Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

13 mai 2020


Longtemps je fus client régulier de l’Intermarché de la place Saint-Marc, puis à l’occasion de sa fermeture pour travaux, je l’ai abandonné pour plus petit et plus près et surtout sans attente à la caisse. J’y retourne ce mardi matin pour me procurer deux produits de première nécessité qu’on ne vend pas chez U Express.
Cet Intermarché n’a pas changé, toujours aussi peu attrayant avec sa galerie marchande perpétuellement moribonde. A l’accueil, il y a déjà file d’attente. C’est pour des masques qu’on pouvait réserver si on a la carte de fidélité, autrement dit pas pour moi. Le portillon automatique passé, je trouve le rayon papeterie à sa place habituelle, m’empare de deux ramettes de papier quatre-vingts grammes dont je ferai du papier d’emballage et deux pochettes de dix stylos Bic noirs « cristal original ».
Les caisses automatiques étant rendues inutilisables, je choisis la caissière qui me semble aller le plus vite. Il fut un temps où j’en choisissais une jeune et jolie, ce qui me valut autrefois d’accueillir la nuit dans mon lit l’une du Mammouth de Val-de-Reuil tandis que son copain gardait les prisonniers au Centre de Détention Les Vignettes. Ce temps-là n’est plus. Mammouth non plus.
Cette redécouverte d’Intermarché n’en est pas une. L’opération stylos ramettes n’aura duré que dix minutes. Je ne l’aurai qu’à peine pénétré.
Sur l’une des boutiques de la rue Martainville, par laquelle je rentre, une affichette prévient : « une personne à la fois, port du masque obligatoire ». Cette façon de vouloir retrouver la clientèle en multipliant les obstacles me rend perplexe.
J’ai l’impression que beaucoup de marchands et de clients pensent que la situation actuelle ne va durer que quelques semaines. Or, on en sera peut-être au même point dans six mois, dans un an, dans trois ans, à jamais, va savoir.
Un autre monde est possible, disaient certains rassemblés sur des places. Eh bien, on l’a. Un peu différent de ce qu’ils imaginaient.
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Rue Ganterie, une mendiante assise en tailleur. Sur ses genoux, un lot de papier toilette sous plastique. « Dix euros », me dit-elle.
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Grosse réunion au Palais de Justice de Rouen ce mardi matin. La cour est pleine de voitures et un groupe de plus de dix personnes stagne devant l’entrée des piétons. Ainsi naissent les cleusteures.
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Masque : se porte aussi autour du cou, et même pendu à une oreille tandis que l’on mange son croissant.
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Ferré du jour, un cédé où il chante Aragon, parfois avec une emphase nuisible, puis  celui des années soixante-deux à soixante-six : T’es rock, coco ! Tellement écouté au temps des vinyles.
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Toujours Pepys au jardin, où je dois compter avec l’ouvrier (en fait le nouveau propriétaire) qui fait des travaux plus importants que je ne le prévoyais dans son studio en forme de couloir où il logera un étudiant à l’étroit. Bien sûr, il écoute Nostalgie. Heureusement, pas trop fort.
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Ces gens qui ne peuvent acheter un bien (comme ils disent) sans y faire des travaux.
 

