Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

3 avril 2018


C’est la première fois que j’entre Au Grand Nulle Part, rue du Général-Leclerc, ce vendredi vers quinze heures, et plus généralement c’est la première fois qu je remets le pied dans une librairie ne vendant que des bandes dessinées depuis les années soixante-dix où je fréquentais Lumière d’Août, rue de l'Ecole, laquelle est toujours là.
David Snug est plus grand que je ne croyais et moins roux qu’il l’écrit, un peu timide comme beaucoup de sarcastiques. Sur une table carrée rouge sont posés en piles deux de ses livres : Ne vous fatiguez pas à écouter ces 50 classiques de la pop : David Snug s'en est occupé pour vous (Marwanny Corporation Editions) et Je n’ai pas de projet professionnel (Editions Même Pas Mal).
-Vous n’en avez pas d’autres ? demandé-je au libraire.
-Non, je n’ai fait venir que ces deux-là.
C’est dommage, j’aurais aimé voir 64 ans en 2039 et La Maison n’accepte pas l’échec, tous deux publiés aux Enfants Rouges. N’ayant pas envie du livre de critiques musicales à la Snug, je choisis l’autre.
-Il est pas terrible, celui-là, me dit-il.
-Oui, mais l’autre est moins bien.
Je paie les quinze euros au libraire. Il m’offre un sachet en plastique contre la pluie. Avant d’y glisser mon livre, je le donne à David Snug pour une dédicace. Pendant qu’il commence son dessin, je lui explique que j’ai découvert ses bédés sur Facebook et que souvent il m’amuse beaucoup.
-J’essaie d’en faire une tous les jours sauf le dimanche, c’est pour ça que c’est pas très bien dessiné.
-S’il y a des fautes d’orthographe, c’est par inadvertance, ajoute-t-il
-On est amis sur Facebook ? me demande-t-il.
-Non, on n’est pas amis, je suis abonné c’est tout.
-C’est mieux, j’y ai je ne sais combien d’amis que je ne connais pas.
Tout en poursuivant son dessin, « Je vais mettre un peu d’herbe et des nuages », il indique un livre exposé dans la librairie à la jeune femme brune qui l’accompagne et qui doit être Aude avec qui il fait notamment de la musique sous le nom de Top Montagne (auparavant cela s’appelait Trotski Nautique). C’est une bédé dont il lui a parlé : Et si l’amour, c’était aimer ? de Fabcaro.
-Vous connaissez ? me demande-t-il, c’est bien.
-Non, je ne lis plus de bédés.
-Que David Snug et que sur Facebook.
-Oui, c’est dommage pour le libraire.
-Voilà, me dit-il en me montrant son dessin, vous n’avez plus qu’à partir sans payer.
Trop tard, j’ai déjà réglé. Je le remercie et lui souhaite un bon concert ce soir, où je n’irai pas.
-Vous n’aimez pas les concerts ?
-Pas trop dans les caves, plutôt à l’extérieur.
Celui de Top Montagne a lieu au Trois Pièces, le genre d’endroit où on ne peut pas aller quand on est seul et qu’on n’a pas envie de boire de la bière.
                                                         *
Mon dessin montre un personnage en ticheurte « I love Facebook » qui, le doigt en l’air, exprime cette forte pensée : «  la bédé s’est qu’en même mieux sur facebook que dans des livre qui prennent plein de place ». Il est signé David Snug 2000 « pour Michel, amitié profonde ».
                                                        *
Christophe Salengro, encore un homme qui meurt dans la soixantaine. Je l’ai évoqué dans un texte intitulé La star et l’épicier publié en deux mille dans la revue Diérèse et que l’on peut lire sur Textes en revues, pour l’avoir croisé à Avignon où j’étais en compagnie d’une fille avec qui cela n’a pas duré plus de quelques mois.
C’était en mil neuf cent quatre-vingt-neuf, bien avant Groland, mais Christophe Salengro était déjà fort connu, comme l’expliquait autrefois Benoît Delépine sur France Culture : « Il était une star de la publicité avant Groland. Il vantait des dalles autoadhésives. Il était entièrement nu avec une dalle autoadhésive devant son sexe. Ensuite, il lâchait la dalle et disait : « Et hop ». Ce simple mot avait fait le tour de la France. »
Une publicité comme on n’en voit plus au vingt et unième siècle.
 

