Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

31 mars 2018


Me voici à nouveau en chemin vers la gare de Rouen ce mardi après-midi. Cette fois, il ne s’agit pas de prendre un train mais d’appuyer sur le bouton de la porte coulissante de la résidence pour personnes âgées Rose des Sables, rue Maladrerie, où doit se tenir le concert des quatre-vingts ans d’abonnement à l’Opéra de Rouen d’André Junement, lequel doit être aussi mon plus vieux lecteur.
André Junement avait sept ans quand son père l’a mené entendre Carmen. Cette première fois a inauguré quatre-vingts ans de présence passionnée. Depuis janvier dernier son état de santé ne lui permet plus de se rendre dans ce qu’il appelle sa deuxième maison. Quand elle a appris ça, la violoniste Elena Chesneau a eu la généreuse idée d’organiser un concert pour lui et pour les autres résidents de la Rose des Sables, idée à laquelle ont souscrit la violoniste Elena Pease Lhomet, le hautboïste Jérôme Laborde, les violoncellistes Anaël Rousseau et Ariane Dussart, le trompettiste Franck Paque, le bassoniste Baptiste Arcaix, le contrebassiste Gwendal Etrillard, l’altiste Patrick Dussart et le ténor Philippe Verhulst. Sont conviés à ce concert : les membres de l’association Publics de l’Opéra de Rouen dont André Junement fait partie. Apprenant cela, je lui ai envoyé un mail pour lui demander si, bien que non adhérent, je pouvais néanmoins venir. « Je vous invite », m’a-t-il répondu illico.
J’arrive en même temps que les musicien(ne)s. Pendant qu’elles et eux s’organisent, le héros du jour apparaît avec qui j’échange quelques mots. Les chaises installées dans le hall sont bientôt toutes occupées par les résident(e)s, en grande majorité des femmes, et par quelques abonné(e)s à l'Opéra. Sont également présents la télévision et la radio régionales, des journalistes de l’écrit et des représentants de la Mairie.
Au mur est une bibliothèque, dans une salle annexe un salon de coiffure où une dame se fait faire une beauté. Derrière les musicien(ne)s, par les portes vitrées, on aperçoit un jardin d’été dans lequel batifole un chat noir. Elena Chesneau annonce les trois premiers morceaux : le premier mouvement du Concerto brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach, le deuxième mouvement du Concerto pour hautbois en ré mineur d’Alessandro Marcello et le Rondo ungarese pour basson et trio à cordes de Carl Maria von Weber qui me plaît particulièrement. Viennent ensuite : la Sérénade pour ténor et quintette à cordes de Franz Schubert, le Nocturne du Quatuor numéro deux d’Alexandre Porfirievitch Borodine et pour finir, le premier mouvement du Concerto pour trompette de Johan Neruda, « le Mozart de la trompette » (Elena Chesneau dixit).
C’est un très bon concert, favorisé par une bonne acoustique et l’attention parfaite du public (aucun chuchotement, aucune toux, pas un bruit de porte). André Junement, assis devant moi, n’en perd rien et est fort ému quand il se lève pour remercier. Un cadeau lui est remis par Olivier Mouret, Adjoint au Maire, ainsi qu’à trois dames nées en mars dont est fêté l’anniversaire en même temps.
Tandis qu’André Junement répond aux questions de la télévision et de la radio, je bois un verre de champagne en parlant avec l’une des employées de la Rose des Sables que j’ai déjà vue quelque part mais où ? Elle me rafraîchit la mémoire (comme on dit). C’était au temps où j’enseignais à l’école maternelle Marcel Cartier. Elle travaillait alors dans une autre maison de retraite à Saint-Sever que les quatre classes investissaient pour chanter à Noël et défiler lors du Mardi Gras.
Mon verre reposé, je vais remercier André Junement dont je sais peu de chose, il a été disquaire m’a-t-il dit un jour, et lui souhaite de se porter au mieux.
                                                        *
C’est avec un enthousiasme de jeune homme, et ne craignant pas l’usage des superlatifs, qu’André Junement chroniquait sur Publics de l’Opéra de Rouen les spectacles auxquels il assistait. Il y présente toujours ceux à venir, le prochain étant L’Enlèvement au sérail.
 

