Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

11 juin 2020


L’autre semaine au Son du Cor s’assoit pas loin de moi un comédien au faux air de Jean-Pierre Mocky. « J’attends une fille », dit-il à l’agréable serveuse quand elle lui demande ce qu’il veut boire.
Celle qui arrive un peu plus tard est une sexagénaire à chignon que je crois avoir aperçue en face de chez moi lors des lectures musicales de la galerie d’art La Page Blanche.
Elle a trop froid pour rester en terrasse. Ils vont donc à l’intérieur et je m’en réjouis car, à peine leur café bu, ces exhibitionnistes, livre en main, se mettent à répéter sans se soucier d’autrui.
Ce mercredi, le faux Mocky est encore là, en compagnie d’un de ses amis. Sans me méfier je m’installe à une table derrière eux et suis en train de tranquillement lire Lettres à Georges de Veza & Elias Canetti quand je vois arriver la fausse fille.
Cela a pour effet de chasser l’ami. Comme il fait doux, le fâcheux duo ne migre pas et je dois subir leur nouvelle répétition. Il s’agit d’une pièce de Labiche, cet auteur si apprécié par certains vieux.
-Allons faire un tour, lui dit-il
-Je te suis, répond-elle
Pas de quoi me réjouir, c’est signé Labiche.
La peste soit de ces gens de théâtre. Imagine-t-on un joueur de cornemuse venir faire ses gammes en terrasse ou un bricoleur y jouer du marteau ? L’égocentrisme et la prétention de ces sans-gênes m’exaspèrent. Je recule d’une table mais ne peux aller plus loin car La Buvette du Robec est en travaux. On y joue ponctuellement de la perceuse.
Il arrive enfin un moment où, leur représentation terminée, allons faire un tour, je te suis, Mocky et la fille partent ensemble, à mon grand contentement.
                                                                 *
En fin d’après-midi, regardant Cé dans l’air sur France Cinq, une émission consacrée au coronavirus, j’entends un certain Martin Blachier, « épidémiologiste, spécialiste en santé publique » ayant des intérêts chez Public Health Expertise ( « Il est expert des problématiques d'accès et de prix en France. Il a accompagné l'accès des plus grandes innovations en France depuis 10 ans. Il travaille sur de nombreux projets de market access local en s'appuyant sur des outils médico-économiques "sur-mesure". »), par ailleurs Gérant de l'entreprise BLV GROUP (institut de beauté) et Directeur Général de l'entreprise DIGIMED, déclarer qu’en cas de reprise du Covid Dix-Neuf en France à l’automne, il faudra confiner les personnes vulnérables. Et donc les vieux. Encore un apprenti dictateur.
 