2 avril 2018


C’est un lent train coloré qui m’emmène à Paris mercredi sous un pesant ciel gris. Il me permet néanmoins d’être à l’heure pour l’ouverture du Book-Off de Ledru-Rollin dont la devise est  affichée sur les murs : Veni Emi Vendidi (je suis venu, j’ai acheté, j’ai vendu). Venu oui, sans rien à vendre, et ayant très peu acheté quand je me retrouve sur le trottoir sous la pluie. Je ne dois pas arriver chargé chez celui qui m’a téléphoné un soir pour m’apprendre qu’il vendait une partie de sa bibliothèque et m’inviter à passer voir si certains livres m’intéressaient. J’ai connu cet homme quand il fréquentait l’Opéra de Rouen. A cette époque, j’avais trouvé dans un vide grenier un livre qu’il a édité à la Bibliothèque de l’Image et dont il a fait la préface : Idylle printanière d’un auteur anonyme et illustré de trente dessins licencieux attribués à Rojan.
Je rejoins Montmartre en métro avec changement à République puis à Gare de l’Est et sortie à Château Rouge. De quel côté aller ? Celui à qui je m’adresse ne le sait pas mais sort son téléphone :
-Attends, je vais demander à ma copine, elle travaille là-bas.
Grâce à elle, il me met sur le chemin de ce là-bas qui est tout près. Rue de Clignancourt, j’entre à La Chope du Château Rouge dont le menu du jour, inscrit à l’extérieur, me convient. L’endroit est agréable moitié café à petites tables rondes, moitié restaurant à tables carrées recouvertes de nappes à carreaux rouges et blancs. Les murs de briques brutes portent de grands miroirs. On y écoute Fip.
Filet de hareng, excellente épaule d’agneau accompagnée de haricots frites salade, crème brûlée et café me sont facturés quatorze euros quatre-vingt-dix, à quoi s’ajoute le quart de vin rouge à sept euros. J’indique à l’aimable patron que je passe côté café en attendant mon rendez-vous de quatorze heures et en commande un second avec un verre d’eau. A ma gauche, un homme à chapeau joue au scrabble avec une amie. A ma droite, un jeune homme et une jeune fille qui écrivent une adaptation d’Hamlet font une pause en mangeant une épaisse soupe chaude tout en discutant de Baudrillard. Nul bar à Rouen, on ne trouve cela.
Vers deux heures moins dix, je quitte l’endroit. En face de La Chope du Château Rouge est la pentue rue Muller. Je la grimpe. Au bout à droite, c’est la rue Albert dont je grimpe une partie. Je monte ensuite quatre étages.
-On arrive essoufflé chez vous, dis-je à celui qui m’ouvre la porte et à sa femme.
-C’est pour cela que nous déménageons.
Il me montre d’abord des étagères consacrées à la littérature.  « Quel est votre prix ? » lui demandé-je. « Oh, ce sera un ou deux euros ». Beaucoup d’auteurs intéressants se côtoient mais comme je ne lis plus de romans, je n’en tire qu’Endetté comme une mule ou la passion d’éditer, les mémoires d’Eric Losfeld (Belfond). « Venez par ici », me dit-il m’emmenant dans une autre pièce. Là, ce sont des livres érotiques. Il a été un spécialiste du genre, publiant notamment les revues Curiosa et Fascination dont j’ai acheté un certain nombre de numéros il y a quelques mois, que possédait la bouquinerie rurale Détéherre.