30 mars 2018


Musique de chambre dimanche après-midi à l’Opéra de Rouen, j’ai une place en corbeille d’où je pourrai ouïr confortablement Beethoven et Schubert.
C’est d’abord le Quatuor avec piano de Ludwig van Beethoven. Dès les premières notes, une jeune femme assise au bord d’un des derniers rangs d’orchestre quitte la salle en faisant claquer la porte. Un moment plus tard, son compagnon fait de même avec un nouveau claquement de porte. J’aimerais avoir la clé de ce mystère. Après ces deux bruits parasites, rien ne vient troubler la musique. Il semble que le printemps naissant ait guéri les tousseuses et tousseurs. Ce Quatuor avec piano est un délice et contribue à ma détente. J’ai beau ne pas être fatigué et avoir bu une bonne dose de café, il me faut faire attention à ne pas m’endormir lors de l’adagio.
Il en est de même pendant celui du Quintette à deux violoncelles en do majeur de Franz Schubert, autre œuvre délicieuse. A son issue, elle vaut de solides et durables applaudissements aux musiciens. Aucune femme sur la scène cet après-midi, je ne pense pas que ce soit la raison de la fuite de la spectatrice.
 

29 mars 2018


Après le changement d’heure, je suis dehors dimanche en fin de nuit car si l’on veut être au lycée de Val-de-Reuil avant dix heures, il faut quitter Rouen par le train à sept heures neuf. Sur le chemin de la gare je ne croise que des paumés plus ou moins ivres. L’un me demande où on peut manger à cette heure-ci.
Un maître-chien arpente la salle des pas perdus en surveillant du coin de l’œil la poignée de paisibles voyageurs attendant le premier train de la journée. Je prends les billets aller et retour à la machine, deux euros quatre-vingt-dix chacun.
Val-de-Reuil est dans la nuit noire quand j’y arrive à sept heures vingt-huit. Je préfère longer la ville que la traverser. Place des Quatre-Saisons, le Tatoo, que j’ai connu bar lounge et qui est maintenant Péhemmu chinois, est ouvert. Sa clientèle est donc mixte, parmi laquelle les commerçants du mini marché installé en face : une marchande d’œufs et un marchand de pommes de terre avec sa jolie fille. On y écoute Haine Erre Gît. Je commande un premier café.
Ce pourrait être une attente ennuyeuse, mais non, grâce au livre que j’ai emporté : Et devant moi, le monde de Joyce Mainard, dans lequel, bien après, l’auteure raconte sans complaisance son histoire avec Salinger, quand elle avait dix-huit ans et lui cinquante-trois.
Le jour levé arrivent les croissants et d’autres clients. La marchande d’œufs gagne son premier argent et en fait don à la Française des Jeux. Un Turc de haute taille est requis par la patronne pour remettre la pendule à l’heure. Je commande un deuxième café puis rejoins le lycée vers dix heures moins le quart.
Je suis seul devant la barrière. A moins cinq arrive un responsable d’Amnesty. Il enlève l’alarme puis m’invite à le suivre à l’intérieur. Je donne à nouveau un alibi à Julien Coupat en inscrivant son nom à la place du mien sur le cahier des entrants exigé par la Préfecture.
Cette fois, je ne suis pas gêné par de trop nombreux autres et j’ai le temps. J’explore tous les bacs de livres, sauf celui habituellement nommé Romance mais ici qualifié de Fleur Bleue, et fais quelques bonnes trouvailles, parmi lesquelles Mémoires inutiles de Carlo Gozzi (Phébus/libretto).
Un peu moins chargé que la veille, je rejoins la gare à pied et y prends le train de onze heures quarante-sept. Alors que celui-ci entre en gare de Rouen surgissent les contrôleurs à qui je montre que je suis en règle. Ce n’est pas le cas d’une étudiante. Se faire choper une minute avant arrivée, il y a de quoi rager.
 

