Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

2 août 2025


Parmi mes lectures de juillet deux mille vingt-cinq : Journal de galère d’Imre Kertész, dont je n’aime pas le titre en raison de l’emploi courant qui est fait du mot galère. L’auteur faisait référence à Molière. Et aussi à Camus dans son discours de Prix Nobel : Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps.
Dans mon petit carnet Hema, j’ai noté ceci :
L’incroyable cécité de la conscience humaine me bouleversera toujours. Ils parlent de déjeuner et de sieste et ne voient pas que le canapé où ils s’allongent est leur cercueil. (mil neuf cent soixante-cinq) 
Dieu (en feuilletant le livre de Mary McCarthy) : mais pour l’amour de Dieu ! Ce qui compte ce n’est pas de savoir s’Il existe ou non, c’est uniquement de savoir pourquoi nous croyons qu’Il existe ou non. (mil neuf cent soixante et onze)
Le suicide qui me convient le mieux est manifestement la vie. (mil neuf cent soixante-quatorze)
Je suis descendu acheter un journal. Je n’avais qu’à traverser la rue et donc, sachant que je reviendrais tout de suite, j’ai branché ma cafetière électrique. Et qu’est-il arrivé ? Je suis revenu. Comment ai-je pu faire preuve d’une telle assurance ? (mil neuf cent soixante-quinze)
Le monde est mauvais parce que je suis mauvais. (mil neuf cent soixante-dix-sept)
La plus terrifiante inconnue : moi-même. (mil neuf cent soixante-dix-neuf) 
Autrefois, la littérature montrait comment « ils » vivaient ; aujourd’hui, l’écrivain ne peut plus parler que de lui-même : dire comment « il » vit (essaie de vivre), à quel point il est perdu et désemparé. (mil neuf cent quatre-vingt-un)
On condamne chez les autres ses propres particularités les plus secrètes, les plus délicates et voluptueuses. (mil neuf cent quatre-vingt-cinq)
J’ai toujours eu une vie secrète, et c’était toujours celle qui était la vraie. (mil neuf cent quatre-vingt-huit)
Quand on connaît ses propres habitudes, on est moins perdu. (mil neuf cent quatre-vingt-neuf)
L’ennui est le piment de la vie. (mil neuf cent quatre-vingt-dix)
La ville que je traverse tous les jours, la tête basse, sans regarder autour de moi. cherchant seulement un trou où je pourrais me cacher et souffler, me dire que j’ai échappé, aujourd’hui encore, au spectre de ce qu’on appelle la vie par ici… (mil neuf cent quatre-vingt-dix)
Je commence à voir que ce qui m’a sauvé du suicide (empêché de suivre l’exemple de Borowski, Celan, Améry, Primo Lévi, etc.), c’est la « société » qui, après mon expérience concentrationnaire, a prouvé sous la forme de ce qu’on appelle le « stalinisme » qu’il ne pouvait être question de liberté, de délivrance, de grande catharsis, etc., c’est-à-dire de tout ce dont les intellectuels, les penseurs et les philosophes de régions plus chanceuses du monde ne se contentaient pas de parler mais à quoi ils croyaient manifestement ; cette société qui a assuré la continuation de ma vie de prisonnier excluant ainsi toute possibilité d’erreur. (mil neuf cent quatre-vingt-onze)

