Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

24 mars 2016


Ce mardi soir, je suis assis au bout du deuxième rang près d’une femme à tics sous la verrière à l’étage de la librairie L’Armitière. Jean-Pierre Levaray y est invité à présenter Je vous écris de l’usine (Libertalia), livre qui regroupe les chroniques qu’il écrivit pour le mensuel CQFD pendant ses dix dernières années passées à turbiner dans l’usine d’engrais chimiques du Grand-Quevilly ancienne filiale de Total classée Seveso Deux seuil haut.
Récent retraité, il a fêté ça lors d’une soirée « Bye bye turbin » au Centre Culturel André Malraux (je n’ai pas eu à m’interroger pour savoir si j y allais ou non, car en ce lieu je suis non grata).
Désintoxiquez-vous, Vivez mieux et plus longtemps, tels sont les titres en forme d’injonction faisant arrière-plan dans les rayonnages. Tue ton patron, semble leur répondre l’un des livres de Jean-Pierre Levaray posé sur la haute table derrière laquelle il s’installe en compagnie de la libraire chargée des rencontres avec les auteur(e)s. Celui habituellement chargé de filmer ce genre d’évènement (qui ne jure que par le libéralisme mais bénéficie ici d’un emploi subventionné grâce à l’argent public) est absent et avantageusement remplacé par une jolie jeune fille.
Je suis là par sympathie pour Jean-Pierre Levaray que je connais depuis On @ faim label musical et fanzine dont il s’occupait il y a un certain temps (il publia l’un de mes textes). Je l’ai ensuite croisé à L’Insoumise, la librairie de la Fédération Anarchiste sise à la Croix de Pierre, et dans les manifestations. Il écrit sur ce qu’il connaît trop bien : le travail à l’usine. Il y est entré à l’âge de dix-huit ans et y est resté quarante-deux années (toute une vie de labeur épuisant dans la même usine, très dangereuse, comparable à celle qui a explosé à Toulouse, avec en bonus l’amiante et les poussières ionisantes.
Les poussières ionisantes, la libraire poseuse de questions est contente d’avoir appris quelque chose. Elle a cette honnêteté d’avouer qu’elle ne connaît rien au monde ouvrier et a préparé sérieusement l’entrevue sur des fiches. Elle présente Je vous écris de l’usine comme « Coup de cœur des libraires «  de L'Armitière.  Elle cite les bonnes critiques du livre faites par Le Matricule des Anges, Le Canard Enchaîné et Médiapart, en insistant un peu trop. Comme à chaque fois, elle me crispe avec ses intonations exagérées et ses mimiques.
Jean-Pierre Levaray dit qu’il n’aime pas parler en public. Il lit la dernière de ses chroniques de CQFD qui constitue le dernier chapitre de son livre. Il y est question de Nono, l’ouvrier qui remplissait à son profit un jerrican d’essence dans le coffre de la voiture de l’usine qu’il conduisait, comment il a été dénoncé photo à l’appui par un autre ouvrier, et comment la hiérarchie, qui aurait dû le virer, lui a donné une deuxième chance.
Jean-Pierre Levaray, militant syndicaliste et libertaire, n’est pas manichéen, ni ouvriériste, ce pourquoi je le lis avec intérêt depuis son premier livre Putain d’usine.
Les questions posées à la fin portent sur l’affaiblissement des luttes sociales et du syndicalisme plutôt que sur le livre qu’un seul des présents a lu, un ancien ouvrier de la même usine qui le recommande vivement. Cette galerie de portraits de travailleurs me plaira sûrement, mais je n’achète pas Je vous écris de l’usine à L’Armitière, préférant le faire ultérieurement à L’Insoumise.
                                                                 *
Que cette rencontre avec Jean-Pierre Levaray ait lieu à L’Armitière le jour anniversaire de l’Appel du Vingt-Deux Mars, préambule à Mai Soixante-Huit, est une coïncidence, il y a lurette que cette librairie a oublié ce qu’elle était quand elle se trouvait rue des Ecoles.
 