Ce mardi annoncé beau par la météo, les trains circulent vers Dieppe. Armé d’un masque que je mets au dernier moment, j’entre dans une gare de Rouen relouquée à la chinoise et m’adresse au premier automate venu. Celui-ci, nouveauté fâcheuse, me demande un numéro de mobile, c’est obligatoire. Je lui refile mon numéro de fixe et à ma surprise, il l’accepte. Muni d’un aller et retour, je descends sur le quai Quatre par l’escalier autorisé et prends place dans le train dieppois.
A son départ, nous ne sommes qu’une dizaine de voyageurs, chacun à dix mètres du voisin. Les deux contrôleurs ne se donnent pas la peine de vérifier les billets, passant la totalité du trajet à discuter en queue de convoi.
A l’arrivée, j’ôte l’insupportable préservatif et le glisse dans une enveloppe, heureux de retrouver cette ville après tant de semaines. Le Tout Va Bien n’a guère changé, j’y prends place dans un profond fauteuil et constate que les vieilles habituées sont indemnes. A deux tables de la mienne se trouve celle à la petite voiture rouge dans laquelle elle case son chien. « Rien que de sortir, on fait des dépenses », énonce cette philosophe tandis que j’ouvre le livre emporté : Les deux bouts d’Henri Calet, édité en Suisse par Héros-Limite, que je me suis procuré gratuitement chez Gibert par voie postale via mes Super Points Rakuten.
Je lis là un bon moment sans que jamais mes deux voisines ne cessent de parler, surtout celle au chien : « Mon p’tit-fils s’est brûlé la main. C’est de ma faute. J’avais mis la plaque à dix et j’ai mis la casserole sur l’autre. Y me récitait ses leçons. Il a posé la main sur la plaque. La voisine l’a entendu crier. C’est elle qui l’a emmené aux urgences. Ça sentait le cochon grillé.»
Certains des restaurants du port ont fait traverser la rue à quelques tables qui n’attirent pas. C’est à une table traditionnelle, bien exposée au soleil, que je m’installe au Méli-Mélo à midi pour un repas des plus banals : bulots, moules de bouchot, crème caramel, avec un pot de vin blanc. A trois mètres de moi se tient un couple à cheveux blancs qui fête chichement ses vingt ans de mariage. Puis en arrive un autre, plus jeune. A peine assise, la femme demande une troisième chaise pour installer sa névrose, tenue en laisse.
-Tu gardes la petite, dit-elle à son compagnon quand elle va aux toilettes.
-C’est le bébé hein ? l’interpelle le vieux marié à son retour. On connaît ça. Nous, c’est un gros, mais c’est pareil.
L’ambiance est tout autre au Mieux Ici Qu’En Face où je bois le café en terrasse avec Henri Calet. Un ouaiche est au téléphone : « Moi aussi j’en ai fait des bêtises, na na ni na na na ». Il parle d’une fille bientôt majeure qui semble poser des problèmes à son interlocuteur : « Moi j’y aurais dit prends tes cliques et tes claques. Pourquoi tu y as pas dit dégage. Appelle les flics, fais la mettre en sychiatrie. »
Lui parti arrive un typique habitant du Pollet.
-De dos je vous ai pris pour le professeur Raoult, me dit-il. Je me suis dit ça va on est tranquille. Vous lisez quoi ?
-Henri Calet.
-Ah oui, Henri Calet ?
Comme je refuse de lui en dire plus, il m’abandonne et s’invite à la table d’un motard. Bientôt ces deux types que ne se connaissent pas se découvrent d’accord sur tout. Les vaccins, c’est des trucs pour nous surveiller, y a des nano particules dedans pour te suivre pire qu’avec un portable. C’est les francs-maçons qui contrôlent tout, ils avaient un local rue Parmentier.
Au moins y a-t-il le mouvement des bateaux de pêche dans le port et le style inégalable de Calet pour me rafraîchir l’esprit.
Un de ces navires, le Sacha Levy, fait lever le pont Ango quand je dois rejoindre la Gare. Je n’y suis donc pas en avance.
Nous sommes plus nombreux dans le train du retour, où la contrôleuse blonde regarde les billets de loin, mais avons largement de quoi être seul dans son coin. Ce qui me repose les oreilles.
                                                                      *
Pas une fois je ne mets le pied dehors sans avoir à me dire que je suis entouré de dingues.
 