31 juillet 2025


J’innove ce mercredi en prenant à Saint-Lazare le métro Neuf, terminus Mairie de Montreuil, un lieu où je ne suis plus attendu.
J’en descends à l’arrêt Voltaire. Sur le boulevard du même nom, j’entre au bar Chez Justin pour un café verre d’eau lecture. Au mur, la reproduction d’un tableau de Keith Haring. Une porte de toilettes rafistolée avec une plaque de contreplaqué sur laquelle est inscrit, à l’intérieur, Gouines pour la Palestine (elles seraient accueillies comment par les Palestiniens ?). Ecrivains en robe de chambre de François Bott, ma lecture du jour, guère palpitante. De banals portraits rédigés d’un ton blasé par celui qui dirigeait Le Monde des Livres (il semble ignorer la vie de hors-la-loi d’Henri Calet). Ça ne me botte pas. Le café est à deux euros vingt.
Une trentaine de mètres et je suis chez Re Read où opère la jolie employée pas vue depuis longtemps. Je m’y fais rembourser mon café à l’aide de quelques livres légers.
Comme souvent, je suis devant le Book-Off de Ledru-Rollin à dix heures cinquante-cinq à côté de celles et ceux munis de chariots et de sacs emplis de culture à vendre. Parmi eux, un homme énorme qui dit bonjour à une vieille qui passe. Elle ne le reconnaît pas. « Je suis le boucher. Vous vous rappelez ? Je suis à la retraite maintenant. » « Et vous mangez trop de viande », lui répond l’interpelée. « Non, j’en mange pas du tout. C’est hormonal, m’a dit le docteur. » Elle le plante là. Je pense qu’il réfléchira avant de dire à nouveau bonjour à quelqu’un. Parmi tous les livres à un euro, je ne trouve pour moi qu’Articles de mode de Louise de Vilmorin (Le Promeneur).
D’un coup de métro, je rejoins Sainte-Opportune et trouve Au Diable des Lombards fermé pour travaux. J’opte pour L’Amazonial qui propose une formule à seize euros quarante : thon mayonnaise œuf dur et selle d’agneau au thym purée maison. C’est bon.
Il fait toujours trop chaud dans le sous-sol du Book-Off de Saint-Martin. Cela nuit à ma recherche de livres à un euro. Quand même, je remonte avec La Vie singulière de Thomas W. Higginson - L’homme qui fit connaître Emily Dickinson de Christian Garcin (Actes Sud), Charlotte Delbo de Violaine Gelly et Paul Gradvohl (Fayard) et Souvenirs du Marquis de Valfons (Le Temps Retrouvé Mercure de France).
Je rejoins la rue Beaubourg où je veux voir les photos d’une qui était placeuse à l’Opéra de Rouen quand j’y étais abonné, mais à l’endroit prévu je trouve des rideaux métalliques baissés.
A L’Opportun, la jolie serveuse cette fois n’est pas là. Tous les quarts d’heure, un ou une entre qui veut utiliser les toilettes sans consommer et se voit opposer un refus. J’achève là Ecrivains en robe de chambre.

28 juillet 2025


Depuis je ne sais combien de jours, le terrain de pétanque du Son du Cor ressemble à une pataugeoire. Il ne se passe quasiment pas de midi sans que la serveuse ne soit obligée de faire descendre l’auvent à cause d’une averse aussi dense que brève. Je ne me souviens pas de quand date le dernier bel été en Normandie. Les touristes qui viennent ici pour éviter la chaleur ont raison. Qu’ils n’oublient pas le parapluie. Ces derniers jours sous l’auvent du Son du Cor je lis Journal volubile d’Enrique Vila-Matas.
Ce temps médiocre me permet néanmoins de lire également la plupart des soirs sur le banc du jardin d’où les fleurs ont quasiment disparu et dont la pelouse est désormais tondue de temps à autre par un professionnel. Ce jeudi, c’est Partir à Permanbouc de Maurice Pianzola. Je prends un risque car la vieille voisine qui séjournait en hôpital spécialisé est de retour et rien ne dit qu’elle ne va pas, un jour ou l’autre, se remettre à balancer ses affaires par la fenêtre du troisième étage située au-dessus de ma tête. Pour l’instant, elle se contente d’en jeter dans les poubelles et, nouvelle dinguerie, met parfois sa télé à fond au milieu de la nuit sur l’une des chaînes d’info, de quoi empêcher toute la copropriété de dormir. Pour ma part, j’ai la solution du repli dans la petite chambre.
Entre deux lectures et entre deux averses, je me risque à fureter dans la drouille du Marché du Clos Saint-Marc. J’en reviens avec un livre acheté deux euros à un vendeur jamais vu : Le Père Peinard d’Emile Pouget (Galilée).
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La littérature n’est pas un métier, c’est une maladie. On n’écrit pas pour gagner de l’argent ou plaire aux gens, mais pour essayer de se soigner parce qu’on est infecté, parce que la tristesse s’est emparée de nous. (Ricardo Menéndez Salmón cité par Enrique Villa-Matas dans son Journal volubile)
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Ils regardèrent avec curiosité les cassettes dans lesquelles s’entassent les différents journaux et le guide ne manqua pas de leur expliquer que personne ne vole jamais aucun de ces journaux et que chacun glisse sa pièce dans la fente en haut de la boîte. Je devinai aisément le sens de leurs commentaires étonnés et admiratifs. Pareille honnêteté était un attrait touristique de plus, ils auraient quelque chose à raconter. Le guide leur fit un signe de son parapluie, ils purent s’engager sur la chaussée et moi, enfin seul, je pus prendre le journal dans une des boîtes, sans le payer évidemment. (Maurice Pianzola Partir à Permanbouc, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Genève)