23 mars 2016


Il y a au moins deux ans, l’agitateur musical polymorphe rouennais Seb Petit mit sur le réseau social Effe Bé une vidéo d’un certain Micah P. Hinson et l’ayant regardée, ce devait être un dimanche matin et j’étais désœuvré, je fus séduit par ce folkeux texan.
C’est pourquoi ce lundi soir je prends le bus Teor Trois pour aller le voir et ouïr au Kalif, route de Darnétal, où il est en concert, une coproduction Europe and Co/Avis de Passage, dix euros l’entrée (somme modique). Sur place le premier, j’assiste à l’arrivée de l’artiste, chaussettes dépareillées, blouson, bonnet, écharpe plusieurs fois tournée autour du cou, lunettes démodées, sac à dos, guitare et canne. Certains des organisateurs viennent le saluer, parmi lesquels l’ami Masson, puis il va faire des essais de micro.
A l’entrée dans la salle je me perche sur un haut tabouret d’où j’observe le futur public. Pour certain(e)s aller au concert c’est d’abord acheter une bière au bar et la boire au goulot. Pendant ce temps Micah Paul Hinson va et vient appuyé sur sa canne. La faute aux séquelles d’un accident de scouteur en Espagne où il a été renversé par une voiture, m’explique Seb Petit. L’artiste blessé joue quelques notes sur le vieux piano collé contre la console technique puis disparaît.
Une jolie fille blonde entre en scène. C’est, venue de Paris, Pauline Drand. S’accompagnant à la guitare, elle chante en français d’une voix chaude ses compostions qui parlent d’amour esquissé ou esquivé. Je l’écoute et la regarde attentivement depuis mon tabouret. Cela me plaît bien.
Je me lève quand c’est le tour de Micah P. Hinson. Il s’effeuille : blouson, pull, chemise tombent en tas sur le sol. Ne lui reste qu’un ticheurte blanc informe. Il boit une grande lampée de jus d’orange au goulot d’une bouteille de trois quarts de litre. Quelques problèmes de micro plus tard, il fait entendre sa voix acérée. Je regrette une nouvelle fois de ne pas comprendre l’anglais. Lui aussi s’accompagne à la guitare, celle de son adolescence peut-être, ornée de slogans « This machine kills fascists » « Kill the head, the body will die ». Par des bidouillages de boîtiers électroniques plus ou moins difficiles à mettre en place « It sucks » « Shit » « Motherfucker », il en fait pour certaines chansons une guitare arrangée. Impossible de savoir s’il est vraiment brouillon ou s’il en rajoute. Cela me plaît bien mais s’il jouait uniquement de la guitare simple, ça m’irait encore mieux et on ne le verrait pas sans cesse penché sur la technique. Sa liste à jouer est écrite sur un papier pas plus grand qu’un ticket de carte bancaire, ce qui l’oblige à d’autres contorsions. En arrière-son, on doit supporter l’entrechoc des bouteilles vides du bar et, pire, le grincement de la porte à double battant, honte à toi Kalif.
Quand ce drôle d’oiseau un peu Peter Pan à montre rose remet sa chemise et son pull, c’est sa façon de signifier qu’on en est aux rappels, puis seule chose que je comprends il explique à la fin qu’il a des disques à vendre et qu’il les signera après être sorti fumer. Ce pourquoi Micah P. Hinson remet blouson, bonnet et écharpe à plusieurs tours.
N’étant pas certain de l’écouter chez moi, je n’achète pas. J’aurais été davantage tenté par un disque de Pauline Drand mais elle n’en est pas encore là.
Alors que je commence à descendre la côte de Darnétal pour rejoindre mon logis à pied, je m’entends héler d’une voiture. C’est le sympathique Claude Levieux, cheville ouvrière du label Smap Records, présent lui aussi à ce concert. Il me ramène jusqu'au bout de la rue Saint-Romain.
                                                                 *
Bonne nouvelle au courrier de ce lundi : mon loyer baisse de cinq centimes.
 

