Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

4 juin 2015


Assis au premier rang des chaises proches de la scène de l’Opéra de Rouen ce dimanche après-midi, je m’apprête à assister à l’un de ces concerts de musique de chambre comme on n’en verra plus ici pour cause de réouverture de la Chapelle du Lycée Corneille rebaptisée Chapelle Corneille Auditorium de Normandie après neuf millions d’euros de travaux.
Il en est question près de moi où d’autres abonnés échangent leurs informations sur la façon d’obtenir des places là-bas. Il n’y en aura pas pour tout le monde et sans doute pas beaucoup dans celles proposées à demi-tarif aux abonnés à l’année, dont je suis et eux aussi, car elles ne seront disponibles qu’après septembre quand s’enclenchera la nouvelle année d’abonnement. Eux ont donc choisi, par prudence, de prendre d’ores et déjà un abonnement supplémentaire de quatre spectacles.
En plus, dit l’un, il semble qu’il y aura là-bas beaucoup de places réservées aux Très Importantes Personnes. Pour ce qui est des spectacles proposés par l’Opéra, la gestion de cette Chapelle rénovée (dont la première pierre a été posée en mil six cent quinze par Marie de Médicis) a des relents d’Ancien Régime.
Je n’y mettrai pas l’oreille. C’est donc avec en tête la pensée que l’an prochain ce sera fini que j’écoute Souvenir de Florence pour sextuor à cordes de Piotr Ilitch Tchaïkovski et l’Octuor pour cordes de Felix Mendelssohn Bartholdy que jouent certain(e)s des musicien(ne)s de l’Orchestre, deux compositions allègres qui me réjouissent, puis je rentre sous une pluie battante.
                                                          *
De plus en plus de rediffusions sur France Culture surtout parmi les documentaires et les feuilletons, conséquence d’un manque de moyens qu’on essaie de cacher car désormais ces nouvelles diffusions ne sont plus signalées comme telles. J’écoute et au bout d’un moment, je me dis : « J’ai déjà entendu ça ! », ce qui me prouve que j’ai encore un peu de mémoire.
 