9 juin 2020


Entraîné par Maxime Du Camp, Gustave Flaubert quitte sa mère en mil huit cent quarante-neuf pour un voyage en Orient qui va durer un an et demi et pendant lequel il va bien s’amuser, notamment avec sa broquette.
Dans sa correspondance, publiée sous le titre Lettres d’Orient par L’Horizon Chimérique avec un avant-propos de Pierre Bergounioux, que je viens de lire, il trouve plaisir à raconter ses frasques à ses amis, au premier rang desquels Louis Bouilhet.
A Louis Bouilhet, Le Caire, premier décembre mil huit cent quarante-neuf : Avant-hier nous fûmes chez une femme qui nous en fit baiser deux autres. (…) J’ai baisé sur une natte d’où s’est déplacée une nichée de chats, étrange coït que ceux où l’on se regarde sans pouvoir parler. Le regard est doublé par la curiosité de l’ébahissement. J’ai peu joui du reste, ayant la tête par trop excitée. Ces cons rasés font un drôle d’effet.
A Louis Bouilhet, à bord de notre cange, treize mars mil huit cent cinquante : Nous sommes maintenant, mon cher Monsieur, dans un pays où les femmes sont nues, et l’on peut dire avec le poète « comme la main », car pour tout costume elles n’ont que des bagues. J’ai baisé des filles de Nubie qui avaient des colliers de piastres d’or leur descendant jusque sur les cuisses, et qui portaient sur leur ventre noir des ceintures de perles de couleur. (…)
A Medinet-el-Fayoun nous avons logé chez un chrétien de Damas qui nous a donné l’hospitalité. Il y avait chez lui, logeant comme commensal habituel, un prêtre catholique qui m’a tout l’air de piner la dame du lieu.
A Théophile Gautier, Jérusalem, lundi treize août mil huit cent cinquante : Au Caire j’ai vu un singe masturber un âne. L’âne se débattait, le singe grinçait des dents, la foule regardait, c’était fort.
A Louis Bouilhet, Jérusalem, vingt août mil huit cent cinquante : A Beyrouth nous avons fait la connaissance d’un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier, qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligente nous a fait plaisir. Il a une jolie maison, un joli cuisinier, un vi énorme auprès duquel le tien est une broquette. (…) Il nous a donné une matinée de tendrons. J’ai foutu trois femmes et tiré quatre coups – dont trois avant de déjeuner, le quatrième après le dessert. (…) Le jeune Du Camp n’a tiré qu’un coup. Son vi lui faisait mal d’un reste de chancre gobé à Alexandrie avec une Valaque. J’ai du reste révolté les femmes turques par mon cynisme, en me lavant la pine devant la société.
A Louis Bouilhet, Damas, quatre septembre mil huit cent cinquante : Il se promène dans les bazars de Damas un drôle tout nu, c’est un santon. Qui veut, peut voir sa broquette. Je l’ai vue moi-même, et les femmes stériles la prennent et la baisent en passant par-là, tout en allant faire leurs courses et acheter quelques petites choses chez les fournisseurs. – L’année passée, il y en avait un qui faisait mieux. Il les couvrait coram populo
A Louis Bouilhet, Constantinople, quatorze novembre mil huit cent cinquante : Il faut que tu saches, mon cher monsieur, que j’ai gobé à Beyrouth (je m’en suis aperçu à Rhodes, patrie du dragon) VII chancres, lesquels ont fini par se réunir en deux, puis en un. – J’ai fait avec ça la route de Marmorisse à Smyrne à cheval. Chaque soir et matin je pansais mon malheureux vi. Enfin cela s’est guerry. Dans deux ou trois jours la cicatrice sera fermée. Je me soigne à outrance. Je soupçonne une Maronite de m’avoir fait ce cadeau, mais c’est peut-être une petite Turque. Est-ce la Turque ou la Chrétienne, qui des deux ? (…) voilà un des côtés de la question d’Orient que ne soupçonne pas La Revue des Deux-Mondes. (…)
A Mouglah, dans les environs du golfe de Cos, Maxime s’est fait polluer par un enfant (femelle) qui ignorait presque ce que c’était. C’était une petite fille de 12 à 13 ans environ. Il s’est branlé avec les mains de l’enfant posées sur son vi.
A Louis Bouilhet, Athènes, au Lazaret du Pirée, jeudi dix-neuf décembre mil huit cent cinquante : J’allais m’en aller quand la maîtresse du lieu a fait signe à mon drogman et l’on m’a conduit dans une chambre à part, très propre. Il y avait là, cachée derrière les rideaux et au lit, une toute jeune fille de 16 à 17 ans, blanche, brune, corsage de soie serré aux hanches, extrémités fines, figure douce et boudeuse. C’était la fille même de Madame, réservée exprès pour les grandes circonstances. Elle faisait des façons, on l’a forcée de rester avec moi. Mais quand nous avons été couchés ensemble et que mon index était déjà dans son vagin, après que ma main avait parcouru lentement deux belles colonnes d’albâtre couvertes de satin (style polisson empire), je l’entends qui me demande en italien à examiner mon outil pour voir si je ne suis pas malade. Or comme je possède encore à la base du gland une induration et que j’avais peur qu’elle ne s’en aperçût, j’ai fait le monsieur et j’ai sauté au bas du lit en m’écriant qu’elle me faisait injure, que c’était des procédés à révolter un galant homme, et je me suis en allé, au fond très embêté de n’avoir pas tiré un si joli coup, et très humilié de me sentir avec un vi in-présentable.
A Camille Rogier, Naples, onze mars mil huit cent cinquante et un : Ah ! tu as ri, vieux gredin, hôte perfide, au sujet de mon infortuné braquemard. Eh bien, sache qu’il est guarry pour le moment. A peine s’il y reste une légère induration, mais c’est la cicatrice du brave. Ça le rehausse de poésie. On voit qu’il a passé par des malheurs. (…) Je fous comme un âne débâté. Le contact seul de mon pantalon me fait entrer en érection. Un de ces jours je vais même m’abaisser jusqu’à enfiler la blanchisseuse qui trouve que je suis « molto gentile ». C’est peut-être le voisinage du Vésuve qui me chauffe le cul. Ce qui est certain c’est que je suis dans un furieux état que j’oserai qualifier de vénérien et même de lubrique. Et pour faire un calembour dans un état long. (…)
On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui, monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé. (…) Je m’en tiens donc aux dames, aux femmes mûres, aux grosses femmes.
                                                                        *
L’amour est comme un besoin de pisser. Qu’on l’épanche dans un vase d’or ou dans un pot d’argile, il faut que ça sorte. Le hasard seul nous procure les récipients. (Gustave Flaubert, à Louis Bouilhet, le quatre septembre mil huit cent cinquante)
 