25 juillet 2025


Un que je connais bien est en lutte contre le trop grand nombre de logements Air Bibi de la métropole rouennaise dont il photographie les boîtes à clés. Ils empêchent qui cherche un appartement à louer d’en trouver un.
Je ne peux pas dire le contraire, mais je ne vais évidemment pas partir en guerre contre un système dont je suis le bénéficiaire quand je pars en vadrouille.
Bien obligé, les chambres d’hôtel coûtent deux fois plus cher, la vieillesse ne me permet plus le campigne et je ne dispose pas d’une maison de famille (comme on dit) en bord de mer ou ailleurs. Il est aisé de se passer d’Air Bibi quand on bénéficie d’un pied-à-terre où l’on va chaque année l’été pour se tremper les pieds dans la mer.
Ces maisons de famille ou résidences secondaires sont repérables à leurs volets fermés hors saison. Elles sont beaucoup plus nombreuses que les locations de courte durée de type Air Bibi. Je le constate à chaque fois que je vais en Bretagne ou sur la Côte d’Azur. Leurs propriétaires sont les principaux responsables de la grande difficulté à se loger sur la côte.
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Je n’ai pas signé la pétition contre la loi Duplomb. Il aurait fallu pour cela que je sois inscrit à France Connect, le portail officiel qui permet notamment de déclarer ses revenus. Je ne déclare jamais les miens. Ils se déclarent seuls, automatiquement.
Cette pétition a obtenu bien plus de signatures que la candidate de Les Républicains, Pécresse, a obtenu de voix à la Présidentielle. C’est pourtant ce Parti minoritaire et son chef Retailleau qui décident de la politique française depuis que Macron a sabordé son propre Parti.
Ce Duplomb, Les Républicains, est évidemment membre de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles dont le chef, ponte de l’agro-chimie, rejoue sans cesse le sketch de Fernand Raynaud, J’suis qu’un pauvre paysan.
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Il n’y a pas que Cosidime qui soit en rupture dans les pharmacies depuis des semaines. D’autres médicaments tout aussi indispensables, notamment pour lutter contre le diabète ou les problèmes cardiaques, le sont aussi. Que fait la Ministre de la Santé, Catherine Vautrin, Les Républicains ? Rien.