J’ai déjà certains des livres que je découvre. Parmi les autres, il en est qui m’attirent. J’en sélectionne quelques-uns, apprenant au passage que mon hôte était de ceux qui ont publié l’excellente revue Le Fou parle entre mil neuf cent soixante-dix-sept et quatre-vingt-quatre, dont je possède les trente numéros.
-Venez encore par ici, me dit il.
Nous sommes dans la chambre où une autre bibliothèque est consacrée à l’érotisme. J’en tire quelques autres livres.
-Je vais m’arrêter là, lui dis-je.
Nous posons les livres sur la table de la première pièce. « Ceux-ci, je vais vous les faire à cinq euros », me dit-il. « Ah, j’étais resté sur le prix de deux euros, lui dis-je, dans ce cas je ne vais pas les prendre tous ». Il fait un tri, en mettant certains à deux euros : Désirs, larmes et autres collations de Lionel Bayol Thémines (Chambres noires), Collection privée de Monsieur X d’Alexandre Dupouy (Astarté), Cochonnerie 2 (Colonnese Editore, Napoli), les numéros huit et neuf du Magasin Erotique (consacrés à Pierre Louÿs et à l’inceste), Correspondances croisées de Pierre Louÿs, Natalie Clifford-Barney et Renée Vivien (A l’Ecart) et Grisélidis, courtisane de Jean-Luc Hennig (Albin Michel).
Parmi ceux qui restent à cinq, je ne garde que les ouvrages qu’il a édités dans la collection Curiosa : Nous deux de Nelly et Jean (illustrations de Jean Dulac), Une jeune fille à la page d’Helena Varley (dont les illustrations sont attribuées à Paul-Emile Bécat par Jean-Pierre Bouyxou dans la préface) et Les Caprices du sexe de Louise Dormienne, pseudonyme de Renée Dunan (illustrations de Viset, pseudonyme du graveur belge Luc Lafnet).
En tout, cela fait trente et un euros, ramenés à trente. C’est exactement ce que j’avais dans mon portefeuille. Veni Emi.
Après avoir un peu parlé de l’Opéra de Rouen avec mes hôtes, je redescends les quatre étages. La rue Albert permet d’entrer dans le jardin du Sacré-Cœur. Il ne pleut plus. J’arrive à la Halle Saint Pierre, passe ensuite devant le Théâtre de l’Atelier, descends la rue des Martyrs et entre à La Fourmi, café de bien des souvenirs. On y a, hélas, installé un babyfoute, heureusement inutilisé. J’y poursuis ma lecture de Et devant moi, le monde de Joyce Maynard. Dehors, la pluie et le vent se déchaînent. La place Blanche a vraiment mauvaise mine et plus d’un parapluie est retourné.
Quand ça se calme, je reprends mon chemin, Pigalle, Sexodrome, Moulin Rouge,  place Clichy, Wepler, plus qu’à descendre la rue d’Amsterdam jusqu’à sa fin pour rejoindre la gare Saint Lazare. La bétaillère du retour est à l’heure mais au bout d’une centaine de mètres, elle subit « un arrêt inopiné ». Cela fait quinze minutes de retard à l’arrivée à Rouen. Le chef de bord s’excuse de n’avoir pas réussi à retenir en gare le train pour Dieppe. Les voyageurs y allant devront attendre le suivant pendant une heure.
                                                               *
Il est compliqué pour quelqu’un de vendre des livres à quelqu’un qu’il connaît. Il est compliqué pour quelqu’un d’acheter des livres à quelqu'un qu’il connaît.
 