8 juin 2020


Même si mon oreille droite ne me cause plus trop de souci, de crainte de me trouver cet été loin de Rouen avec une méchante douleur dentaire, je préfère consulter. Un peu avant dix heures dix, ce samedi matin, je pousse la porte de l’immeuble du cabinet de mon dentiste puis me masque. Arrivé au deuxième étage, je trouve la porte du palier grande ouverte et l’accueil désert. Prenant place en salle d’attente, je me laisse bercer par le bruit de la roulette.
Quand sort celle qui en bénéficiait, l’assistante m’appelle et me fait asseoir sur une chaise afin que j’enfile des surchaussures en plastique bleu puis elle me gicle un peu de gel hydro alcoolique dans les mains.
Ainsi préparé, je fais face à un dentiste méconnaissable. Outre le masque, il porte une charlotte sur la tête et une blouse de plastique bleue. On ne lésine pas ici sur les précautions. Je lui explique mon problème. Il m’emmène dans une autre pièce faire une radio panoramique de mes mâchoires.
« Il n’y a rien de flagrant », me dit-il, mais, en comparant avec celle d’il y a deux ans, il trouve qu’à un certain endroit l’os faiblit. Il y a un risque de déchaussement mais pour l’instant la dent tient. Ajoutant une visière de plexiglas à son accoutrement, il la détartre puis la rabote pour qu’elle ne cogne plus sur celle d’en haut. Il ne peut rien faire de plus. Pour parer à une éventuelle douleur estivale, il me fait une ordonnance complète à n’utiliser qu’en cas de nécessité : antibiotique, paracétamol, bain de bouche.
-C’est la vieillesse, lui dis-je.
-Je préfère dire que c’est l’usure, me répond-il
J’ai à l’esprit le mot du Général de Gaulle La vieillesse est un naufrage dont j’ai appris récemment qu’il ne visait que le Maréchal Pétain et avait été emprunté à Chateaubriand. Celui-ci a même dit mieux : La vieillesse est un naufrage, les vieux sont des épaves. Ô Monsieur le Vicomte, quel galopin vous fûtes !
                                                                *
La veille au soir, c’était manifestation antiraciste suite au meurtre de George Floyd par un Policier de Minneapolis et à diverses affaires mettant en cause des Policiers en France. J’y serais allé si elle n’avait été organisée par une extrême gauche que je ne veux plus côtoyer.
« Il n'y a pas de racisme au sein de la Police », a déclaré à la télé Camille Chaize, porte-parole du Ministère de l'Intérieur. Pour illustrer ce propos, Arte Radio a publié Gardien de la Paix, un documentaire de trente minutes sur l’affaire des Policiers du Palais de Justice de Rouen (on entend ces suprémacistes blancs se réjouir de l’effondrement prochain qui leur permettra de tirer dans le tas), et Street Press a mis en ligne les échanges du même genre d’un groupe privé sur Effe Bé que fréquentaient huit mille Policiers.
Je n’oublie pas que cinquante pour cent des Policiers et des Gendarmes votent Le Pen.
                                                                *
Que faire ce dimanche ? Ayant appris la suppression du coupon destiné à empêcher de prendre le train, je songe à passer la journée à Dieppe. Oui mais, quand je consulte les horaires, j’apprends que seuls sont disponibles pour y aller les trains de midi et quart et de dix-huit heures quarante-trois. Les six autres sont supprimés. Ainsi en est-il de mon projet.
 