22 mars 2016


Ma bonne pêche de samedi m’incite à faire un nouveau déplacement à Val-de-Reuil où la vente de livres d’occasion d’Amnesty International se poursuit ce dimanche de Rameaux. Pour ce faire, je dois prendre le train de sept heures douze et me lève donc avec les mouettes.
Je voyage en compagnie de jeunes fêtards en fin de parcours, cravates et nœuds pap de traviole. Ils s’endorment avant Oissel. A l’arrivée à Védéherre, j’ai la chance de trouver Le Tatoo ouvert, un bar que j’ai connu lounge et que je retrouve chinois, tenu par un jeune couple dont l’enfant joue sur tablette.
Il est surtout fréquenté par des hommes d’origine turque ou kurde, comme le kebabier d’à côté, mais aussi par quelques Gaulois, et même des Gauloises, venues là pour gratter, des joueuses, bientôt perdantes. Sans doute y voit-on peu souvent quelqu’un lire. C’est ce que je fais pendant presque deux heures, ayant emporté Lettres de Drancy (Taillandier).
Un peu avant dix heures, je me pointe à la barrière du lycée Marc Bloch où je ne trouve qu’une femme. Elle est d’Amnesty mais n’a pas la clé. Elle me demande ce que je pense de la vente. J’en profite pour lui dire à quel point est insupportable l’homme qui régente la partie livres anciens et livres d’art. Les prix dans cette section n’étant pas comme pour les autres donnés par un code couleur, il faut obligatoirement passer par lui pour en obtenir un, lequel est souvent exagéré et parfois à la tête du client. Certains savent le flatter. J’ai choisi de le boycotter. « C’est un véritable Etat dans l’Etat », dis-je à cette femme d’Amnesty. A sa réaction prudente, je sens qu’aucune révolution démocratique n’aura lieu pour renverser le petit dictateur d’occasion.
A l’ouverture, nous sommes trop peu nombreux pour que je me livre à une facétie. Je révèle mon véritable nom au Préfet sur le cahier prévu à cet effet.
Ma récolte est beaucoup moins importante cette fois-ci, mais rien que pour Une histoire des haines d’écrivains de Chateaubriand à Proust d’Anne Boquel et Etienne Kern (Champs Essais), je ne regrette pas ce deuxième passage.
-Ce qui est bien c’est qu’en plus, on voit les goûts des gens, me dit celle à qui je paie.
-J’espère que vous n’irez pas raconter ça au Préfet, lui réponds-je.
Le train d’onze heures quarante-cinq me ramène à Rouen. Rue du Gros, j’achète une baguette tradition Chez Paul alors que, dans un grand carillonnage, la messe des Rameaux se termine. Sur le parvis, des porteurs de branches vertes discutent avec l’Archevêque en tenue d’apparat.
Un autre de ces porteurs de verdure, vieux bourgeois de la rue Saint-Romain, au moment de rentrer chez lui, se ravise et offre l’un de ses rameaux au clochard dont c’est la place habituelle. Ce dernier contemple le cadeau d’un air circonspect.
-Ça me fait une belle branche, semble-t-il se dire.
                                                                *
L’après-midi, je repasse par le vide grenier Augustins Molière qui dure également deux jours, sans rien trouver mais y croisant Seb Petit, l’agitateur musical polymorphe à cause de qui ce lundi soir je vais au Kalif voir et ouïr Micah P. Hinson.
                                                                *
En passant devant Guidoline où pour le vide grenier l’on vend des bouts de vélo d’occasion, je vois pour la première fois l’ancien café transformé en boutique de bicyclettes, triste spectacle.
 