31 mars 2018


Me voici à nouveau en chemin vers la gare de Rouen ce mardi après-midi. Cette fois, il ne s’agit pas de prendre un train mais d’appuyer sur le bouton de la porte coulissante de la résidence pour personnes âgées Rose des Sables, rue Maladrerie, où doit se tenir le concert des quatre-vingts ans d’abonnement à l’Opéra de Rouen d’André Junement, lequel doit être aussi mon plus vieux lecteur.
André Junement avait sept ans quand son père l’a mené entendre Carmen. Cette première fois a inauguré quatre-vingts ans de présence passionnée. Depuis janvier dernier son état de santé ne lui permet plus de se rendre dans ce qu’il appelle sa deuxième maison. Quand elle a appris ça, la violoniste Elena Chesneau a eu la généreuse idée d’organiser un concert pour lui et pour les autres résidents de la Rose des Sables, idée à laquelle ont souscrit la violoniste Elena Pease Lhomet, le hautboïste Jérôme Laborde, les violoncellistes Anaël Rousseau et Ariane Dussart, le trompettiste Franck Paque, le bassoniste Baptiste Arcaix, le contrebassiste Gwendal Etrillard, l’altiste Patrick Dussart et le ténor Philippe Verhulst. Sont conviés à ce concert : les membres de l’association Publics de l’Opéra de Rouen dont André Junement fait partie. Apprenant cela, je lui ai envoyé un mail pour lui demander si, bien que non adhérent, je pouvais néanmoins venir. « Je vous invite », m’a-t-il répondu illico.
J’arrive en même temps que les musicien(ne)s. Pendant qu’elles et eux s’organisent, le héros du jour apparaît avec qui j’échange quelques mots. Les chaises installées dans le hall sont bientôt toutes occupées par les résident(e)s, en grande majorité des femmes, et par quelques abonné(e)s à l'Opéra. Sont également présents la télévision et la radio régionales, des journalistes de l’écrit et des représentants de la Mairie.
Au mur est une bibliothèque, dans une salle annexe un salon de coiffure où une dame se fait faire une beauté. Derrière les musicien(ne)s, par les portes vitrées, on aperçoit un jardin d’été dans lequel batifole un chat noir. Elena Chesneau annonce les trois premiers morceaux : le premier mouvement du Concerto brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach, le deuxième mouvement du Concerto pour hautbois en ré mineur d’Alessandro Marcello et le Rondo ungarese pour basson et trio à cordes de Carl Maria von Weber qui me plaît particulièrement. Viennent ensuite : la Sérénade pour ténor et quintette à cordes de Franz Schubert, le Nocturne du Quatuor numéro deux d’Alexandre Porfirievitch Borodine et pour finir, le premier mouvement du Concerto pour trompette de Johan Neruda, « le Mozart de la trompette » (Elena Chesneau dixit).
C’est un très bon concert, favorisé par une bonne acoustique et l’attention parfaite du public (aucun chuchotement, aucune toux, pas un bruit de porte). André Junement, assis devant moi, n’en perd rien et est fort ému quand il se lève pour remercier. Un cadeau lui est remis par Olivier Mouret, Adjoint au Maire, ainsi qu’à trois dames nées en mars dont est fêté l’anniversaire en même temps.
Tandis qu’André Junement répond aux questions de la télévision et de la radio, je bois un verre de champagne en parlant avec l’une des employées de la Rose des Sables que j’ai déjà vue quelque part mais où ? Elle me rafraîchit la mémoire (comme on dit). C’était au temps où j’enseignais à l’école maternelle Marcel Cartier. Elle travaillait alors dans une autre maison de retraite à Saint-Sever que les quatre classes investissaient pour chanter à Noël et défiler lors du Mardi Gras.
Mon verre reposé, je vais remercier André Junement dont je sais peu de chose, il a été disquaire m’a-t-il dit un jour, et lui souhaite de se porter au mieux.
                                                        *
C’est avec un enthousiasme de jeune homme, et ne craignant pas l’usage des superlatifs, qu’André Junement chroniquait sur Publics de l’Opéra de Rouen les spectacles auxquels il assistait. Il y présente toujours ceux à venir, le prochain étant L’Enlèvement au sérail.
 

30 mars 2018


Musique de chambre dimanche après-midi à l’Opéra de Rouen, j’ai une place en corbeille d’où je pourrai ouïr confortablement Beethoven et Schubert.
C’est d’abord le Quatuor avec piano de Ludwig van Beethoven. Dès les premières notes, une jeune femme assise au bord d’un des derniers rangs d’orchestre quitte la salle en faisant claquer la porte. Un moment plus tard, son compagnon fait de même avec un nouveau claquement de porte. J’aimerais avoir la clé de ce mystère. Après ces deux bruits parasites, rien ne vient troubler la musique. Il semble que le printemps naissant ait guéri les tousseuses et tousseurs. Ce Quatuor avec piano est un délice et contribue à ma détente. J’ai beau ne pas être fatigué et avoir bu une bonne dose de café, il me faut faire attention à ne pas m’endormir lors de l’adagio.
Il en est de même pendant celui du Quintette à deux violoncelles en do majeur de Franz Schubert, autre œuvre délicieuse. A son issue, elle vaut de solides et durables applaudissements aux musiciens. Aucune femme sur la scène cet après-midi, je ne pense pas que ce soit la raison de la fuite de la spectatrice.
 