28 mars 2018


L’ayant manqué l’an dernier par ignorance de la date, pas question que je sois absent cette année de la vente de livres d’occasion d’Amnesty International au Lycée Marc Bloch à Val-de-Reuil. Elle commence à quatorze heures ce samedi, Aussi suis-je à la gare de Rouen dès onze heures trente et y prends un billet à trois euros dix pour un train de douze heures neuf qui n’ira pas plus loin que Mantes-la-Jolie. Ce ouiquennede, pour cause de travaux, aucun train ne va jusqu’à Paris. Il faut terminer le trajet en Transilien comme un vulgaire banlieusard, ce qui désoriente certains. Davantage l’est un homme qui ne sait pas lire et veut aller à Dieppe. A sa demande, je m’en fais le secouriste.
A l’arrivée, je sors par l’escalier extérieur et traverse la ville en ne croisant pas plus de cinq personnes. « L’architecture est un jeu savant, correct et magnifique de volumes assemblés sous la lumière », déclare Le Corbusier sur la vitre de la Médiathèque qui porte son nom. Un peu plus loin est le pignon d’immeuble occupé par Cinétisme de Luis Tomasello, une œuvre qui peut faire penser à un mur d’escalade. Elle était déjà sale au vingtième siècle quand j’habitais rue du Pas des Heures. « J’ai vite compris que l’art était symétrique », déclarait Tomasello. Je lui laisse la responsabilité de cette assertion.
J’entre au café kebabier Le Centre dont la clientèle est masculine. Le patron me serre la main quand il m’apporte le café verre d’eau commandé. Un couple de sexagénaires gaulois à l’air perdu vient y déjeuner. L’homme demande du vin mais on ne sert pas d’alcool ici lui apprend-on. Il y en eut autrefois comme le montrent les pompes à bière et les carafons. Bien des choses ont changé dans la cité contemporaine depuis mon départ et pas en mieux.
Le Lycée Marc Bloch me fait songer à l’une que j’espère bientôt retrouver en terrasse à Rouen. Devant sa porte un homme de mon âge m’a précédé, ancien directeur de l’école d’un bourg voisin, que je connais sans connaître.
-On va encore nous demander d’inscrire notre nom sur un cahier, me dit-il, alors que ça ne sert à rien.
-D’autant plus qu’on peut inscrire n’importe quel nom, lui dis-je.
-Oui, Bernard Cazeneuve par exemple, me répond-il.
Je m’aperçois ainsi qu’il en sait plus sur moi que je ne croyais.
-Je ne peux tout de même pas mettre Gérard Collomb cette fois-ci, lui dis-je, il faut varier un peu.
Nous réfléchissons. Un deuxième homme que je sais être le frère du premier propose Paul Bismuth et j’ai une illumination : Julien Coupat. Derrière nous une file s’est constituée, Les élus locaux invités par Amnesty sortent les uns après les autres, moins nombreux qu’autrefois pour cause de déconfiture socialiste, des femmes inconnues qui ont pris des livres de chez France Loisirs et Marc-Antoine Jamet, Maire de luxe de Val-de-Reuil, toujours Socialiste, les mains vides et le bonjour professionnel.
A deux heures moins une, nous poussons la barrière et allons jusqu’à la porte coulissante. J’inscris mon nom d’emprunt sur l’un des cahiers et file dans la salle du fond. Le prix des livres est indiqué par des gommettes de couleur. Il est modeste, un, deux ou trois euros, rarement quatre. J’emplis mon sac et ne m’attarde pas, pour deux raisons : beaucoup trop de monde et surtout un seul train pour rentrer avant la fin de l’après-midi.
Je retourne à la gare à pied, lourdement chargé, et la découvre fermée pour la journée. Impossible de prendre un billet de retour car l’écran du seul automate placé à l’extérieur est illisible pour cause de soleil ardent. Monté dans le train de quinze heures trente, je me fais connaître du contrôleur, lequel ne m’applique pas de surtaxe mais ne peut me faire une remise supérieure à vingt-cinq pour cent. Cela fait cinq euros.
                                                            *
Parmi mes trouvailles : La France frénétique de 1830 choix de textes de Jean-Luc Steinmetz (Phébus), Correspondance de Jack Kerouac et Allen Ginsberg (Gallimard) et l’énorme numéro de la Revue d’esthétique consacrée à Roland Dubillard ( Jean-Michel Place).
 