3 juin 2015


Mille neuf cent quarante-sept est l’année du premier voyage de Simone de Beauvoir aux Etats-Unis où elle est invitée à faire une tournée de conférences. A Chicago, elle croise l’écrivain Nelson Algren, Il devient son amant américain, pour qui elle fera d’autres séjours en Amérique et qui viendra la retrouver en France. Un jour, Algren choisira de retourner avec sa femme.
Ce premier séjour en Amérique donne lieu à des épisodes réjouissants dont profite Jean-Paul Sartre par correspondance :
En la quittant, dîner chez Lévi-Strauss. Vous le connaissez. Mais quelle belle vue de sa fenêtre sur New York illuminé ! et la femme quoique terriblement enceinte est un peu gentille, un peu vivante. (jeudi trente janvier mil neuf cent quarante-sept)
… on est venu me chercher pour me donner en pâture aux vieilles femmes de l’Institut français, j’ai vu là un type sinistre qui s’appelle Bidard et que Camus avec son esprit habituel avait surnommé Bidasse et qui s’est plaint à moi que vous ayez été grossièrement incorrect avec lui. (vendredi trente et un janvier mil neuf cent quarante-sept)
… et une petite gouine très mignonne qui fait des réclames pour Vogue et qui m’est tombée presque sur la bouche, sur la joue en tout cas. (lundi soir trois février mil neuf cent quarante-sept)
Je viens de finir ma conférence devant un parterre de jeunes filles à rendre Camus fou… (vendredi sept février mil neuf cent quarante-sept)
Après ça j’ai été dîner chez la petite Mary Guggenheim qui m’avait invitée avec une fille du Harper Bazaar beaucoup plus gentille qu’elle. Elle est très antipathique, une vieille fille pourrie de complexes. (mardi onze février mil neuf cent quarante-sept)
Ah ! faites circuler qu’il n’y a jamais eu en Amérique de livre appelé J’irai cracher sur vos tombes, ni d’auteur nommé Sullivan. C’est Vian qui a tout fait tout seul. (lundi matin dix-sept février mil neuf cent quarante-sept)
Quand je me suis retrouvée dans la Main Street pour regagner mon hôtel j’ai pensé avec force qu’il valait mieux mourir tout de suite que de passer un an à Buffalo. (vingt-trois février mil neuf cent quarante-sept)
Puis j’ai téléphoné à un nommé Nelson Algren, ami de Wright et bien-aimé de la triste Mary Guggenheim. Il a répondu que j’avais fait un faux numéro, parce que je prononçais mal son nom… (vendredi vingt-huit mil neuf cent quarante-sept)
Il a tout de suite compris où il devait m’emmener : d’abord sur la Bowery de Chicago, à un dancing genre Sammy’s mais plus crapuleux encore et moins commercial, à une petite boîte où des femmes se mettaient nues et dansaient obscènement sous des regards parfaitement indifférents, dans une boite nègre et dans un petit bar polonais. (même date)
Nous nous entendons merveilleusement bien, je m’amuse beaucoup avec lui et lui avec moi. Nous avons été dans une boîte de tapettes déguisées en femmes, et dans une boîte hongroise très gentille. (dimanche neuf mars mil neuf cent quarante-sept)
Nous nous sommes promenées dans la ville noire et les femmes crachaient sur notre passage et les enfants criaient : « Les ennemis ! les ennemis ! » Il y avait partout un poids de haine qui serrait le cœur. (lundi trente mars mil neuf cent quarante-sept à La Nouvelle-Orléans)
… il y avait aussi Cartier-Bresson, sa femme hindoue, sa sœur prêtresse, tout ce monde assommant –elle reçoit Wright, mais plutôt avec des Hindous qu’avec des Américains. (mercredi seize avril mil neuf cent quarante-sept, Richard Wright est l’écrivain noir)
Je dors 4h. par nuit et je ne mange pas et je bois comme un trou. Je vais quand même essayer de vous faire un journal tout sec puisque je sais que ça s’anime pour vous. (jeudi huit mai mil neuf cent quarante-sept)
Le soir, Bernie Wolfe m’a emmenée fumer de la marijuana chez un merveilleux danseur noir en compagnie de pédérastes et de lesbiennes –ils étaient tous « hight » comme ils disent  et on m’a dit qu’avec une cigarette je le serais aussi ; j’en ai fumé six en avalant la fumée sans arriver à rien –de fureur j’ai bu plus d’une demi-bouteille de whisky ce qui ne m’a pas saoulée mais j’étais quand même égayée. Je dois dire qu’ils en avaient les yeux ronds.  (même date)
Simone fera un livre de sa découverte des Etats-Unis : L’Amérique au jour le jour, très ennuyeux.
 