6 juin 2020


Dans quel état serais-je si durant toute la durée du confinement puis de la première étape du déconfinement, le temps avait été aussi gris et triste que ce vendredi. En manière de recours contre la morosité, je trie ma sélection de Pensées ou d’Aphorismes (titres donnés à leurs différentes traductions) de Georg Christoph Lichtenberg :
Il s’étonnait que les chats eussent la peau percée de deux trous précisément à la place des yeux.
Les gens qui ont de grands pieds marchent généralement mal. Ce que les pieds ont en trop manque aux genoux.
Devant la méfiance générale, on fera réaliser les expériences par des orphelins.
Les sabliers ne servent pas seulement à nous rappeler la fuite du temps, ils évoquent également la poussière que nous deviendrons un jour.
Tout le monde s’étonnera que je pense encore écrire de telles choses dans les derniers jours de ce monde vieilli.
De la transformation de l’eau en vin à l’aide de la règle et du compas.
J’aurais aimé avoir Swift chez le barbier, Sterne chez le coiffeur, Newton au petit-déjeuner et Hume au café.
Son jupon était rouge et bleu avec une large lisière et semblait avoir été taillé dans un rideau de théâtre. J’eusse donné beaucoup pour être aux premières loges, mais il n’y eut pas de représentation.
Vous êtes-vous plu en leur compagnie ?
Réponse : Absolument, presque autant que dans ma chambre.
L’une des sœurs prit le voile et l’autre la braguette.
Il faut croire que le monde n’est pas encore très vieux, puisque les hommes ne peuvent pas encore voler.
Je n’aurais jamais cru qu’on pût faire autant de sottises avec des plumes d’oie, du moins sans le secours de l’encre.
Il n’y a, sous le soleil, rien de plus perfide et de plus méchant qu’une putain qui se voit forcée par l’âge de se transformer en bigote.
On dit à un homme que l’âme était un point ; ce à quoi il a répondu : « Pourquoi pas un point-virgule, ainsi elle aurait une queue. »
Ah ! les nonnes n’ont point seulement fait strict vœu de chasteté, elles ont aussi de forts barreaux à leurs fenêtres.
De nos jours, nous avons déjà des livres sur d’autres livres et des descriptions de descriptions.
Aujourd’hui, j’ai permis au soleil de se lever plus tôt que moi.
A Brunschwig, on vendit dans une vente publique, pour une forte somme, une coiffure confectionnée avec les cheveux les plus intimes d’une jeune fille.
A – Cet homme a beaucoup d’enfants.
B – Oui, mais pour la plupart je crois qu’il n’y a guère contribué qu’en corrigeant les épreuves.
Un tombeau reste toujours la meilleure fortification contre les tempêtes du destin.
Que l’homme soit la plus noble créature du monde, on peut le déduire de ce qu’aucune autre créature ne l’a jamais contredit sur ce point.
Que les choses les plus importantes s’effectuent par des tuyaux. La preuve : les organes de la reproduction, la plume à écrire et notre fusil. Qu’est-ce que l’homme, sinon un confus paquet de tuyaux ?
A vrai dire, je suis venu en Angleterre pour apprendre l’allemand.
On hésite à faire des cornets à poivre avec une rame de papier blanc, mais dès que quelque chose est imprimé dessus, on ne se gêne pas.
Il pleuvait si fort que tous les porcs devinrent propres et tous les hommes crottés.
La plupart des hommes ont rarement dans la tête plus de lumière qu’il ne faut pour qu’on s’aperçoive qu’elle est précisément complètement vide.
Si seulement je connaissais quelqu’un qui consentirait à faire savoir à ce brave homme qu’il n’est pas intelligent.