27 mars 2018


J’arrive un quart d’heure en avance à la Halle aux Toiles où se tient ce ouiquennede la vente de livres d’occasion du groupe rouennais d’Amnesty International. Je n’en attends pas merveille, le stock n’est pas suffisamment renouvelé d’un an sur l’autre. Ce sera mieux à quatorze heures à Val-de-Reuil. Je trouve devant la porte certains que je m’attendais à y trouver mais pas tous. Il y a aussi quelques femmes. Ce qu’elles lisent n’est pas susceptible d’en faire des concurrentes.
A neuf heures, chacun(e) se précipite vers la table de son choix. Une majorité d’hommes visent les livres d’histoire. Pour moi, c’est d’abord la littérature.. Contrairement à ma prévision pessimiste, j’y trouve du bon et de l’inattendu. Ainsi : Sand Barbès, correspondance d’une amitié républicaine (Le Capucin), Contre la barbarie de Klaus Mann (Points Essais), Tuer un enfant de Stig Dagerman (Agone), Proust de Samuel Beckett (Editions de Minuit), A la rencontre de Maupassant au « Séminaire d’Yvetot » de Robert Tougard (autoédition), Tout sur votre auteur préféré Maurice Sendak (L’Ecole des Loisirs) et Bréviaire des petits plaisirs honteux de Charles Haquet et Bernard Lalanne (JBz & Cie).
La note réglée, peu élevée car pas mal de livres sont à un euro, je me prépare à déjeuner tôt afin de prendre le douze heures neuf pour Védéherre quand je casse le deuxième bras de mon tire-bouchon en voulant ouvrir le vin dont un verre est indispensable avec mon fromage. Plus qu’à filer au marché du Clos Saint-Marc où je me procure un limonadier à deux euros en attendant de trouver mieux dans un vide grenier ou une brocante.
                                                              *
Dans les conversations, il est question du courageux et altruiste gendarme tué la veille à Trèbes en prenant la place de la femme otage lors de l’attaque du Super U par un terroriste islamiste. Ce qu’a fait Arnaud Beltrame est admirable. Peut-être même l’aurait-il fait s’il n’avait pas été militaire.
 

26 mars 2018


« Ici, c’est priorité à la fourrière », constatent ceux qui comme moi sont présents ce samedi vers sept heures et demie dans le quartier délimité par les rues Molière et des Augustins (dont deux chercheurs de vinyles de ma connaissance aussi dépités que je le suis). Le vide grenier rouennais le plus proche de mon domicile était autrefois organisé par un comité de quartier, il l’est maintenant par un privé. Celui-ci fait bloquer les voitures des exposants jusqu’à ce que la fourrière ait débarrassé les rues des voitures des malheureux qui se sont fait avoir. Aucun panneau réglementaire ne signale l’interdiction temporaire de stationner. Seules les affichettes roses de l’organisation l’indiquent, apposées ici et là sur des portes ou des vitrines. Encore faut-il les remarquer (et comprendre le français).
Quand les déballeurs peuvent enfin s’installer, nouveau constat : la banlieue est descendue sur la ville. Quelques habitants du quartier sont encore là et les éternels professionnels. Je fais le tour des premiers placés sans voir le moindre livre susceptible de m’intéresser puis quitte les lieux car ce samedi m’offre deux opportunités autrement prometteuses : les ventes de livres d’occasion des groupes de Rouen et de Val-de-Reuil d’Amnesty International.
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Au volant de sa voiture sportive utilitaire agressive ce vendredi dans la rue piétonnière de la Champmeslé, claque-sonnant deux femmes qui le gênent, c’est le Directeur de l’Office de Tourisme de Rouen.
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La vue est bien dégagée devant cet Office de Tourisme depuis que les arbres jouxtant la Cathédrale ont été taillés à ras du sol. Nul ne peut ignorer les moches immeubles de la reconstruction qu’ils cachaient plus ou moins. Un rassemblement en hommage aux arbres et aux oiseaux a lieu sur place ce samedi à quatorze heures auquel je ne peux être.
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Un père et son neuf/dix ans devant le Palais de Justice de Rouen (ancien Parlement de Normandie).
Le moutard :
-C’est qui celui qu’a construit ça encore ?
Le géniteur :
-Bah, c’est le même mec qu’a construit la cathédrale.
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Deux hommes à cravate rue Martainville, l’un à l’autre :
-J’ai mandaté un p’tit bureau d’études pour faire une p’tite étude d’impact.
Je suppose qu’il veut monter une p’tite affaire.
 