2 juin 2015


Levé tôt, dimanche matin, je suis dans la salle de bain quand j’entends sous mes pieds le bruit caractéristique de la porte d’entrée brusquée d’un coup de poing. « Encore ce voisin qui n’a pas le courage de se servir de sa clé. », me dis-je.
Quelques minutes plus tard, alors que je suis descendu au rez-de-chaussée, la clenche de ma porte donnant sur le jardin est manœuvrée. Celui qui a tenté d’entrer n’insiste pas. Je l’entends ouvrir la porte donnant sur la ruelle, me précipite à l’étage, ouvre discrètement la fenêtre et vois sortir un jeune homme brun vêtu d’un souite à capuche rayé bleu et blanc. Il a en main l’impressionnante cisaille à haie appartenant à la copropriété, un outil capable de couper une tête. Il hésite, l’accroche à la grille métallique de la fenêtre d’en face et s’éloigne vers la rue Saint-Nicolas. Quand il a tourné le coin, je sors récupérer l’objet. Soulevant le rideau de ma porte, je constate que le rôdeur a sorti le vélo de la voisine des parties communes et l’a abandonné dans le jardin.
Je ne juge pas utile d’appeler la Police et prends le chemin de l’île Lacroix où c’est vide grenier. J’en fais le tour sans y voir beaucoup de livres. L’un pourrait me tenter mais le dialogue avec son vendeur tourne court :
-C’est combien vos livres ?
-Ça dépend.
Il m’en montre un et me dit qu’il est à deux euros. Je lui montre celui qui a retenu mon attention. Il m’en demande cinq.
-Vieille technique, lui dis-je, on donne un prix bas pour tenter le chaland puis on demande plus cher pour le livre qui semble l’intéresser.
Il me dit que si je ne suis pas content je peux aller voir ailleurs. Ce que je fais jusqu’à ce que, contre toute attente, il se mette à pleuvoir. Les commerçants amateurs, dépités, couvrent leur marchandise. A part une fois, il a toujours plu le jour de la foire à tout de l’île Lacroix, constate une vendeuse qui a de l’expérience.
Revenu à la maison sous le parapluie, je mets le Journal d’Andy Warhol dans mon sac et vais en lire quelques pages au café Le Clos-Saint-Marc.
Au retour, j’aperçois la voisine dans le jardin. Je vais lui rendre la cisaille à haie, lui narrant ce à quoi j’ai assisté.
-Ce n’est pas tout, me dit-elle, il a aussi uriné et déféqué au bas de l’escalier devant mon entrée, je vais devoir nettoyer.
Je lui souhaite un bon dimanche.
                                                       *
Au café Le Clos-Saint-Marc :
-C’est la Fête des Mères aujourd’hui, t’as acheté quoi à ta femme ?
-A ma femme ? A ma mère, tu veux dire?
-Bah non, ta femme, c’est la mère de tes enfants, non ?