Ce qu’ils nomment le cœur est situé bien plus bas que le quatrième bouton de la veste.
Curieux cabinet à Paris ! La vierge de Loretto, les ours de Berne et les pantoufles du Pape. Il ne manque que la chaise percée du Dalaï Lama.
Là où tous les gens veulent arriver aussi tôt que possible, il faut nécessairement que la plus grande partie d’entre eux arrive trop tard.
Il arborait déjà un nez tricolore, bien longtemps avant la Révolution française.
L’Américain qui découvrit le premier Christophe Colomb fit une méchante découverte.
L’âne me semble un cheval traduit en hollandais.
Quoique je ne sois pas en mesure de prononcer sur de la matière morte le : que cela soit ! et de l’animer, je vais peut-être tout de même souffler dans la trompette de la Résurrection et voir si quelque chose bouge parmi les morts.
D… dit par moments des choses si niaises que l’on a peine à croire qu’il le fait avec la bouche.
On a beaucoup écrit sur les premiers hommes, il faudrait que quelqu’un essayât un jour d’écrire sur les deux derniers.
Pourquoi ne serait-il pas permis au Roi de France de se faire élire député de l’Assemblée nationale ? Ce serait préférable pour lui.
Il y a véritablement beaucoup de gens qui ne lisent que pour être dispensés de penser.
Le livre qui mériterait d’être interdit avant tous les autres serait un catalogue des livres interdits.
Tout homme qui est sourd comme un pot devrait léguer ses oreilles à la science.
Ce n’est point parce que l’on prêche dans les églises que les paratonnerres y sont inutiles.
Je ressens chaque fois une impression étrange quand je vois un grand savant ou un quelconque homme important et bien situé et que je pense au temps qui a existé jadis où il chantait une petite chanson aux coccinelles pour les encourager à s’envoler.
En Angleterre, un homme, accusé de bigamie, est sauvé par son avocat qui prouve que son client avait trois femmes.
                                                                  *
A Göttingen, nous habitons dans des bûchers pourvus de portes et de fenêtres. écrit encore Georg Christoph Lichtenberg. Ce que peuvent dire aussi de nombreux Rouennais, dont moi-même. Mon logement donnant sur une venelle, il semble aussi en être question dans ce qui suit :
J’ai eu à Hanovre un logement dont la fenêtre donnait sur une ruelle étroite qui établissait la communication avec deux grandes artères. Il était très plaisant de voir comment les gens qui passaient dans cette ruelle et ne se croyaient pas observés changeaient de visage ; l’un se mettait à pisser, l’autre rattachait ses bas, l’un riait tout seul tandis que l’autre secouait la tête. Les jeunes filles souriaient en pensant à la nuit précédente et arrangeaient leurs rubans pour faire la  conquête de la prochaine grande rue.
                                                                *
Georg Christoph Lichtenberg, dix-septième enfant d’un pasteur, naît le premier juillet mil sept cent quarante-deux. A l’âge de huit ans, il devient infirme suite à une chute. En mai mil sept cent soixante-dix-sept, il fait la connaissance de Maria Dorothea Stechard, treize ans, dont il tombe amoureux. Ils vivent ensemble jusqu’à la mort de cette dernière en mil sept ans quatre-vingt-deux. S’ensuit une période de dépression et d’envie de suicide. En septembre mil sept cent quatre-vingt-trois, il rencontre Margarethe Kellner, qui devient son épouse et avec qui il a de nombreux enfants. Il meurt le vingt-quatre février mil sept cent quatre-vingt-dix-neuf, à l’âge de cinquante-six ans.
 