21 mars 2016


Ce samedi, le train de douze heures douze me conduit à Val-de-Reuil où le groupe local d’Amnesty International organise au lycée Marc Bloch sa vente annuelle de livres d’occasion. Mon vieux fond de malhonnêteté me dit que pour une vingtaine de minutes j’aurais pu me passer d’acheter un billet (même à demi-tarif). Heureusement qu’il n’en est rien, car sitôt passé Oissel, je suis contrôlé.
La gare de Védéherre est toujours en travaux (destiné à la faire plus petite). C’est par un escalier poutrellique que l’on rejoint la terre ferme. Délaissant le bus rouge, je traverse la ville à pied. Elle a évolué depuis que je suis passé par là : nouveau théâtre L’Arsenal, médiathèque Le Corbusier refaite, voie piétonnière sinuante remplaçant l’horreur appelée « la dalle ». Les commerces ont changé aussi (pas en mieux). Identiques sont restées la Maison de la Presse et l’agence immobilière où j’eus, dans les années quatre-vingt, la curieuse idée d’acheter un appartement au numéro trente-sept de la rue du Pas-des-Heures.
La vente ne commençant qu’à quatorze heures, je passe un certain temps au café kebabier turc (ou kurde) dont le personnel et la clientèle sont exclusivement composés d’hommes.
Le lycée est en dehors de la ville. Pour le rejoindre (en avance), je passe devant un nouvel immeuble sur lequel est écrit en gros : Rouen 23 km. A la barrière, je trouve un concurrent, croisé ici ou là, avec qui je lis sur une affichette cette injonction : « Pour des raisons de sécurité, merci de bien vouloir indiquer vos noms et prénoms, merci, bonne journée. »
« Ordre de la Préfecture », nous disent les membres d’Amnesty présents de l’autre côté de la frontière. Des cahiers posés sur des tables sont prévus pour ce que chacun s’accorde à qualifier d’idiotie. Une femme arrive, journaliste, accompagnée de sa vieille mère. Elles peuvent entrer sans laisser leurs noms. Une jeune bénévole doit, elle, obtempérer.
Comme d’habitude, la vente est précédée d’un banquet qu’Amnesty offre aux élus socialistes. La table est moins longue maintenant, suite à la perte du Département et de la Région. Seuls sortent le vieux Député Loncle et le Maire de luxe de Val-de-Reuil Jamet. Ce dernier, usant de ses privilèges, emporte une pile de livres. Il me semble reconnaître, en plusieurs exemplaires, Le Socialisme pour les Nuls (sans doute pour offrir à ses amis du gouvernement).
Quand la barrière nous est ouverte, je laisse un nom d’emprunt sur le cahier : Bernard Cazeneuve. Une deuxième attente nous est imposée à l’entrée de la salle. La journaliste vient nous voir, un verre de vin du banquet à la main. Elle veut savoir s’il y a des bouquinistes parmi nous. Aucun ne se dénonce. Elle tente alors de savoir pourquoi nous venons. Personne n’a envie de lui répondre. Une femme lui conseille de se ranger si elle veut éviter de se faire culbuter quand on aura le droit de rentrer.
La file est longue derrière mais aucun de mes principaux concurrents habituels n’en fait partie. J’en profite, remplissant mes deux sacs. Quand je ne peux en porter davantage, il est l’heure de retraverser la ville à pied en évitant de croiser le Carnaval et de rentrer par le train de quatorze heures vingt-huit.
                                                               *
Mes deux meilleures prises : le numéro d’Europe consacré à Georges Perros et le Journal 1939-1945 de Pierre Drieu la Rochelle.
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Le soir de ce samedi, je suis à l’Opéra de Rouen où je constate que j’aurais dû lire la présentation du spectacle de danse au programme : des extraits de chorégraphies contemporaines donnés par le Groupe Grenade de Josette Baïz (une vingtaine d’apprenti(e)s âgé(e)s de sept à vingt-deux ans).
Le printemps n’est pas encore là mais c’était déjà le gala de fin d’année de l’Ecole de Danse, me dis-je à la sortie, énervé contre moi-même.
 

20 mars 2016


Pas de Rameaux sans un vide grenier rouennais dans le quartier Augustins Molière, non loin de chez moi, et j’y suis donc dès sept heures, ce samedi, alors que l’on s’installe encore. Me souvenant des années précédentes, je n’en attends pas grand-chose mais aller au premier de l’année est un plaisir en soi.
Peu de livres sont à vendre. Une femme tente de me convaincre d’acheter ceux qu’elle vient de lire (Foenkinos, Le Vigan et autres daubes du moment).
-J’ai aussi des trucs plus spécifiques, si je tombe sur des instits, on ne sait jamais, me dit-elle.
On ne sait jamais. Je croise un homme quinquagénaire que sa femme appelle Minou (il aurait dû épouser la Minette de Cherbourg) et aussi le chef des élus F-Haine de la municipalité de Rouen.
En le suivant, je constate que la plupart des exposants professionnels de vieilles choses lui serrent la main amicalement, ce qui conforte la piètre opinion que j’ai d’eux, mais je suis vraiment surpris quand la jeune brocanteuse qui habite près du café L’Interlude l’embrasse chaleureusement (je lui aurais donné la démocratie sans confession).
Je fais encore un tour sous le ciel gris. « Il ne fait jamais beau aux Rameaux », entends-je. Pour ne pas rentrer bredouille, j’achète quelques Malaparte, espérant avoir davantage de réussite l’après-midi à Val-de-Reuil lors de la vente des livres d’occasion d’Amnesty International.
 