1er juin 2015


Il y a urgence à sortir ce samedi. Sous l’intitulé Rush le Cent Six organise sa série annuelle de concerts gratuits dans le périmètre Martainville Damiette Eau-de-Robec avec pour thème général un hommage à Alan Lomax dont c’est le centenaire de naissance. Bien longtemps que je n’avais entendu ou lu le nom de l’ethnomusicologue, pas depuis les années soixante-dix où c’était pratique courante pour les musiciens à cheveux longs d’écumer les campagnes afin d’y récolter des rengaines rustiques venues du fond des âges. Il semble que cette pratique soit de nouveau à l’ordre de jour. Le principal invité des concerts, Dick Annegarn, est depuis plusieurs jours à Rouen chez Guidoline pour enregistrer par l’image et le son qui connaît des chansons traditionnelles. Pourtant, tout doit avoir été déjà récolté il y a quarante ans, sur des cassettes audio oubliées au fond des tiroirs.
Un autre baignant dans la musique d’autrefois, mais au goût du jour, c’est le nommé Sourdure, un jeune Auvergnat que j’ai entendu le premier mai sur France Culture dans Les Nouvelles Vagues de Marie Richeux. Il inaugure la série de concerts à seize heures dans le jardin de l’aître Saint-Maclou. C’est un garçon jeune et habillé comme tel, avec une casquette jaune. Il donne une série de bourrées et autres danses du Cantal et du Puy-de-Dôme, jouées au violon, chantées et tapées du pied avec l’appui de boîtiers emplis d’électronique et d’un ordinateur qui à un moment chute sans dommage. En bruit de fond, on peut goûter les coups de marteaux d’une marmaille invitée à fabriquer avec du bois et des boîtes de conserve ses propres instruments de musique sommaire(s).
Le concert de dix-sept heures sur le terrain de boules du Son du Cor est tout autre. Dès le premier morceau certain(e)s se remplissent les oreilles avec des bouchons. King Biscuit Fat Legs est un duo rouennais de musique forte avec un bon batteur et un bon guitariste qui chante parfois dans un micro lui donnant une voix d’autrefois. De la musique pour hocheurs de tête mais j’en vois peu qui se la secouent. Un père mène la poussette de son enfant à proximité de la scène au risque d’en faire un sourd dur. Je quitte assez vite, passant par chez moi boire une menthe à l’eau.
Je retourne à l’aître pour le concert de dix-huit heures, celui de Powerdove, un trio composé d’une chanteuse habillée de blanc et de deux musiciens. Ils ont fait du plateau une sorte de campement. Elle chante des chansons dépressives. L’un joue du banjo à grimaces et l’autre des percussions à simagrées. J’ai soudain la révélation. Elle est l’infirmière des deux autres et à la fin de la prestation, elle les ramènera à l’institution.
A dix-neuf heures, je suis au bout de la rue Damiette où Grand Guru (que je n’ai encore jamais réussi à voir et ouïr) et Ellah A Thaun sous le nom de The Wedding Party lâchent la bride à leur énergie avec en ouverture une belle reprise de Jackson. Pendant que se répand sur la foule leur musique énervée, je vois venir à moi un couple et une jeune fille. Il s’avère que celle-ci est une de mes anciennes élèves mais elle ne veut ou ne peux me reconnaître. Je quitte The Wedding Party avant la fin de la cérémonie car je veux avoir une place correcte au concert de Dick Annegarn.
Le grand Dick est sur scène avant vingt heures, assis sur une chaise, l’air pas commode dans sa parka rouge. Il se livre à quelques réglages de guitare, sourit tout à coup quand ça merdouille :
-Je suis comme les caissières, déclare-t-il, j’aime bien quand y a un problème.
Je me case près de la console et de la caméra du Cent Six sur laquelle veille une sorte de Darroussin avec du papier froissé dans les oreilles. Un spectateur à cheveux blancs sort de son sac deux des vinyles de l’époque de la jeunesse et de la gloire de Dick Annegarn, les lui montre de loin n’osant s’approcher. Le chanteur n’a pas l’intention de les voir. Il ôte sa parka, descend de scène tandis qu’arrive la masse des spectateurs. Les petits se plaignent de ne rien voir quand il revient et s’assoit pour chanter. Des chansons en anglais, annonce-t-il, des standards du folk américain dont il fait pour chaque l’historique un peu longuet. Je ne sais pourquoi en vieillissant les chanteurs deviennent bavards. J’ai des souvenirs de ce genre avec Alan Stivell et William Sheller. Il n’est pas le seul à parler. Mes voisins, un couple de trentenaires, sont rejoints par une troisième.
-Alors quoi de neuf ? lui demande l’homme.
-On s’en fout de ce qui est neuf, lui dis-je, on est là pour écouter, pas pour raconter les petites histoires de sa vie quotidienne.
Je me fais trois amis d’un coup et suis tranquille pour la suite du concert, bien que gêné par les nuisances sonores en provenance du P’tit Bar où l’on se biture avec constance et de la Walsheim où l’on mange en terrasse un menu Jeanne d’Arc dont c’est la fête ce ouiquennede (le dessert est sans doute une crème brûlée).
Vers la fin, Dick Annegarn se lève et passe au français pour Bébé éléphant et deux compositions récentes puis il tente de faire chanter à tout le monde une chanson de ramasseurs de coton :
-Ce serait quand même un beau progrès si vous arriviez à chanter comme des Noirs du dix-septième siècle.
Un peu après vingt et une heures, je suis de retour devant le Son du Cor pour Mr Airplane Man, un duo de filles américaines. Je ne peux voir que la tête d’une qui chante, tellement il y a de monde, dont beaucoup de buveurs de bière qui parlent entre eux et applaudissent mécaniquement à la fin de chaque morceau. N’aimant pas cette ambiance, ni spécialement la musique jouée, déjà entendue mille fois, je décide d’en rester là en rentrant, renonçant aux concerts suivants de Duck Duck Grey Duck et Pokey Lafarge.
 