29 mars 2018


Après le changement d’heure, je suis dehors dimanche en fin de nuit car si l’on veut être au lycée de Val-de-Reuil avant dix heures, il faut quitter Rouen par le train à sept heures neuf. Sur le chemin de la gare je ne croise que des paumés plus ou moins ivres. L’un me demande où on peut manger à cette heure-ci.
Un maître-chien arpente la salle des pas perdus en surveillant du coin de l’œil la poignée de paisibles voyageurs attendant le premier train de la journée. Je prends les billets aller et retour à la machine, deux euros quatre-vingt-dix chacun.
Val-de-Reuil est dans la nuit noire quand j’y arrive à sept heures vingt-huit. Je préfère longer la ville que la traverser. Place des Quatre-Saisons, le Tatoo, que j’ai connu bar lounge et qui est maintenant Péhemmu chinois, est ouvert. Sa clientèle est donc mixte, parmi laquelle les commerçants du mini marché installé en face : une marchande d’œufs et un marchand de pommes de terre avec sa jolie fille. On y écoute Haine Erre Gît. Je commande un premier café.
Ce pourrait être une attente ennuyeuse, mais non, grâce au livre que j’ai emporté : Et devant moi, le monde de Joyce Mainard, dans lequel, bien après, l’auteure raconte sans complaisance son histoire avec Salinger, quand elle avait dix-huit ans et lui cinquante-trois.
Le jour levé arrivent les croissants et d’autres clients. La marchande d’œufs gagne son premier argent et en fait don à la Française des Jeux. Un Turc de haute taille est requis par la patronne pour remettre la pendule à l’heure. Je commande un deuxième café puis rejoins le lycée vers dix heures moins le quart.
Je suis seul devant la barrière. A moins cinq arrive un responsable d’Amnesty. Il enlève l’alarme puis m’invite à le suivre à l’intérieur. Je donne à nouveau un alibi à Julien Coupat en inscrivant son nom à la place du mien sur le cahier des entrants exigé par la Préfecture.
Cette fois, je ne suis pas gêné par de trop nombreux autres et j’ai le temps. J’explore tous les bacs de livres, sauf celui habituellement nommé Romance mais ici qualifié de Fleur Bleue, et fais quelques bonnes trouvailles, parmi lesquelles Mémoires inutiles de Carlo Gozzi (Phébus/libretto).
Un peu moins chargé que la veille, je rejoins la gare à pied et y prends le train de onze heures quarante-sept. Alors que celui-ci entre en gare de Rouen surgissent les contrôleurs à qui je montre que je suis en règle. Ce n’est pas le cas d’une étudiante. Se faire choper une minute avant arrivée, il y a de quoi rager.
 