19 mars 2016


Ayant poussé, ce jeudi en début d’après-midi, la porte de l’hôtel particulier où s’épanouit l’antenne française de la portugaise Fondation Calouste Gulbenkian (à but non lucratif) au trente-neuf du boulevard de la Tour-Maubourg, près des Invalides, j’ouvre mon sac à la demande de l’homme assis derrière le bureau puis le range dans un casier à clé.
L’entrée est gratuite pour visiter l’exposition Julião Sarmento (La chose, même – The real thing) qui se tient à l’étage.
Julião Sarmento, plasticien portugais vivant à Estoril dont j’ignorais jusqu’à l’existence, a pour thèmes la représentation, le désir et ses mécanismes. Commençant par la deuxième salle, j’y découvre First Easy Piece, une relecture par l’impression Trois Dés de la Petite danseuse de quatorze ans de Degas, nue et manifestement majeure, posée sur « socle de fortune », en l’occurrence trois palettes empilées. Dans la salle suivante, une sculpture en résine et fibre de verre, Forget Me (with bucket), montre une femme sans tête, debout, vêtue d’une robe noire, un seau de miel posé à terre entre les jambes. On la retrouve assise sur une table, porteuse de chaussettes blanches, Kiss me (with form), près d’elle une boîte emplie de punaises. On la voit en dessin aussi sur le mur. Plus loin, Parasite, vidéo murale, montre ce qui apparaît comme un striptise sur la Danse des chevaliers du Roméo et Juliette de Prokofiev, mais est en réalité un habillage projeté à rebours, le parasite étant ce voyeur qui s’attarde avant de passer salle suivante où une sorte d’autel sert de support à de nombreuses photos encadrées de femmes plus ou moins nues, The Real Thing.
Un pas lourd se fait entendre dans l’escalier, celui d’un vigile en noir, sans doute revenu de sa pause alimentaire, venu s’assurer que je ne fais pas de bêtise car je suis seul dans l’exposition. Il me reste à voir les quatre vidéos Lacan's Assumption qui montrent une jolie femme lisant sensuellement une recette de cuisine, puis croisant et décroisant les jambes sans rien montrer, puis lisant tout aussi sensuellement une histoire pour enfants en forme de comptine, enfin respirant bruyamment sur une plage. Lui fait face une porte entrouverte par laquelle disparaît une jeune femme dont on ne voit que la jambe et le pied nus, au sol un plateau où est posé un verre de lait, White Exit.
Je sors moi aussi, après avoir récupéré mon sac et salué, content d’avoir découvert Julião Sarmento, artiste du désir retenu, fuyant, inassouvi.
 

18 mars 2016


Ce jeudi, alors qu’il est question de manifestation contre la Loi Travail et d’ouverture de Livre Paris (anciennement Salon du Livre), deux évènements qui m’auraient intéressé autrefois (naguère pour le premier, jadis pour le deuxième), c’est sans intention de participer à l’un ou à l’autre que je prends le train de huit heures douze pour Paris.
J’y lis la suite d’Intérieur de Thomas Clerc, cependant que ma voisine, charismatique ou évangéliste, se nourrit de Notre pain quotidien dont l’auteur m’est inconnu. Après Mantes-la-Jolie, il est inutile de songer à aller aux toilettes. Son siège sert de place assise. D’autres sont assis dans les marches ou perchés sur des structures métalliques. Les moins débrouillards sont debout. Le contrôleur ne passera plus, physiquement empêché. Pourtant, toutes les places de première ne sont pas squattées. Levant les yeux sur le paysage, je constate que nous passons au ralenti par Chanteloup-les-Vignes puis Maurecourt et Conflans-Sainte-Honorine, ce qui promet une arrivée retardée. Un message du chef de bord donne la cause de ce détournement : « la détresse d’un train francilien ».
C’est donc avec un retard de vingt minutes que j’entre au Book-Off du Faubourg Saint-Antoine. De là, je passe au marché d’Aligre puis chez Emmaüs rue de Charonne, avant d’aller déjeuner même rue, Chez Céleste, d’une petite créole (boudin créole et accras de morue suivie d’un paella vénitienne (c’est-à-dire avec du porc). Le vieux couple à ma gauche ne parle pas, partageant à deux une seule petite créole et se gavant ensuite de pain. Les deux ouvriers à ma droite parlent mais dans une langue qui m’est étrangère.
La ligne Huit du métro me conduit avenue de la Tour-Maubourg où je visite l’exposition Julião Sarmento à la Fondation Calouste Gulbenkian. La douce chaleur que donne le soleil de mars m’invite ensuite à rejoindre pédestrement les parages du Book-Off de la rue Saint-Augustin. Invalides, Concorde, Madeleine, Olympia, Opéra Garnier, en ces lieux touristiques règne une ambiance permanente de vacances.
Après un café à la Clef des Champs dont je plains la serveuse obligée d’écouter avec le sourire un vieux lui raconter qu’hier y avait moins de soleil et qu’il a attrapé du mal, je furète dans le second Book-Off. Illustrant le théorème de la récidive de l’improbable, j’y trouve Plouk Town de Ian Monk (Cabourakis) en première édition grand format (le précédent est un semi poche).
On devrait avoir le droit de choisir qui s'assoit à côté de soi. Dans le train du retour, j’enverrais avec plaisir cette femme qui renifle et se râpe les ongles voyager plus loin. Par bonheur, elle descend à Vernon après s’être fait taxer de cinquante euros par le contrôleur pour défaut de justificatif. Le train ralentit plusieurs fois et prend quinze minutes de retard. Je n’en profite pas pour lire davantage d’Intérieur. Je suis arrivé dans la penderie de Thomas Clerc, il ne reste qu’une dizaine de pages. Je préfère m’en garder un peu pour demain.
                                                            *
Loi Travail, Livre Paris, eux parler simplifié.
 