30 mai 2015


Le public est mêlé ce jeudi soir à l’Opéra de Rouen pour la venue du L.A. Dance Project de l’aptonyme Benjamin Millepied. Outre les habitué(e)s du lieu sont là celles et ceux qu’on n’y voit que pour la danse. L’une, d’un certain âge mais voulant le faire oublier, vêtue d’un blouson façon rôti de porc blanc cassé, arrive là comme si on n’attendait qu’elle. Elle repère un couple de connaissances qui vient de demander à une femme seule attendant quelqu’un pour qui elle a gardé une chaise de partager sa table (ils y mangent la nourriture sommaire que l’on sert à l’Opéra), va chercher une chaise et s’installe d’office à la table, puis apercevant deux abonnés qu’elle connaît également veut les imposer à la femme envahie. Celle-ci se rebiffe, remet à sa place la chaise que la sans-gêne avait déplacée. Les deux abonnés, gênés, vont manger ailleurs. « Faut partager », reproche l’intruse à la dame. J’ai déjà vu en d’autres lieux cette femme qui est le stéréotype de la bourgeoise rouennaise de gauche. Elle embrasse toujours toutes les joues d’élu(e)s socialistes mais pratique plutôt à la manière bolchevique.
Comment fait Benjamin Millepied pour en avoir un à Los Angeles où prospère depuis deux ans sa compagnie L.A. Dance Project et un autre à Paris où il assure depuis deux mille quatorze la direction du Ballet de l’Opéra de Paris ? C’est ce que je demande, installé sur l’une des chaises de premier rang. À ma droite sont assises deux abonnées qui ont tôt fait de faire connaissance. Elles évoquent d’anciens spectacles de danse où elles étaient aussi assises au premier rang, ce qui selon elles n’a pas que des avantages. Un jour, l’une a vu un danseur tout nu venir s’allonger juste devant elle, c’était affreusement gênant. L’autre se souvient de sacs poubelles accrochés à des cordes qui se balançaient au-dessus de sa tête.
La première chorégraphie, Reflections, est de Benjamin Millepied.  Elle se compose de plusieurs tableaux dont les meilleurs sont les deux premiers : un duo amoureux dansé par un jeune homme brun et une jolie brune aux yeux de biche, Stephanie Amurao, puis un solo aussi court qu’intense exécuté par un danseur chauve qui soulève les bravos. La suite se danse à cinq dont une longue blonde qui a elle aussi un peu d’animal dans le visage.
-Le chauve est magnifique, déclare ma voisine à l’issue.
-Le brun est sexy, lui répond sa nouvelle amie.
Après le premier entracte, c’est Morgan’s last Chug, une chorégraphie d’Emmanuel Gat que je trouve moins attrayante, puis après le second, c’est Quintett de William Forsythe où la longue blonde, Rachelle Rafailedes, et ses quatre camarades donnent à admirer leur inépuisable jeunesse tandis que chante en boucle le vieil homme à la voix fatiguée (Gavin Bryars Jesus Blood never failed me yet).
C’est un bien beau succès pour le L.A. Dance Project et c’est content que je rentre. Il est vingt-deux heures, la nuit n’est pas encore tombée sur la Cathédrale qui depuis ce matin est débarrassée de ses échafaudages. Des décennies qu’on ne l’avait pas vue ainsi.
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-Cette danse contemporaine, c’est la mort de Repetto et de ses chaussons de danse. (ma voisine, entre deux chorégraphies)
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Vendredi après-midi, un petit tour à la Chapelle Saint-Louis pour y découvrir l’ébauche de l’adaptation, titrée Le Point G., de l'autobiographie de Grisélidis Réal Le Noir est une couleur par les trois comédiennes de la compagnie Sous les Jupes des Filles. Deux d’entre elles travaillaient aux prémisses de cette adaptation l’an dernier à l’Ubi, au sous-sol (parfois appelé la cave).
C’est prometteur mais c’est court, semblent se dire celles et ceux qui m’entourent quand ça s’arrête au bout d’un quart d’heure. Personne ne sachant si c’est vraiment fini ou non, on hésite un peu avant de se lever dans un bel ensemble de sièges qui grincent.
 