28 mars 2018


L’ayant manqué l’an dernier par ignorance de la date, pas question que je sois absent cette année de la vente de livres d’occasion d’Amnesty International au Lycée Marc Bloch à Val-de-Reuil. Elle commence à quatorze heures ce samedi, Aussi suis-je à la gare de Rouen dès onze heures trente et y prends un billet à trois euros dix pour un train de douze heures neuf qui n’ira pas plus loin que Mantes-la-Jolie. Ce ouiquennede, pour cause de travaux, aucun train ne va jusqu’à Paris. Il faut terminer le trajet en Transilien comme un vulgaire banlieusard, ce qui désoriente certains. Davantage l’est un homme qui ne sait pas lire et veut aller à Dieppe. A sa demande, je m’en fais le secouriste.
A l’arrivée, je sors par l’escalier extérieur et traverse la ville en ne croisant pas plus de cinq personnes. « L’architecture est un jeu savant, correct et magnifique de volumes assemblés sous la lumière », déclare Le Corbusier sur la vitre de la Médiathèque qui porte son nom. Un peu plus loin est le pignon d’immeuble occupé par Cinétisme de Luis Tomasello, une œuvre qui peut faire penser à un mur d’escalade. Elle était déjà sale au vingtième siècle quand j’habitais rue du Pas des Heures. « J’ai vite compris que l’art était symétrique », déclarait Tomasello. Je lui laisse la responsabilité de cette assertion.
J’entre au café kebabier Le Centre dont la clientèle est masculine. Le patron me serre la main quand il m’apporte le café verre d’eau commandé. Un couple de sexagénaires gaulois à l’air perdu vient y déjeuner. L’homme demande du vin mais on ne sert pas d’alcool ici lui apprend-on. Il y en eut autrefois comme le montrent les pompes à bière et les carafons. Bien des choses ont changé dans la cité contemporaine depuis mon départ et pas en mieux.
Le Lycée Marc Bloch me fait songer à l’une que j’espère bientôt retrouver en terrasse à Rouen. Devant sa porte un homme de mon âge m’a précédé, ancien directeur de l’école d’un bourg voisin, que je connais sans connaître.
-On va encore nous demander d’inscrire notre nom sur un cahier, me dit-il, alors que ça ne sert à rien.
-D’autant plus qu’on peut inscrire n’importe quel nom, lui dis-je.
-Oui, Bernard Cazeneuve par exemple, me répond-il.
Je m’aperçois ainsi qu’il en sait plus sur moi que je ne croyais.
-Je ne peux tout de même pas mettre Gérard Collomb cette fois-ci, lui dis-je, il faut varier un peu.
Nous réfléchissons. Un deuxième homme que je sais être le frère du premier propose Paul Bismuth et j’ai une illumination : Julien Coupat. Derrière nous une file s’est constituée, Les élus locaux invités par Amnesty sortent les uns après les autres, moins nombreux qu’autrefois pour cause de déconfiture socialiste, des femmes inconnues qui ont pris des livres de chez France Loisirs et Marc-Antoine Jamet, Maire de luxe de Val-de-Reuil, toujours Socialiste, les mains vides et le bonjour professionnel.
A deux heures moins une, nous poussons la barrière et allons jusqu’à la porte coulissante. J’inscris mon nom d’emprunt sur l’un des cahiers et file dans la salle du fond. Le prix des livres est indiqué par des gommettes de couleur. Il est modeste, un, deux ou trois euros, rarement quatre. J’emplis mon sac et ne m’attarde pas, pour deux raisons : beaucoup trop de monde et surtout un seul train pour rentrer avant la fin de l’après-midi.
Je retourne à la gare à pied, lourdement chargé, et la découvre fermée pour la journée. Impossible de prendre un billet de retour car l’écran du seul automate placé à l’extérieur est illisible pour cause de soleil ardent. Monté dans le train de quinze heures trente, je me fais connaître du contrôleur, lequel ne m’applique pas de surtaxe mais ne peut me faire une remise supérieure à vingt-cinq pour cent. Cela fait cinq euros.
                                                            *
Parmi mes trouvailles : La France frénétique de 1830 choix de textes de Jean-Luc Steinmetz (Phébus), Correspondance de Jack Kerouac et Allen Ginsberg (Gallimard) et l’énorme numéro de la Revue d’esthétique consacrée à Roland Dubillard ( Jean-Michel Place).
 