23 mars 2018


Ce mercredi à sept heures cinquante-six, ce n’est pas le train Corail attendu qui se présente en gare de Rouen mais la bonne vieille bétaillère. Elle me permet néanmoins d’être à dix heures moins dix au Café du Faubourg où la volcanique serveuse est de retour mais éteinte. A l’ouverture, j’entre chez Book-Off et en ressors au bout d’une heure ayant peu alourdi mon sac. Cela tombe bien (comme on dit) car j’ai déjà avec moi les trois volumes des Chemins de la liberté de Jean-Paul Sartre dont les deux premiers dotés d’un envoi à Suzanne et Raymond Aron de la part de leur petit camarade, cette trilogie achetée cinq euros il y a quelques mois au marché d’Aligre.
Tapant « Sartre petit camarade » dans la barre Gougueule, je suis arrivé sur le site de l’Ecole Normale Supérieure et y ai vu un autre livre de Sartre, L’Imagination, avec un envoi de l’auteur à son « cher petit camarade Aron ». Il a été offert à la Bibliothèque des Lettres par Dominique Schnapper. Cela a répondu à ma question : quoi faire de mes trois livres, étant exclu que je me fasse de l’argent sur le dos de Sartre qui fut le plus désintéressé des hommes.
J’ai donc rendez-vous ce jour entre douze et treize heures avec Gilles Sosnowski, Conservateur en chef de la Bibliothèque des Lettres de l’Heuhennesse. Ce pourquoi je prends le bus Quatre-Vingt-Six et en descends à Collège de France. De là je remonte à pied jusqu’au Panthéon, le contourne, passe devant l’Hôtel des Grands Hommes dans une chambre duquel, au temps où il était moins luxueux, André Breton et Philippe Soupault ont inventé l’écriture automatique. Je tourne à droite, rue d’Ulm.
Presque au bout j’entre au numéro quarante-cinq. Une pompière m’invite à noter mes coordonnées et le motif de ma venue sur un cahier, à l’encre rouge, puis dans le bâtiment principal un gardien m’indique le chemin. Il faut traverser le jardin carré au jet d’eau où des étudiants profitent du soleil. Je connais ces lieux. J’y suis déjà entré une fois discrètement par la porte des livreurs avec celle qui est revenue lundi d’une semaine de vacances en Sicile.
Une aimable dame qui me dit être l’adjointe de Gilles Sosnowski le prévient de mon arrivée par téléphone. Elle me mène à l’étage. Il apparaît. Je le suis par un parcours labyrinthique jusqu’à son bureau et lui donne les trois ouvrages. Il me remercie.
-Est-ce que vous voulez une lettre de remerciement officielle signée de la Directrice.
-Non, ce n’est pas nécessaire.
Il me propose de me faire visiter la bibliothèque.
-Vous êtes déjà venu ici ?
-Oui une fois, clandestinement.
Il m’emmène d’abord dans la partie la plus ancienne où se trouve le buste du germaniste Lucien Herr, premier bibliothécaire de l’Heuhennesse, ami de Léon Blum, très impliqué lors de l’affaire Dreyfus, puis nous passons dans l’extension moderne. Six cent mille livres en accès direct, me dit-il, tous dotés d’une cotation spécifique à la maison, et jusqu’à présent aucun désherbage. Ici et là travaillent des élèves en silence. Je me souviens du moment passé ici avec celle qui me tenait la main mais plus des livres que nous avons ouverts.
Après un dernier merci, je redescends l’escalier et me voici dehors. La rue Mouffetard n’est pas loin, plus touristique que jamais, et le Verre à Pied fermé pour vacances. C’est près de la sortie de métro Censier Daubenton que je déjeune, rue de Grenelle, au Comptoir des Arts. La formule tartelette de légumes et rôti de porc au curry riz pilaf est à treize euros cinquante, le quart de vin du Gard à sept euros quatre-vingt-dix, le mobilier moderne, la musique electro, la clientèle un peu friquée.
Par la ligne Sept je rejoins Opéra, prends le café aux Ducs et quelques livres au second Book-Off. Gare Saint-Lazare, ce n’est pas la bétaillère attendue qui est à quai voie Dix-Neuf mais un bon vieux train Corail. Il part à l’heure puis tout se gâte, nous voici détournés sans explication par Conflans-Sainte-Honorine, d’où une arrivée à Rouen avec trente-cinq minutes de retard. J’apprendrai plus tard que ce crochet a eu pour cause des jets de pierres du côté d’Achères.
                                                       *
Au Comptoir des Arts, le starteupeur qui a rendez-vous avec une semblable :
-Tu peux me rappeler ton prénom ?
-Marylin.
Qu’on ne s’empresse pas de fantasmer.
                                                     *
Dans ce restaurant, comme dans beaucoup d’autres, on nourrit désormais la marmaille avec des mini-burgueurs et on lui apporte un pot de feutres et du papier comme traitement préventif de l’agitation.
                                                     *
Un mail de remerciement m’attendait au retour à Rouen, signé d’Emmanuelle Sordet, Directrice des Bibliothèques de l’Ecole Normale Supérieure. Notre point commun est d’avoir publié l’un et l’autre des textes dans la revue Décharge.
 