29 mai 2015


La journée s’annonce belle ce mercredi. Le train de sept heures huit pour Paris fend le brouillard normand. Le soleil apparaît du côté de Vernon. J’attends un peu longtemps le bus Vingt. J’en descends à Bastille, vais pédestrement jusqu’à l’angle Faubourg-Saint-Antoine Ledru-Rollin. A dix heures, j’entre chez Book-Off, y achète quelques livres.
Je rejoins la rue de Charonne avec l’intention de déjeuner en terrasse Chez Céleste et en croise justement le patron du pain dans les bras. Il me reconnaît et me salue. Comme il n’est pas encore midi, j’entre chez Emmaüs où je trouve un livre autrefois possédé et vendu : Henri-Pierre Roché, l’enchanteur collectionneur. Je le rachète, ayant envie de remettre les yeux dans cette biographie, signée Scarlett et Philippe Reliquet et publiée chez Ramsay, après ma lecture des Carnets dudit Roché, pendant laquelle j’ai noté moult extraits (quand donc trouverai-je le temps de les intégrer à ce Journal ?).
Dans la formule de Chez Céleste, je choisis les beignets de calamars et le coquelet chorasco dont l’épluchage demande patience et savoir faire, ce qui me donne le temps d’étudier la population locale passant à pied ou en vélo, beaucoup de monde avec une tête sympathique d’habitant(e)s de quartier populaire. Le café bu, je vais profiter du soleil sur le quai du port de l’Arsenal où pique-nique une nombreuse jeunesse. J’y lis l’un des livres trouvés chez Book-Off Le Chien mandarin, recueil de textes de vieillesse de Czeslaw Milosz (Editions Mille et Une Nuits).
D’où est-ce que ça vient ? demande-t-il. Ces lèvres de vingt ans, humectées de carmin, ces cheveux châtains vaporeux, trop lâches pour qu’on puisse parler de boucles… Ces yeux magnifiques dans leur écrin de cils et de sourcils. Qu’annoncent-ils ? Pourquoi est-ce que je gémis, frappé par sa beauté ? Elle est née à l’époque où j’enseignais Dostoïevski et tentais de supporter l’idée que j’étais vieux. Il en naît encore et encore, et s’il m’était permis de continuer à vivre, agoniserais-je de nouveau d’une extase amoureuse ?
Une réflexion que je fais d’autant plus mienne que je suis entouré de jolies jeunes filles dont pas une ne me jette un regard.
C’est un jeune homme en long manteau noir et à grosses chaussures de même couleur qui s’approche de moi :
-Pardon monsieur, vous n’auriez pas des mouchoirs en papier, y a un oiseau qui vient de chier sur mon téléphone.
                                                           *
Plus question de bloquer la ville, ce jeudi après-midi, les forains qui veulent voir rester la Saint-Romain sur les quais ne font qu’une petite manifestation d’avertissement avec pique-nique devant la Mairie rouennaise. Des confettis, rue de la République, témoignent de leur passage, comme je le constate en allant à l’Ubi vers treize heures.
Las, ce lieu est occupé par une réunion comme en ont souvent les artistes, plus qu’à faire demi-tour, dépité, et à écrire ma journée parisienne à la maison. Déjà que parfois c’est une classe qui déboule alors que j’y suis tranquillement à écrire, ce qui me rappelle le temps où je travaillais.
Aux dernières vacances, c’était un centre de loisirs. Les explications sur l’exposition en cours à la MAM Galerie étaient données par une stagiaire. Pour définir l’art contemporain elle a demandé à son auditoire: « C’est quoi un artiste contemporain ? » puis a donné cette réponse « C’est un artiste qui est vivant »
Pauvres enfants, me suis-je dit, préférant partir pour ne pas entendre la suite.
 