27 mars 2018


J’arrive un quart d’heure en avance à la Halle aux Toiles où se tient ce ouiquennede la vente de livres d’occasion du groupe rouennais d’Amnesty International. Je n’en attends pas merveille, le stock n’est pas suffisamment renouvelé d’un an sur l’autre. Ce sera mieux à quatorze heures à Val-de-Reuil. Je trouve devant la porte certains que je m’attendais à y trouver mais pas tous. Il y a aussi quelques femmes. Ce qu’elles lisent n’est pas susceptible d’en faire des concurrentes.
A neuf heures, chacun(e) se précipite vers la table de son choix. Une majorité d’hommes visent les livres d’histoire. Pour moi, c’est d’abord la littérature.. Contrairement à ma prévision pessimiste, j’y trouve du bon et de l’inattendu. Ainsi : Sand Barbès, correspondance d’une amitié républicaine (Le Capucin), Contre la barbarie de Klaus Mann (Points Essais), Tuer un enfant de Stig Dagerman (Agone), Proust de Samuel Beckett (Editions de Minuit), A la rencontre de Maupassant au « Séminaire d’Yvetot » de Robert Tougard (autoédition), Tout sur votre auteur préféré Maurice Sendak (L’Ecole des Loisirs) et Bréviaire des petits plaisirs honteux de Charles Haquet et Bernard Lalanne (JBz & Cie).
La note réglée, peu élevée car pas mal de livres sont à un euro, je me prépare à déjeuner tôt afin de prendre le douze heures neuf pour Védéherre quand je casse le deuxième bras de mon tire-bouchon en voulant ouvrir le vin dont un verre est indispensable avec mon fromage. Plus qu’à filer au marché du Clos Saint-Marc où je me procure un limonadier à deux euros en attendant de trouver mieux dans un vide grenier ou une brocante.
                                                              *
Dans les conversations, il est question du courageux et altruiste gendarme tué la veille à Trèbes en prenant la place de la femme otage lors de l’attaque du Super U par un terroriste islamiste. Ce qu’a fait Arnaud Beltrame est admirable. Peut-être même l’aurait-il fait s’il n’avait pas été militaire.
 

26 mars 2018


« Ici, c’est priorité à la fourrière », constatent ceux qui comme moi sont présents ce samedi vers sept heures et demie dans le quartier délimité par les rues Molière et des Augustins (dont deux chercheurs de vinyles de ma connaissance aussi dépités que je le suis). Le vide grenier rouennais le plus proche de mon domicile était autrefois organisé par un comité de quartier, il l’est maintenant par un privé. Celui-ci fait bloquer les voitures des exposants jusqu’à ce que la fourrière ait débarrassé les rues des voitures des malheureux qui se sont fait avoir. Aucun panneau réglementaire ne signale l’interdiction temporaire de stationner. Seules les affichettes roses de l’organisation l’indiquent, apposées ici et là sur des portes ou des vitrines. Encore faut-il les remarquer (et comprendre le français).
Quand les déballeurs peuvent enfin s’installer, nouveau constat : la banlieue est descendue sur la ville. Quelques habitants du quartier sont encore là et les éternels professionnels. Je fais le tour des premiers placés sans voir le moindre livre susceptible de m’intéresser puis quitte les lieux car ce samedi m’offre deux opportunités autrement prometteuses : les ventes de livres d’occasion des groupes de Rouen et de Val-de-Reuil d’Amnesty International.
                                                            *
Au volant de sa voiture sportive utilitaire agressive ce vendredi dans la rue piétonnière de la Champmeslé, claque-sonnant deux femmes qui le gênent, c’est le Directeur de l’Office de Tourisme de Rouen.
                                                            *
La vue est bien dégagée devant cet Office de Tourisme depuis que les arbres jouxtant la Cathédrale ont été taillés à ras du sol. Nul ne peut ignorer les moches immeubles de la reconstruction qu’ils cachaient plus ou moins. Un rassemblement en hommage aux arbres et aux oiseaux a lieu sur place ce samedi à quatorze heures auquel je ne peux être.
                                                            *
Un père et son neuf/dix ans devant le Palais de Justice de Rouen (ancien Parlement de Normandie).
Le moutard :
-C’est qui celui qu’a construit ça encore ?
Le géniteur :
-Bah, c’est le même mec qu’a construit la cathédrale.
                                                           *
Deux hommes à cravate rue Martainville, l’un à l’autre :
-J’ai mandaté un p’tit bureau d’études pour faire une p’tite étude d’impact.
Je suppose qu’il veut monter une p’tite affaire.
 

1 ... « 236 237 238 239 240 241 242 » ... 374