24 juillet 2025


Mon gros souci du moment est celui du mois dernier : mettre la main sur un flacon de Cosidime, le collyre qui m’est nécessaire pour limiter l’aggravation de mon glaucome. Cette fois, il est introuvable à Rouen et dans sa banlieue. La serviable pharmacienne de la Grande Pharmacie du Centre a tout fait pour m’en procurer allant même jusqu’à appeler le labo pour s’en faire envoyer directement et essuyant un refus. On ne passe que par les distributeurs. Lesquels n’en ont pas à distribuer.
A mon arrivée à Saint-Lazare ce mercredi, j’entre à la Grande Pharmacie Bailly où une pharmacienne m’apprend que si Cosidime est en rupture, il y a un générique et qu’il est disponible. « On ne m’a jamais dit ça à Rouen. » « Il existe pourtant depuis plusieurs années », me dit-elle.
Mon gros souci réglé en cinq minutes, je rejoins le Marché d’Aligre à l’aide des métros Quatorze et Huit. Emile et Amin ont un point commun : ils sont absents. Les vacances touchent tout le monde.
A pied, je rejoins Re Read qui ouvre toujours à dix heures mais fermera à l’heure du repas en août. Comme très souvent, j’en ressors bredouille.
La pluie est annoncée sous forme d’averses mais elle n’est point pressée. Je reste au sec quand je rejoins le Book-Off de Ledru-Rollin. Je n’y trouve que deux livres à un euro : Ecrivains en robe de chambre de François Bott (La Petite Vermillon) et Armen de Jean-Pierre Abraham (Petite Biblio Payot Voyageurs).
A l’aide des métros Huit et Un, je rejoins le bien nommé China, le restaurant chinois buffet à volonté de la rue de la Verrerie, toujours à douze euros cinquante.
Trois quarts d’heure plus tard, je descends au sous-sol du Book-Off de Saint-Martin où la chaleur s’incruste malgré les ventilateurs. J’en remonte avec quatre livres à un euro, La colonne d’air suivi de Raymond Queneau ou l’oignon de Mœbius de Jacques Duchateau (Editions Ramsay), Une indifférence de rébellion de Pol Vandromme (Pierre-Guillaume de Roux), Trois… six… neuf… de Colette (Buchet Chastel), Mémoires d’une enfant d’Athénaïs Michelet (Le Temps Retrouvé Mercure de France) et un livre-disque au même prix, Fantaisie littéraire (le bec en l’air).
Il n’est pas encore quatorze heures que je m’installe sous la véranda de L’Opportun pour un café, verre d’eau et lecture, Vraie blonde, et autres de Jack Kerouac. C’est le moment où il se met à pleuvoir, et dru, panique en terrasse, repli à l’intérieur de celles et ceux qui y déjeunaient aidés par la nouvelle serveuse, vraie brune, bilingue, jolie.
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En ce qui concerne les femmes jeunes, je ne peux pas les regarder sans leur arracher leurs vêtements un par un, y compris cette dernière fille (avec sa Maman) qui porte un bandana vert et qui a un joli petit visage et un long manteau newlook, et des chaussures plates, qui marche en balançant nonchalamment les cuisses comme si elles étaient molles et pas aussi contrôlées que sa jeunesse le laisserait supposer, et le grand manteau dissimule sa silhouette mais j’imagine que sa chatte est douce, vous y parvenez à travers une culotte de dentelle blanche, et elle sera bien. C’est à peu près tout ce que je peux dire sur à peu près toutes les filles et le seul raffinement supplémentaire, c’est leur chatte et ça ira. (Jack Kerouac, Esquisses à Manhattan, texte publié en mil neuf cent soixante-trois dans la revue The Moderns)