12 mai 2020


Quel vent pour ce premier jour de déconfinerie ! S’engouffrant bruyamment dans le pansement de plastique blanc de la flèche de la Cathédrale, il nuit à mon sommeil et joue avec mes nerfs.
Au réveil, pour ce qui est d’assurer ma subsistance, je ne change pas mes habitudes. Sept heures trente-cinq à la boulangerie où la patronne est désormais munie d’une visière en plexiglas. Huit heures trente-cinq, chez U Express où je dois prendre en compte la présence d’un jeune obèse qui occupe une allée à lui tout seul chargeant son panier de plats cuisinés bien gras.
Rentré, je poursuis la réécoute de ma cédéthèque francophone, à la lettre Effe, comme Ferré pour un long moment. J’en suis aux années soixante à soixante-deux, époque riche en chefs-d’œuvre qu’à dix ans j’entendais à la radio: Paname, Les poètes, Merde à Vauban, Si tu t’en vas, Quand c’est fini, ça recommence, Jolie môme, Comme à Ostende, etc. Je complète avec son enregistrement public en mil neuf cent soixante et un à l’Alhambra.
Vers dix heures et demie, dans un vent à faire voler les postillons bien au-delà d’un mètre, j’innove en portant un Colissimo à la Poste de la rue de la Jeanne, croisant rue des Carmes et rue aux Juifs des sans masques et des avec masques. Certaines en portent un insuffisant fait à la maison, simple rectangle qui ne couvre que la bouche tel un bâillon. Deux l’ont autour du poignet à la façon d’un bracelet. Certains en ont un dit chirurgical mais ne le mettent que sur la bouche, des vieux surtout. Ayant vu un dessin comparant ceux qui le portent ainsi à qui porte son slip en laissant dépasser la queue, je ne peux m’empêcher d’en voir une à la place de leur nez.
Moi qui n’en porte pas (de masque), je me demande si on va me laisser entrer à la Poste. Un vigile filtre et me laisse passer. C’est avec la guichetière, derrière sa plaque de plexiglas, que j’ai un problème. Elle estime peu mon emballage en papier. J’ai toujours fait comme ça, lui dis-je d’un ton qui n’admet pas la discussion. Je vais ensuite me procurer des vignettes d’affranchissement auprès d’un automate qui ne trouve rien à redire.
Après cette folle sortie, je rentre par la rue du Gros. Peu de boutiques sont ouvertes ce lundi matin. Quelques restaurants des rues adjacentes vont tenter le plat à emporter. Des Policiers dans des voitures arrêtées surveillent les déconfinés.
Le vent toujours énervant ne m’empêche pas de lire Pepys au soleil du jardin sur le banc protégé de son souffle. Par l’oreille, j’apprends le retour du balayeur de la ruelle. Le verre cassé, au bout de cinquante-six jours, est enfin ramassé.
                                                                       *
Masques partout à Paris. Vendus dans les boutiques. Distribués gratuitement à l’entrée des métros. Masques nulle part à Rouen.
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Quand même, Yvon Robert, le toujours Maire de Rouen et toujours Chef de la Métropole, va m’en envoyer un par la Poste, à titre de personne vulnérable inscrite sur la liste électorale. Il s’en enverra aussi un à lui-même.
 