5 juin 2020


Il est temps de retourner au restaurant en ce jeudi pluvieux. Pour ce faire, je choisis le japonais dont j'étais un habitué (une fois toutes les deux semaines). Sa partie cuisine est désormais invisible, bâchée de plastique, et le comptoir surmonté de parois en plexiglas. Des tables ont été supprimées mais celles qui restent sont en nombre suffisant pour ce midi. Outre moi-même, seuls deux jeunes couples sont présents. La jeune et sympathique patronne et la nouvelle et attentive serveuse sont évidemment masquées.
Le risque à être dans ce genre d’endroit pour un vieux comme moi est minime et même sans doute nul. Quoi qu’il en soit, je suis décidé à vivre cet été deux mille vingt sans me freiner. Ce peut être le dernier et pour bien d’autres raisons que de choper le Covid Dix-Neuf. Depuis quelques temps, mon corps multiplie les signaux d’alerte. Comme l’écrivait Erik Satie :
Sans doute, je deviendrai malade ; j’aurai des puces, j’aurai froid dans le dos. Je ne serai pas gai. Je prendrai du ventre, & je serai mal habillé.
Personne ne viendra me voir.
Probablement, j’y resterai très longtemps. Je ne pourrai aller au café, ni à la chasse, ni chez mon notaire, ni en autobus, ni à la pêche à Montreuil, ni au théâtre, ni aux courses, ni aux bains de mer de famille.
Je vais perdre toutes mes relations. Que j’ai donc peu de chance !
Ce sont ces Ecrits d’Erik Satie réunis par Ornella Volta pour les Editions Champ Libre que je lis l’après-midi sous l’auvent du Son du Cor. Mon exemplaire est d’occasion, acheté dix euros il y a des années à Joseph Trotta au marché des Emmurées. En l’ouvrant, j’ai découvert le cachet « Comité d’Entreprise de la Matmut ».
Dans les Ecrits d’Erik Satie, il y a pour moi beaucoup à laisser. J’y trouve aussi de quoi me plaire, pas seulement ses aphorismes bien connus mais aussi des considérations musicales de ce genre :
… le bec, chez les oiseaux, rapproche ceux-ci de la clarinette, … du flageolet…
Par contre, d’autres ont une conformation générale qui leur interdit de songer à se lancer dans la carrière artistique…
… les poissons – par exemple…
Ces pauvres bêtes n’y pensent même pas…
ou bien
Le syndicat des culs-de-jatte vote des félicitations à M. Gustave Lyon qui, en supprimant les pédales des harpes, a rendu la pratique de cet instrument accessible à toute une intéressante catégorie de travailleurs.
                                                             *
J’ai entendu récemment dans une émission de France Culture consacrée à l’autisme qu’Erik Satie était atteint du syndrome d’Asperger. Ce genre de diagnostic rétrospectif me laisse songeur.
De lui encore ceci :
Faits divers. On vient d’arrêter le dramaturge Henry Bataille qui essayait de faire prendre son entérite pour un vice nouveau.
Et pour finir :
Ce que je voudrais, c’est que tous les Français, nés eux-mêmes sur le territoire français, de parents français ou en ayant l’air, eussent droit à une place de facteur des Postes à Paris.
 

4 juin 2020


Comme une habitude retrouvée, me revoici au Son du Cor ce mercredi où j’aurais dû être à Paris si la catastrophe n’était pas advenue. Avant d’ouvrir mon livre, je discute avec l’homme de la maison. Il m’explique que malgré l’extension de la terrasse on n’y peut accueillir autant de monde qu’avant. En revanche, c’est beaucoup plus fatigant pour les jambes du personnel, dont celles de sa mère. Là, le temps va tourner, alors on va laisser passer la semaine, mais il est possible qu’ensuite on doive engager une nouvelle personne.
L’orage annoncé n’est pas pour tout de suite. Je peux poursuivre sans souci la lecture des Lettres d’Orient de Gustave Flaubert dont l’un des sous-titres pourrait être « Guide du tourisme sexuel au dix-neuvième siècle ». Flaubert réserve ce genre de confidences à l’ami Bouilhet, pas un mot à sa génitrice qu’il n’appelle jamais autrement que « ma pauvre vieille » ou « ma pauvre chérie ». Bouilhet est son « pauvre vieux ».
Il est un peu plus de quatorze heures lorsque je termine ce recueil de correspondance. L’orage n’est pas en vue. Ce ne sera que quelques gouttes plus tard dans l’après-midi.
                                                             *
A la table voisine, il raconte que sa copine est Américaine. Elle vit en France depuis longtemps. Elle a quand même reçu le chèque de Trump. Mille deux cents dollars. Elle s’est dit qu’elle allait l’offrir à son frère qui a plus besoin d’argent qu’elle. Puis elle s’est donnée une semaine de réflexion. Au cours de cette semaine, en faisant le ménage, elle a déchiré et mis à la poubelle ce qu’elle a pris pour l’enveloppe de sa quittance de loyer. Quand elle l’a trouvée ailleurs, elle s’est précipitée vers cette poubelle pour découvrir qu’elle avait déchiré le chèque de Trump. Elle s’est renseignée sur Internet pour savoir si un chèque déchiré était encore valable et a appris que non, alors de rage elle l’a pulvérisé en mille morceaux.
                                                             *
Je fais la même chose en rentrant et lis : « En clair, si toutes les mentions importantes, dont la plupart sont localisées sur le bas du papier, sont encore présentes et parfaitement lisibles, la banque ne peut pas refuser l’opération. »
                                                             *
Ce n’est qu’au début de ce mois de juin qu’arrivent des masques (jetables) chez U Express, cinq pour deux euros quatre-vingt-quinze.
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Pour exprimer son plaisir ou son admiration, Gustave use et abuse du verbe casse-péter. Exemple : Nous casse-pétons de satisfaction d’être à Athènes.
Un verbe que je ne risque pas d’adjoindre à mon vocabulaire en ce moment.
 