28 mai 2015


La porte latérale de l’Opéra de Rouen ne semble pas vouloir s’ouvrir ce mardi soir, si j’en juge par l’impossibilité qu’a d’entrer par-là celle qui se trouve devant, la femme au caniche. Elle sonne :
-C’est une dame que vous connaissez bien qui vient vous dire bonjour.
-Euh oui…
-Une dame avec une poussette.
Je ne sais pas la suite, entrant par la porte principale.
Emplir de spectatrices et de spectateurs les trois niveaux de l’Opéra de Rouen pour un concert de musique de chambre, c’est possible quand au programme il y a le tango. Ce pourquoi ma place a rarement été aussi haut perchée, au premier rang du deuxième balcon, au-dessus de projecteurs.
De cette musique je ne suis pas toujours un auditeur comblé, la faute au bandonéon que je supporte mal. Là tout va bien, la formation présente sur scène se compose de deux trompettistes (Franck Paque, Patrice Antonangelo), deux cornistes (Pierre-Olivier Goll, Eric Lemardeley)  et d’une harpiste (Sylvaine Lia-Aragnouet). Le programme va de Carlos Gardel à Astor Piazzolla en passant par des moins connus. Au chant, ce sont les toujours appréciés Majdouline Zerari (mezzo-soprano) et Carlos Natale (ténor).
Ce dernier, né en Argentine, est bien placé pour expliquer les origines et les développements de cette musique et danse.  Il le fait avec humour et l’accent du pays :
-Si vous ne comprenez pas tout ce que je dis, vous pourrez demander une traduction à l’accueil à la fin du concert.
A la fin du concert, il y aura aussi une initiation au tango (dont je m’exempterai) par Florencia Garcia et René Bui, de l’association Tangoémoi. Un avant-goût en est donné sur scène pendant certains morceaux, un tango épuré où l’esthétisme prend le devant sur la sensualité, bien loin de la danse canaille des origines. Nous ne sommes pas dans un bouge mal famé.
 

27 mai 2015


Sartre rentre de captivité à la fin du mois de mars mil neuf cent quarante et un. Après cette date quand Simone lui écrit c’est qu’ils sont séparés par les vacances ou les conférences :
J’ai mal dormi, mais le voyage me faisait poétique parce que je me voyais enfourchant à l’arrivée ma bicyclette et filant dans la campagne. (à Roanne, jeudi premier juillet mil neuf cent quarante-trois)
J’ai croisé un groupe de comédiens en tournée qui erraient tristement à la recherche d’un logis, sans succès. Ils m’ont fait poétique dans cette triste province. (même lieu, même jour)
Par ailleurs j’ai vu cet après-midi deux Teutons en uniforme qui s’exerçaient gravement au ski sur les pistes, c’était aussi surprenant pour le moins qu’une musulmane à bicyclette. (à Morzine, un samedi de janvier mil neuf cent quarante-quatre)
Elle m’a remuée et pétrie de remords parce qu’elle est dans une terrible et profonde crise de neurasthénie –et que c’est notre faute, je crois, c’est le contrecoup très détourné mais profond de notre histoire avec elle. Elle est la seule personne à qui nous ayons vraiment fait du mal, mais nous lui en avons fait. (jeudi soir treize décembre mil neuf cent quarante-cinq, à propos de Védrine, de son vrai nom Bianca Bienenfeld ; devenue Bianca Lamblin par mariage, elle publiera sa version de l’histoire en mil neuf cent quatre-vingt-treize sous le titre Mémoires d’une jeune fille dérangée)
… j’ai passé une formidable soirée avec Camus. Je dis formidable parce que comme je l’aime énormément ça m’a fait très fort qu’il soit si affectueux, et cœur à cœur et qu’on parle aussi bien. On a dîné chez « Lipp », bu au « Pont Royal », puis emporté à la « Louisiane » une bouteille de champagne et on l’a bue jusqu’à 3 heures du matin. (mercredi dix-neuf décembre mil neuf cent quarante-cinq)
Il paraît qu’un cycliste anonyme manquant de renverser Beaufret dans la rue lui a crié : « Eh ! va donc ! existentialiste ! ». (même date)
 

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