11 mai 2020


Dernière fois, du moins je l’espère, que je prends mon ausweis pour aller faire un tour ce dimanche vers sept heures trente. Je mets le cap sur la Gare, car devant la Poste du coin se trouve une boîte à lettres suffisamment grande pour contenir un livre vendu. Les affaires reprennent. J’ai rouvert la boutique. Il faut bien que je me débarrasse de tous ces livres achetés avant-guerre, qu’après avoir parcouru ou lu en diagonale je comptais revendre ici ou là. Ici ou là ne me sont plus accessibles, reste Internet. Que n’ai-je eu la sagesse de Pepys (c’est le seul domaine où il en a) et pratiqué depuis toujours comme il le raconte le dix janvier mil six cent soixante-huit : La vérité, c’est que j’ai récemment acheté beaucoup de livres pour une grosse somme, mais je ne pense pas en acheter davantage avant la Noël, et ceux que j’ai vont tellement remplir mes deux armoires que je vais être forcé d’en donner quelques-uns pour faire de la place, mon dessein étant de n’en avoir jamais plus destinés à ma bibliothèque personnelle que les armoires ne puissent en contenir.
Débarrassé du poids de ce livre consacré au cinéma érotique, je longe le parvis de la Gare, décevant les Policiers qui s’attendaient à m’y voir entrer sans masque. Qu’irai-je y faire ? En plus de la réglementation nationale, le Duc de Normandie impose « le coupon », une sorte de préréservation à télécharger dans son smartphone ou à matérialiser avec son imprimante. Et comme je n’ai ni l’un ni l’autre. Il fut un temps où la Senecefe voulait nous faire préférer le train. Aujourd’hui, elle fait en sorte de m’en dégoûter.
Je redescends par les petites rues qui mènent au Vieux Marché, continue vers le Temple Saint-Eloi puis longe la voie des bus Teor jusqu’à la Cathédrale. Nul drame animalier ne se joue sur son parvis. Il est huit heures vingt quand j’entre à la maison.
Je n’écoute qu’un seul disque de Léo Ferré, un cédé publié post mortem par son fils Mathieu, qui regroupe les chansons de l’année cinquante-neuf, malheureusement entrecoupées d’une interviou d’époque.
Après avoir poursuivi la lecture du second tome du Journal de Samuel Pepys jusqu’à la page mille deux cent (sur mille sept cent), je prends une photo de ce que je vois depuis le banc du jardin, comme je l’avais fait le premier jour du confinement. Cinquante-cinq jours plus tard, le ciel n’est plus bleu mais la végétation a bien pris ses aises.
J’ai entendu une fois Edouard Philippe dire qu’il n’avait le choix qu’entre des mauvaises solutions. Sûr que le confinement en était une bien mauvaise. Une fois au fond de l’impasse, il faut revenir sur ses pas, découvrir un paysage économique dévasté et l’ennemi est toujours là.
Je n’ai rien à espérer de la semi-liberté qui commence ce lundi. Tout ce que j’aurais envie de faire est toujours impossible. Et globalement rien n’a changé. Je ne suis pas assuré d’échapper au pire.
 

10 mai 2020


Le parvis de la Cathédrale de Rouen, habituellement parsemé de pigeons, en est dépourvu ce samedi à neuf moins dix alors que j’attends l’ouverture de la Grande Pharmacie du Centre.
Pas tout à fait, l’un d’eux est présent, en mauvaise posture. Il se fait tuer par un goéland devant chez Hache et Aime. Cela explique la disparition des autres.
Le goéland le défonce à coups de bec méthodiques tandis que ses ailes battent désespérément. Un jeune couple, devant cette scène violente, préfère changer de chemin.
Une jeune femme me rejoint devant la pharmacie, à distance raisonnable. Ce n’est pas l’affluence que je redoutais. La raison est affichée en vitrine : « Nous n’avons pas de masques ».
A l’ouverture, je donne mes ordonnances : gouttes d’yeux et bain de bouche. De petites fioles de gel hydro alcoolique sont à portée de main sur le comptoir. Pour la première fois, je m’en procure.
En sortant, je constate que le goéland a tiré sa proie, désormais morte, jusqu’au milieu du parvis. Il s’emploie à l’éviscérer. Son bec est plein de sang.
Le jardin où je lis Pepys est quant à lui paisible. Nul passage de rat, nul viol de pigeonne. A onze heures et demie, le carillon s’y fait entendre jusqu’à midi, une coutume dont je suis bien aise.
L’après-midi, le ciel se couvre de nuages annonciateurs d’orage. Ce n’est que vers minuit que celui-ci éclate (comme on dit). Quelques éclairs suivis de tonnerre et une pluie de mousson me tiennent éveillé un moment.
                                                                    *
En résumé : un goéland hache et aime un pigeon.
 