18 juillet 2025


Thierry Ardisson, animateur de télévision, est mort. Je n’ai rien à dire sur lui. Je n’ai jamais regardé une de ses émissions. D’autres ont leur avis. Ainsi une qui le traite de porc pour certaines choses qu’il a dites lors d’une émission de mil neuf cent quatre-vingt-quinze. Et toutes et tous de renchérir. Où donc était-elle en mil neuf cent quatre-vingt-quinze ? Peut-être devant la télé le regardant, pas du tout choquée par ce qu’elle entendait. Si elle n’y était pas, des centaines de milliers y étaient, pas du tout choqués par ce qu’ils entendaient et aujourd’hui trouvant cela scandaleux. Nombreux sont celles et ceux qui pensent dans le sens du vent plutôt que par eux-mêmes. C’est l’un des signes de l’époque. Je préfère m’aérer l’esprit en lisant, dans Mémoires de l’inachevé, les lettres de Grisélidis Réal. Elle fut l’une des invitées de l’Ardisson. C’est là que, la première, elle a évoqué la vie sexuelle de l’abbé Pierre. Tous les bien-pensants lui sont tombés dessus.
Je pense qu’à l’époque des Romains, la législation était moins con, les gens se livraient tranquillement au « péché » dans les hautes classes – si on tue la bête dans l’homme, on tue aussi l’ange, car il faut les deux, l’un n’existe pas sans l’autre … (à Maurice Chappaz, Genève, le premier décembre mil neuf cent soixante-quatre)
Il paraît qu’on manque énormément de personnel pour l’enseignement primaire ici, l’État engage et paie pendant trois ans des études et des stages aux personnes désireuses de travailler par la suite dans l’enseignement.
Ah, si l’on pouvait me prendre, malgré mon casier judiciaire, mes enfants illégitimes et mes dossiers de police ! Nous serions sauvés, ce travail, même ingrat, je le ferais avec joie car il est socialement constructif. (à Maurice Chappaz, Genève, le douze juillet mil neuf cent soixante-six)
Je vis dans un perpétuel enchantement en passant d’un livre d’Henry Miller, Le Cauchemar climatisé, à un autre, Souvenirs souvenirs, du même auteur, tout en continuant la lecture profonde et délicate de L’Erotisme de Georges Bataille, et en m’enfonçant de temps en temps dans les grandioses et douloureux labyrinthes poétiques de Notre-Dame des Fleurs ou Miracle de la rose de Jean Genet. Oui, c’est un vrai plaisir d’être malade, au moins on peut lire, lire, sans rien faire d’autre en étant dans son droit. (à Henri Noverraz, le trente et un janvier mil neuf cent soixante-huit)
Cela fait déjà un certain temps que je voulais vous écrire pour vous remercier du magnifique contrat qu’Etienne Delessert accompagné d’une ravissante jeune femme blonde est venu me faire signer dans ma cuisine, contrat précieux et sauveur grâce auquel, sans nul doute, j’échappe à de futurs enfers. (à Bertil Galland, Genève, le quinze juillet mil neuf cent soixante-dix)
Je te jure que je regrette le temps où j’étais Putain, où j’étais désirée, adorée, léchée, aimée, RESPECTEE et payée… Oui, c’était le bon temps ! Personne ne se foutait de moi à l’époque… ça leur aurait coûté trop cher à ses Messieurs, c’était DEJA assez cher comme ça. (à Henri Noverraz, le vendredi quatorze août mil neuf cent soixante-dix)
J’ai passé la nuit dans la magnifique maison d’Anne Jenny. Chessex a dû vous dire. Etienne Delessert m’a donné une lithographie si belle, si saisissante, qu’elle a droit au mur rouge du Saint des Saints, mon alcôve, oui, me faisant face au-dessus du lit. Je ne m’en lasserai jamais. (à Bertil Galland, Genève, le lundi douze octobre mil neuf cent soixante-dix)
A part ça, j’ai reçu le contrat de Pro Helvetia que mon Editeur m’a fait avoir. Mon bouquin, mes aventures de courtisane à Munich parmi les soldats Noirs m’est donc commandé, payé par la Suisse bien-pensante ! Quelle farce ! (à Henri Noverraz, Genève, le six novembre mil neuf cent soixante-dix)
La vie est un assassinat permanent ! Et quand on n’est pas assassiné par les autres, on s’assassine soi-même ! (au même destinataire le même jour)
Je me rappelle avec nostalgie le Bordel de Munich où je fonctionnais comme Putain pour les soldats – il y avait aussi des capitaines, des sergents, des étudiants et même des bandits. Des Nègres, je me souviens de leurs bras, de leur douceur, de leurs violences, de leurs sexes jamais fatigués, de leur cœur ruisselant de tendresse. Ah j’étais aimée, léchée, dévorée du haut en bas par des langues, des mains et des tiges infatigables !
Je HAIS l’Europe et plus particulièrement la Suisse, ce pot de chambre où croupissent les refoulements et les tristesses avares. Il est temps qu’on foute le camp, qu’on lève l’ancre de ce fumier dégoulinant de petit confort merdeux, qu’on appareille vers l’amour, le soleil, les voluptés sans limite ! Oui foutons le camp, ne serait-ce qu’en pensée, de cet amalgame de détritus ! (à D. , Genève, le vingt-sept janvier mil neuf cent soixante et onze)
Nous sommes tout à la fois leur mère incestueuse, leur sœur incestueuse, leur femme-putain, avec nous ils peuvent tout se permettre : leur lécher le cul, les couilles, leur enfiler le doigt bien profond pour faire vibrer leur petite prostate si sensible – leur réciter des saloperies rituelles qu’ils n’osent pas demander à leur femme – ils peuvent se livrer sur nous à tous les attouchements interdits… nous sommes là pour ça, maquillées, parfumées, visibles jusque dans nos moindres recoins les plus « déchus » (et il faut savoir que certaines Putains d’âge avancé, même vieilles, grosses, dégueulasses, sales, gagnent autant d’argent et même plus parfois – par petites sommes, et d’ailleurs pas fatalement – que les Putains les plus belles, jeunes, bandantes à première vue comme des Brigitte Bardot).  (à Jacques Dominique Rouiller, Genève, le vingt-six mai mil neuf cent soixante-dix-sept)