17 mars 2016


Dernière nuit à l’Appart’City Hôtel de Cherbourg ouvert depuis le printemps dernier (cent une chambres appartements sur cinq étages) où je suis arrivé par la Senecefe qui m’y a proposé la nuit à vingt-neuf euros au lieu de quarante-neuf. Hormis la torture infligée au petit-déjeuner via BéhéfèmeTévé, je n’ai rien à en redire. J’en ai surtout apprécié l’insonorisation : peu de bruit provenant de la rue et aucun des autres chambres et du couloir. Le vrai luxe hôtelier c’est ça, ne pas entendre ses voisins.
Ce mardi matin, je remets à l’accueil ma carte magnétique et le câble Internet loué un euro dix par jour, paie mes petits-déjeuners, laisse ma valise en garde (un euro cinquante en principe, mais on ne me le demande pas) et jette le sac poubelle dans le bac extérieur (comme il est demandé), puis je fais un dernier tour dans Cherbourg, ville où je ne me serai pas ennuyé malgré son peu de ressources.
Pour déjeuner ce sera encore une fois la Brasserie du Commerce (service continu de onze heures à minuit) et pour le café lecture toujours Le Café de l’Etoile (où pour toute commande on vous répond : « Bien sûr ! »), deux établissements que je rêve de transporter jusqu’à Rouen.
A quinze heures quarante et une, je suis dans le mini train pour Caen, arrêts à Valognes, Carentan (cerné par les inondations), Lison et Bayeux. Arrivé à seize heures cinquante-trois à Caen, dont la gare a conservé ses cendriers de quais autorisant qui voyage à ignorer la loi anti-tabac, je m’assois à la même place dans le mini train identique qui part à dix-sept heures quatorze pour Rouen, arrêts au sexuel Mezidon Canon puis à Lisieux, Bernay et Elbeuf Saint-Aubin.
Ce deuxième train va à l’allure d’un petit train touristique circulant uniquement l’été. Cela permet de bénéficier du paysage plus varié que dans la première partie du voyage, la Manche est plate et monotone, le Calvados et l’Eure tout le contraire.
J’arrive à Rouen à l’heure prévue : dix-huit heures cinquante-cinq.
                                                                      *
Mercredi gris à Rouen où je retrouve Le Socrate pour un café et verre d’eau. J’y continue la lecture d’Intérieur de Thomas Clerc (L’Arbalète Gallimard), acheté trois euros à la boutique Un Air d’Emmaüs, place de la Révolution, à Cherbourg, le douze mars deux mille seize à douze heures seize.
Cet Emmaüs est gouverné par une femme à l’allure bourgeoise. Elle bénéficie de deux aides.
L’une : « C’est quoi ce sac ? »
L’autre : « C’est le sac de Madame. »
 

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