9 mai 2020


Il est six heures cinq ce vendredi lorsque je tourne à droite au bout de la venelle pour une marche pas trop loin, pas trop longtemps. Point ne suis surpris de ne trouver que des pigeons dans la rue Saint-Romain. En revanche m’étonne une énorme lune ronde au-dessus des quelconques immeubles de la reconstruction qui jouxtent la Cathédrale. J’en fais une photo que je sais par avance décevante.
Après avoir suivi la voie des bus Teor, je rejoins le pont Boeldieu qui me permet de descendre sur la promenade de bord de Seine. Les bancs en ont été ôtés, jetés cul par-dessus tête sur la pelouse. Cela ressemble à un acte de vandalisme et cela n’en est pas un. Les moteurs du bateau de croisière fluviale nommé Bizet n’ont pas cessé de tourner depuis mon dernier passage. Un homme y fume sur le pont, n’attendant plus rien.
Je franchis le portillon qui permet de traverser la voie ferrée pour rejoindre la place Saint-Marc. Rue Martainville, il y a de la lumière chez la fleuriste. Celle-ci, qui prépare la réouverture de sa boutique, me sourit.
Il est six heures quarante-cinq et le soleil s’apprête à se lever quand je tourne la clé dans ma serrure.
Retour aux informations de France Culture dès ce lundi, entends-je de la bouche de sa directrice à neuf heures. Quel courage ! (il était temps, je n’en pouvais plus des pustules de France Inter).
Trois cédés des années Odéon de Léo Ferré se succèdent dans ma platine dont celui consacré à Baudelaire et celui enregistré à Bobino où il donnait un récital, comme on disait en ces années où j’étais petit enfant. Ferré, lui, avait déjà l’air vieux. Parmi ses chansons de ces années cinquante, je redécouvre avec plaisir Le temps du plastique.
Il semble que certain(e)s anticipent un peu le régime de semi-liberté qui nous sera octroyé à partir de lundi, la fréquentation de la ruelle augmente quelque peu en ce jour férié. J’entends rire et parler, c’est étrange, tandis que je tapote mes notes de lecture du Journal de Samuel Pepys, lequel a toujours du mal à contrôler sa nature, comme il le constate le quatre janvier mil six cent soixante-trois, jour du Seigneur :
Puis allai faire un tour au palais ; ce dont je vais désormais m’abstenir, maintenant que je suis connu ici ; car je ne voudrais point qu’en me voyant, comme cela arrive depuis quelque temps, me promener à ne rien faire, Mr Coventry et d’autres me prissent pour un paresseux.
                                                                              *
Pauvres enfants de maternelle, cloués à une table éloignée des autres, entourés de murs de plastique derrière lesquels seront confinés les jeux auxquels ils ne pourront plus toucher. Ces pratiques à la chinoise s’apparentent à de la maltraitance. Bien heureux de n’être plus en activité, de n’avoir pas à participer à ça.
                                                                             *
Vivre à la chinoise, c’est aussi pour les adultes. Que les démocraties n’aient pas trouvé d’autre manière de résister au virus que de copier les faits et gestes d’une dictature en dit long sur elles.
                                                                             *
Pourtant, une dictature qui n’est pas capable d’empêcher des marchés clandestins où se mêlent des animaux sauvages vivants est une dictature qui laisse à désirer.
 