17 juillet 2025


Un déluge sur le toit vers quatre heures du matin m’alerte sur le temps à venir ce mercredi. C’est comme une image de la dette de la France qui s’accroît de cinq mille euros par seconde (Bayrou dixit). Je glisse un parapluie dans mon sac, mais ne l’ouvre pas entre mon logis et la Gare car ce n’est plus que de la mouillasse.
Aucune famille cette fois dans la voiture Trois du sept heures vingt-deux pour Paris, des couples qui ne savent pas quoi faire de leurs valises. Je lis Vraie blonde, et autres, le recueil de texte divers de Jack Kerouac. Son voyage en Greyhound me rappelle ceux que je fis.
Il ne pleut pas à Paris où le ciel est gris. J’innove en prenant un bus Vingt terminus Porte des Lilas qui a du mal à s’extraire de l’embouteillage de Saint-Lazare puis des travaux de Réaumur. J’en descends à l’arrêt Belleville Ménilmontant, place Jean-Ferrat. J’emprunte le boulevard de Belleville puis prends à gauche la rue Jean-Pierre-Timbaud, enfin, à droite, la rue de Vaucouleurs village de Lorraine (comme l’indique la plaque).
Bienvenue à Babelville est-il écrit sur le trottoir. Le seul commerce de cette rue est au bout, Le Bibliovore, qui m’amène ici et n’ouvre qu’à dix heures. En attendant, je bois un café au comptoir d’un bar de quartier (c’est écrit sur la vitre) où « le journal », c’est Libération. Il est tenu par un jeune couple à bébé et s’appelle L’Orillon, rue du même nom. Le café n’est pas très bon mais il n’est qu’à un euro.
Le jeune libraire est en retard. Il n’arrive qu’à dix heures et quart. La faute au métro Treize, me dit-il. J’avais espoir dans ce nouveau Bibliovore car il a hérité du stock de la librairie qu’il remplace mais je constate qu’il n’y a rien pour moi.
Je rejoins Ledru-Rollin par le métro en changeant à République, une station où prospère la vente de cigarettes à la sauvette. Chez Book-Off, une nouvelle équipe d’employé(e)s remplace l’ancienne que j’aimais bien, notamment les deux jolies filles toujours de bonne humeur. J’en ressors bredouille.
Au Rallye, un nouveau serveur (chinois bien sûr) m’apporte successivement un hareng pommes à huile, une andouillette pommes sautées sauce moutarde à l’ancienne et un café. Derrière moi, un homme s’inquiète : « Je ne savais plus mon code de carte bancaire, je tapais le code de ma boîte à lettres. Qu’est-ce qui s’est passé dans mon cerveau ? »
De là, je rejoins en métro le Book-Off de Saint-Martin. Pour la première fois depuis que j’utilise ce moyen de transport parisien, j’assiste à un contrôle dans la rame. L’escouade en uniforme est rapidement repérée par les fraudeurs qui descendent tous à Bastille, l’un n’a pas besoin de ses béquilles pour sauter sur le quai.
Dans le sous-sol toujours surchauffé, je suis interpellé : « Oh bonjour, je suis contente de vous voir. » C’est l’une des deux jolies employées disparues du Book-Off de Ledru-Rollin. Elle ne travaille pas là. Elle est en train d’ouvrir une galerie d’art vers Mouffetard. « Je suis artiste peintre », me dit-elle. Je me demande ce que cache cette appellation désuète. Moi aussi, je suis content de la revoir. Je prends en note sur mon petit carnet le nom de sa galerie et son adresse. Un quart d’heure plus tard, je ressors bredouille.
Mauvaise surprise, la ligne Trois du métro est hors service pour travaux. Je récupère la ligne Huit à République. Les vendeurs de cigarettes à la sauvette sont toujours là (le Ministre de l’Intérieur se nomme Retaillaud). Je descends à Opéra d’où je marche jusqu’à Quatre-Septembre et m’arrête au comptoir du Bistrot d’Edmond. Comme je le craignais, je ressors du troisième Book-Off bredouille.
Faute de métro Trois, j’emprunte le passage Choiseul pour rejoindre la station Pyramide où je monte dans le Quatorze, direction Saint-Lazare. Il me reste à rentrer à Rouen avec Jack Kerouac : Roulé jusqu’en Floride avec le Photographe Robert Frank, né suisse, pour aller chercher mère, chats, machine à écrire et grande valise pleine de manuscrits originaux. (…) C’est assez sidérant de voir un type, pendant qu’il est au volant, lever tout à coup d’une main son petit appareil allemand à 300 dollars et photographier quelque chose qui bouge devant lui, avec en plus un pare-brise pas lavé.
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Au cul des bus parisiens :
« 30 min pour aller au taf
2 min pour te faire veniiiiir »
(publicité pour un jouet sexuel destiné aux femmes)