3 juin 2020


Ce mardi deux juin, je n’ai aucun mal à être le premier client pour la réouverture du Son du Cor. Midi est mon heure habituelle.
-Je tremble un peu, il faut que je me réhabitue, me dit la jeune serveuse en posant sur ma table un café verre d’eau.
-Moi aussi je dois me réhabituer, lui réponds-je.
Un peu plus tard, cette agréable personne m’apporte le petit gâteau qu’elle avait oublié.
Outre moi-même, un jeune couple s’est installé qui ne reste pas longtemps, puis arrive la jeune femme à trois moutards que j’ai vue faire ses courses au primeur localiste du bout de la rue. Je déteste sa voix. Elle me saoule en appelant sa mère pour lui dire qu’elle est en terrasse et que ça fait tellement du bien. Je dois me concentrer pour lire Lettres d’Orient de Gustave Flaubert (L’Horizon Chimérique). Cette lecture fait suite à Lettres à sa maîtresse du même (La Part Commune) mais, entre les deux, j’ai lu Journal d’un attaché d’ambassade (1916-1917) de Paul Morand (Gallimard) dans lequel c’est plaisir de croiser Marcel Proust (et Céleste) d’une part et l’abbé Mugnier d’autre part.
La gêneuse fait goûter le citron de son Perrier à Génération Cinquante. « C’est pas bio, mais tant pis… », commente-t-elle. Elle met ensuite sa descendance en garde contre les aliments qui donnent du diabète et en toute logique allume une cigarette. La nécessité de nourrir le plus jeune l’empêche de s’attarder.  A ma droite et à un mètre, deux amis se retrouvent qui parlent de leurs confinements.
-Je faisais méditation sur le bord de la fenêtre, explique l’un.
La terrasse du Son du Cor a pris ses aises. Elle occupe désormais la moitié du boulodrome. « Maintenant, on attend l’autorisation de la Mairie », déclare la patronne. A côté, le P’tit Bec a fait traverser la rue à quelques-unes de ses tables, les voici posées devant chez l’orthophoniste.
Je quitte cet endroit bobo vers quatorze heures, quand le soleil atteint ma table, ayant pu y lire comme avant-guerre à ma grande satisfaction.
Après un passage chez moi, je vais tester la terrasse du Sacre. Là on n’a pas fait grand effort dans le réaménagement. Trois parasols publicitaires pour la bière Affligeante (on attend l’interdiction de la Mairie) sont ouverts mais l’ombre est squattée par les clients permanents dont d’anciennes serveuses. Tous discutent de projets qui ne voient jamais le jour.
Je trouve place sur le côté, face au restaurant Un grain de… qui se prépare à une réouverture du lendemain. Le déplaisant ici, outre un serveur peu chaleureux, c’est la clientèle de piliers de comptoir. Comme il est encore interdit de s’y accouder, ils sont en terrasse. L’un d’eux, à chaque individu qui lui dit bonjour, et alors qu’il ne sort jamais du quartier, parle de la Corse où on peut aller en bateau mais pas en avion « c’est pas logique ». Je peux lire parmi ce populo jusque vers seize heures.
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Le soir venu, c’est le Son du Cor que choisit France Trois Normandie pour parler en direct de la réouverture des cafés. La foule est là, toutes les tables occupées. Certains réussissent néanmoins à jouer aux boules. C’est comme si le virus avait disparu.
 

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