8 mai 2020


Ce jeudi, à neuf heures, je suis le premier patient (et apparemment le seul en ce début de matinée) de mon médecin traitant et de l’interne qui lui tient compagnie. « Ah, je n’ai pas encore mis mon masque », s’excuse-elle quand j’entre dans la salle d’auscultation. Lui non plus. Ils s’en munissent tandis que je m’assois face au bureau (de mon côté, je m’en passe puisqu’on ne l’exige pas ici).
Je leur montre mon compte-rendu d’échographie et demande combien de temps je peux rester en cet état. Un certain temps, un an peut-être, ou deux ou trois, mais ça finira par s’aggraver et donc l’opération est inéluctable. Le docteur me donne le nom de deux chirurgiens.
Je lui parle alors de mon nouveau souci, une gêne dans l’oreille droite, peut-être un bouchon de cérumen. Il m’examine et récuse cette hypothèse. Cela a plus à voir avec un problème dentaire. Comment savoir lorsque la plupart de mes dents sont dévitalisées ? Il me prescrit un bain de bouche. Si ça persiste, voir le dentiste.
Enfin, je lui demande une ordonnance pour mon contrôle technique annuel par prise de sang que je ne compte pas faire avant la seconde moitié d’août.
Après avoir salué la jeune et sympathique interne et son maître de stage, je règle les vingt-cinq euros sans contact à la secrétaire. « Vous avez du gel hydro alcoolique si vous voulez vous laver les mains avant de sortir », me dit-elle. Je le fais, pour sitôt après toucher deux poignées de portes avant de me retrouver sur le boulevard.
En face, un employé des transports publics nettoie les boutons des portes de la rame de métro du prochain départ. Dès qu’il a terminé, de nouveaux voyageurs y posent leurs mains douteuses.
Je rentre par le réseau des petites rues situées au-dessus du jardin de l’Hôtel de Ville. A un croisement, je vois sortir de chez lui l’un de ma connaissance, pas vu depuis longtemps. Je lui demande comment ça va. Il me raconte ses soucis d’indépendant, deux activités professionnelles arrêtées, l’une qui va reprendre lundi mais pour l’autre, pas tant que les cafés et restaurants ne seront pas rouverts. « Et toi ? » me dit-il. Je lui parle de cette hernie et de l’opération qui m’inquiète.
-Ce n’est rien, me dit-il, ce n’est rien.
Il peut m’en parler, il a été opéré. Oui, on peut bouger dès qu’on est rentré chez soi. Il faut simplement ne rien porter pendant huit jours. Le plus désagréable, c’est le réveil après l’anesthésie.
Bon bon bon, de toute façon, je n’envisage pas l’opération avant cet hiver. Pour le moment, j’ai surtout besoin de me sentir libre de partir ici où là, selon ce qu’il sera possible de faire.
Rentré, j’écoute mon cédé des débuts de Jean Ferrat, d’avant l’époque où il deviendra chanteur du Parti Communiste, quand il se permettait encore des chansons d’amour sans prétention, comme De Nogent jusqu’à la mer Y a de la brume dans tes yeux gris / De Nogent jusqu'à Paris / Lentement va mon chaland / De Paris jusqu'à Rouen / Y a du rêve dans tes yeux verts / De Rouen jusqu'à la mer.
Trois ouvriers sans masques travaillent à moins d’un mètre l’un de l’autre dans le studio en rénovation tandis que je poursuis ma lecture du Journal de Pepys au soleil du jardin. Deux partent à midi et demi et le dernier reste jusqu’à treize heures, tout comme moi.
En ce début d’après-midi, je commence ma grande traversée Ferré, trente-cinq cédés à écouter à peu près dans l’ordre chronologique. Léo Ferré, c’est bien dès le début et ça ne fait que prendre de l’ampleur.
Après ces cinquante jours de confinement, je lui ressemble de plus en plus du point de vue capillaire. Entre deux cédés, j’appelle ma coiffeuse que j’imagine se préparer à la reprise dans son petit salon. Elle n’y est pas mais me rappelle de chez elle en soirée. Rendez-vous est pris. Ce n’est pas pour tout de suite.
                                                                             *
Ce Macron en bras de chemise, hier, pour parler aux professionnel(le)s de la Culture, sa gestuelle surjouée et ses propos un peu perchés, notamment la référence au jambon et au fromage de Robinson Crusoé comme kit de survie.
Quand il retourne dans la cale de son bateau échoué, Robinson n’en revient pas qu’avec de la viande et du fromage. Cela, notre Président s’est bien gardé de le dire, des fois que ça donnerait des idées à certains.
Allons au texte de Daniel Defoe, cité par Simon Leys dans son étude sur Chesterton publiée sur le site de L’Express  le vingt et un avril deux mille douze :
Ainsi, pour Chesterton, l'un des plus grands poèmes jamais écrits se trouve dans Robinson Crusoé: cette liste de toutes les choses que Robinson réussit à sauver du naufrage de son navire: « deux fusils, une hache, trois sabres, une scie, trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée... »
                                                                               *
Dommage que les bistrots soient fermés, cela aurait été le moment de baptiser le sandouiche jambon fromage : « Garçon, un Macron s’il vous plaît ».
 