14 juillet 2025


Pas de livres donnés de ma part cette fois lors de la rencontre Rouen Stockholm. Faute d’ouvrages adaptés parmi ceux qui dorment chez moi. Ceux offerts dans le passé ont-ils été lus ? Je n’en suis pas sûr.
Personne ne me donne des nouvelles des livres dont je fais cadeau. Même quand ils m’ont été commandés.
Un qui m’en avait réclamé un et qui évoque ses lectures sur le réseau social Effe Bé n’en a jamais parlé.
Une à qui j’en avais offert deux sur un pont entre rive gauche et rive droite pour la remercier d’un masque anti Covid alors introuvable ne m’en a jamais reparlé. Il y a peu, elle annonçait qu’elle allégeait sa bibliothèque en déposant des ouvrages dans une boîte à livres (une mauvaise idée, la majorité des livres passant par là finissent mal).
Je demande par écrit à un troisième : « As-tu lu La Petite Fille qui aimait trop les allumettes ? »
« Non, je ne connais pas ce roman, je devrais? », me répond-il.
« La Petite Fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy, c’est un des livres que je t’ai offerts lorsque nous nous sommes vus à Rouen, donc tu devrais être en mesure de le lire si tu en as envie ou alors quelqu’un d’autre de la famille peut s’y coller. »
« Diable! je craignais cette réponse. Je vais fouiller dans mes piles de livres à lire. »
                                                                       *
Chacun sait que lorsque j’offre un livre je ne l’ai pas payé cher. Il n’empêche que chaque livre donné est l’objet d’un choix étudié.
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Je lis les livres que je m’offre. La plupart jusqu’au bout. Certains sans en sauter une ligne.
Récemment, dans cette dernière catégorie :
La Province de François Mauriac, un livre dédicacé à Raymond par Renée en mil huit cent quatre-vingt-huit avec cette petite carte à l’intérieur « En te souhaitant un aussi grand plaisir que celui que tu as permis que nous ayons Jacqueline et moi », ce qui donne à penser. Il faut être provincial pour savoir que la solitude – la seule souhaitable, celle dont on peut librement sortir – ne se goûte qu’à Paris.
Le numéro dix du Manifeste incertain de Frédéric Pajak. J’ai changé, disais-je. Combien de passions se sont éteintes, et qui paraissent aujourd’hui si lointaines, si vaines. D’autres se sont imposées. Des passions nouvelles, donc. Par exemple, un certain goût de la désinvolture.

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