22 mars 2018


Danse ce mardi soir à l’Opéra de Rouen avec inaudible de Thomas Hauert, j’ai place au premier rang de corbeille, un peu décentré au-dessus d’une quinzaine d’élèves de l’option danse de je ne sais quel lycée. Que des filles, dont l’une est venue avec un sac en plastique orange dans lequel elle envisage de vomir.
Thomas Hauert est un chorégraphe suisse basé à Bruxelles. Son inaudible n’a pas de majuscule, il doit savoir pourquoi. Il fait partie du groupe de cinq danseurs qui, avec une danseuse, font d’abord magma bougeant au ralenti. Suit une période qui pourrait s’intituler « A chaque fois que je commence à danser, la musique s’arrête, c’est trop bête ». Enfin cela démarre vraiment, les six interprètes connaissent le boulot et l’exercent sur la musique de George Gershwin et de Mauro Lanza. Je vois cette chorégraphie comme une série d’exercices que feraient des danseurs et une danseuse avant de commencer le spectacle et trouve ça bien long. Quand à la fin se font entendre de forts applaudissements et des bravos, je constate que je dois avoir été le seul à m’ennuyer.
Il faut dire qu’il y a un certain nombre de scolaires (comme on dit) dans la salle. A cet âge, on s’enthousiasme facilement. De plus, Thomas Hauert sait que, comme l’écrivait Francis Scott Fitzgerald à sa fille Scottie, si l’on veut déclencher des applaudissements triomphaux, il faut jouer ou faire jouer de la musique forte, rapide et aigue, ce par quoi s’achève inaudible.
Au moins, la lycéenne malade n’a pas utilisé son sac.
                                                           *
En rentrant je passe par la Cathédrale dont le parvis vient d’être débarrassé des arbres qui, selon ceux qui commandent, gênaient sa vue. Le voisinage leur reprochait aussi de servir de refuge aux étourneaux bruyants à l’automne. Allez hop, débités à la tronçonneuse.
                                                           *
L’après-midi de ce mardi, au café Le Grand Saint Marc, la sexagénaire voisine m’interpelle pendant que son mari est parti aux toilettes :
-Qu’est-ce que vous lisez, monsieur ?
-C’est la correspondance de Dashiell Hammett.
-Aaah, je peux voir ?
Je lui montre la couverture.
-Aaaaah, qui c’était lui ?
 

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