7 mai 2020


Première fois ce mercredi que je me trouve rejoint par un autre client à la boulangerie. Un jeune homme qui reste dehors tant que la patronne, qui aura traversé tout le confinement sans masque, n’en a pas fini avec moi. La rue Saint-Nicolas n’est plus déserte à sept heures quarante.
Une heure plus tard, je croise aussi du monde, dont un homme qui s’efface pour me laisser passer au bout de la ruelle, là où elle ne fait qu’un mètre de largeur. Parmi ces humains qui sont de sortie, des artisans ayant repris la réfection d’appartements ou de façades.
Mes courses faites chez U Express, je poursuis la réécoute de la lettre Effe de ma cédéthèque francophone avec Pamplemousse mécanique des Fatals Picards, me souvenant du concert gratuit de plein air au parc Henri-Barbusse de Saint-Etienne-du-Rouvray. C’était au début du mois de juin deux mille sept et j’étais bien accompagné. Les chansons des débuts des Fatals Picards m’amusent toujours. Je crois qu’on n’a jamais aussi bien décrit la réalité de la vie d’un prof de collège de périphérie que dans La sécurité de l’emploi.
Des artisans, il y en a aussi dans la copropriété, un homme âgé au masque mis uniquement sur la bouche et un aide sans masque qui éternue à tout va. Ils changent les toilettes d’un appartement inoccupé du rez-de-chaussée.
Le soleil revenu me permet de reprendre la lecture de Pepys au jardin. Au-dessus de ma tête, un codétenu éditorialise au téléphone «  à mon avis … l’erreur du gouvernement … à mon avis … ». A midi, des sirènes hululantes me rappellent que nous sommes le premier mercredi du mois. N’est-ce pas la première fois que je les entends à Rouen ? Les réentendrai-je un jour à Paris ?
Vers treize heure trente, je dois rentrer à cause de la chaleur. J’écoute Daniel Fernández chanter son confinement volontaire Dans une vieille cabane en plein cœur de la forêt / Je me suis enfermé trois mois avec Blanche Neige qui m’aimait / J’avais bouclé toutes les portes et tiré tous les volets / Pas de nouvelles, pas de mauvaises informations / Juste le Cantique des cantiques et un roman d’Aragon. puis je continue avec les deux premiers cédés de lui devenu Nilda. Les artistes sont souvent à goûter dans leurs débuts.
Vers quinze heures, je sors mes tréteaux et le plateau dont le poids n’est pas forcément compatible avec mon hernie débutante pour tapoter la suite de mes notes de lecture du premier volume du Journal de Samuel Pepys tandis que la propriétaire du studio en travaux, porteuse d’un masque, s’entretient avec un autre artisan, démuni de masque.
Avant de relouer à un(e) étudiant(e) : faire des travaux devenus indispensables sans que ça coûte trop cher.
                                                                        *
La couronne d’Angleterre, c’était plus palpitant avant, au temps de Samuel Pepys :
Dix-neuf juillet mil six cent soixante-deux : Comme il pleuvait fort sur le fleuve, je débarquai et me mis à l’abri pendant que le roi arrivait dans son bateau, allant vers les Downs à la rencontre de la reine. Le Duc étant parti hier. Mais je me dis que cela diminuait l’idée que je me faisais d’un roi, qu’il ne puisse commander à la pluie.
Neuf octobre mil six cent soixante-deux : Il me dit qu’on croit la reine enceinte, car les carrosses ont ordre de rouler très doucement dans les rues.
Trois novembre mil six cent soixante-deux : J’y rencontrai Pearse le chirurgien – qui me dit que milady Castlemaine est engrossée ; mais bien que ce soit le fait du roi, comme son mari est à Londres et qu’il la voit quelquefois, bien que sans jamais manger ou coucher avec elle, c’est à lui qu’on l’attribuera.
Dix novembre mil six cent soixante-deux : La ville, me dit-on, est fort mécontente et tout le monde est au courant du bâtard que le roi a eu de Mrs Haslerigg.
 

