines plus tard dans l’Aisne, alors que sous les ordres d’un gradé nous allions en colonne conduire nos chevaux à un abreuvoir, nous suivions un chemin creux où il y avait eu de récents combats, j’aperçus tout à coup à terre une légère fumée, je pensai une seconde à un mégot, puis compris aussitôt qu’il s’agissait d’une grenade qui venait d’être amorcée par le sabot d’un cheval.
Le cheval de grand-père Jules a l’œil crevé, ses camarades et lui sont indemnes
… un éclat m’avait frappé à hauteur de la poitrine côté gauche pénétrant dans un portefeuille bourré de nombreux papiers et s’arrêta ayant à peu près tout traversé, sans cet obstacle il aurait sûrement pénétré et dans cette région du cœur cela aurait pu se terminer très mal pour moi.  
Après avoir dit la tristesse que lui inspire le sort des chevaux, grand-père Jules en revient à la permission donnée pour le décès de son frère dont il n’évoque pas l’enterrement :
… c’est chez mes Parents à Ourville-en-Caux que je passais cette permission qui se terminait le 11 Novembre et c’est dans la matinée de ce jour que comme une traînée de poudre la nouvelle se répandit dans la Commune, l’armistice sera signé à 11h, partout ce fut une immense joie…
 J’étais le seul permissionnaire dans le pays (…) les plus aisés payaient le champagne, ce qui me valut de me sentir un peu vaseux le lendemain matin, mais après avoir déjeuné gaiement avec mes parents, je suis parti dans l’après-midi rejoindre mon régiment en Belgique.
En arrivant à ma batterie qui se trouvait dans la région de Audenarde, je retrouvai mes camarades, tous heureux de voir la guerre finie (…) quelques heures seulement avant la cessation d’un combat, l’un d’eux avait eu un bras arraché.
La démobilisation n’est pas pour tout de suite, les troupes avancent vers l’Allemagne :
… le 1er décembre nous défilons à Bruxelles devant le roi Albert 1er, puis après avoir séjourné dans la région de Liège, puis passé à Verviers, nous sommes rentrés en Allemagne, à la première halte de bonne heure le matin, dans un petit village, les habitants venaient curieusement nous regarder, puis ils nous ont offert de leur café, ersatzcafe comme ils disaient (il y a longtemps qu’ils n’en avaient plus de vrai)…
Le voici donc occupant pendant un moment l’Allemagne à Eschweiler (entre Aix-la-Chapelle/Aachen et Duren) où l’on ne trouve plus ni chiens ni chats, ils ont été mangés, puis il retourne en Belgique à Beyne-Heusey près de Liège où il loge chez l’habitant et prend ses repas avec une douzaine d’autres chez deux institutrices, et là dans son texte grand-père Jules fait une très longue digression au sujet d’un guérisseur qu’il y rencontre et qui jure-t-il fait des miracles, retrouvant le frère disparu de l’un d’eux, rendant la vue et la mobilité à la grand-mère d’un autre. De retour en France, il cantonne à Remiremont, puis à Saint-Amé où il est hébergé par la famille Coolus, enfin à Guebwiller qu’il quitte le quinze août mil neuf cent dix-neuf avec l’ordre de se faire démobiliser à Rouen, quartier Richepanse, ce qu’il fait le dix-neuf ;
Comme tous ceux qui avaient combattu je touchai, ce que la nation nous donnait en récompense des services rendus, quelques dizaines de francs de pécule et un costume (dit Clemenceau) d’un modèle standard.
A 27 ans, je me retrouvais donc dans la vie civile, avec une santé un peu altérée, particulièrement les voies digestives, et un peu handicapé par les séquelles de la blessure, m’empêchant de reprendre mon métier de garçon d’hôtel.
Grand-père Jules est ainsi resté six années à l’armée dont quatre à faire la guerre. Ayant retrouvé sa liberté, il passe le permis pour faire chauffeur d’auto, conduisant d’abord des camions puis des voitures de maître.
Pour moi comme pour beaucoup, le régiment et la guerre ne furent plus alors qu’un souvenir, conclut-il sobrement.