05 mai 2020


La pire journée de la confinerie, ce mardi, s’agissant du temps, une pluie incessante qui conduit à se féliciter de ne pouvoir rien faire en ville où, j’imagine, des commerçants se creusent la cervelle pour savoir comment rouvrir la boutique en suivant les instructions des médecins qui nous gouvernent.
Je ne serai pas de ceux qui feront redémarrer le commerce, quoique racheter une voiture pourrait être une bonne idée, vu le mode dégradé selon lequel vont recirculer les trains, qui seront quand même des lieux de danger.
Avant-guerre, mes sorties dans cette ville, c’était le plus souvent aller lire ou écrire dans des estaminets où je restais une heure ou deux sans consommer autre chose qu’un café. Quand ils rouvriront en mode dégradé, une table sur deux, je n’y serai plus le bienvenu. A peine le café bu, ma table sera lorgnée par des quidams en file indienne, à un mètre l’un de l’autre, masqués de préférence, et le patron aura envie que je la libère.
Ce qui faisait l’intérêt de ma vie finissante est annihilé et le restera après le déconfinement, plus de cafés où l’on peut traîner, plus de restaurants à buffet, plus de trains avec lesquels voyager en liberté, plus de bouquineries où s’attarder sans risque (chez Book-Off les allées font un mètre de largeur). Tous ces lieux sont ou vont être transformés en annexe d’hôpital, sans pour autant être sûrs. Autant aller boire, manger, lire ou écrire à la cafétéria du Céhachu.
Ma seule sortie de la journée, cinq pas jusqu’à la boîte à lettres où je trouve les masques envoyés de Paris il y a une semaine par celle pour qui je m’inquiète, tant elle accumule les ennuis.
                                                                        *
Il faudra encore attendre pour que reviennent dans l’hypercentre de Rouen les familles de l’Eure et du Pays de Caux, dont les membres, le samedi vers seize heures, entraient dans les cafés pour sitôt la commande passée se succéder aux toilettes. Pas de cafés ouverts, pas de toilettes. Pas de toilettes, pas de clients dans les boutiques.
                                                                        *
Après une compilation des premières chansons de Leny Escudero sur laquelle figure une photo de lui avec des cheveux courts, j’attaque la lettre Effe de ma cédéthèque francophone par Mylène Farmer qu’un jour je vis (ou crus voir) surgissant d’une voiture juste devant moi puis se jetant dans un immeuble situé un peu plus haut que le Jardin du Luxembourg, d’abord Cendres de lune puis Ainsi soit je… puis L’autre… puis Anamorphosée puis un double cédé en concert.
Cette réécoute me rappelle une des années où je faisais l’instituteur dans la Grande Section de l’Ecole Maternelle du Pivollet, passage des Turbulents, à Val-de-Reuil. Pendant la récréation, les petites filles, sans y comprendre goutte, chantaient Je je suis libertine je suis une catin tandis qu’un garçon, victime d’un défaut de prononciation, au lieu de « Tu vas au but » disait à ses copains « Tu vas aux putes ».
                                                                         *
C’est le vingt-quatre février mil sept cent soixante-sept que dans son Journal Samuel Pepys évoque pour la deuxième fois la ville de Rouen :
Je m’enquis de ce Français qui, dit-on, mit le feu à la Cité et qui fut pendu pour cela. Selon ses propres aveux, il avait été engagé par un Français de Rouen, avait lancé, à l’aide d’un bâton, une grenade dans la fenêtre d’une maison, bien que le maître de cette maison, le boulanger du roi, son fils et sa fille, jurent que cette fenêtre n’existait pas, et que l’incendie n’a pas commencé en cet endroit. Cependant, ce personnage, qui, bien que niais et d’humeur mélancolique, ne parlait pas comme un fou, jura qu’il avait bien mis le feu.
Une note de bas de page établit les faits. Robert Hubert, horloger à Londres et natif de Rouen, avait été jugé en septembre mil six cent soixante-six et exécuté le vingt-sept octobre suivant. La seule preuve contre lui était ses aveux. Il ne possédait pas toutes ses facultés mentales et avait débarqué à Londres deux jours après le début du Grand Incendie.
 

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