Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

24 août 2018


C’est la bétaillère qui arrive du Havre à sept heures vingt-huit pour me permettre de retourner à Paris ce mercredi. Des travailleurs non encore revenus, plus guère de vacanciers sur le départ, je n’ai aucune difficulté à m’y asseoir. Elle arrive à l’heure. J’ai plus de temps qu’il n’en faut pour rejoindre Quatre Septembre à pied avec mon gros sac de livres à vendre chez Book-Off.
Après avoir bu un café au comptoir du Bistrot d’Edmond en prenant gare au guêpes qui tètent la bière aux embouts de la tireuse, je m’assois en attendant dix heures sur l’un des bancs de la petite place et regarde sortir du métro des filles vêtues d’élégantes minirobes  se hâtant vers leur travail.
Tous mes livres sont validés. J’en tire onze euros cinquante et n’en dépense que deux sur place. Le métro Huit pris à Opéra m’emmène à Ledru-Rollin d’où je rejoins le marché d’Aligre. Là aussi août se fait sentir, des brocanteurs sont ailleurs. Les deux gros vendeurs de livres sont là mais rien, pareil chez Emmaüs.
Un peu avant midi, j’entre au Péhemmu chinois Le Rallye. J’y déjeune de mon habituel menu. A l’intérieur c’est calme, moins en terrasse. Des buveurs s’y battent à grands gestes contre les guêpes.
Je me dirige ensuite vers le bar tabac chinois le Week-End à la Bastille où j’ai rendez-vous en terrasse à treize heures avec celle qui travaille à proximité. Elle arrive aussi ponctuellement que le train du matin. Je lui raconte un peu mes vacances à Dunkerque, notamment Excentric City. Elle me raconte ses derniers ouiquennedes, passés en Normandie. A ma demande, elle me parle de l’expo du Centre Pompidou pour laquelle elle est chargée de l’éclairage. « Il y aura ton nom sur le catalogue et le dépliant, j’espère », lui dis-je. Elle me dit que oui sans doute, mais s’en fiche un peu.
Quand elle retourne à son labeur, je vais explorer le second Book-Off et y dépense quatre euros. Revenu place de la Bastille, j’attends le premier bus pour Saint-Lazare. Un touriste anglophone m’aborde. Il cherche où est la Bastille. Je l’invite à se retourner et lui montre la colonne de Juillet et son génie doré brillant sous le soleil. Sa déception est grande. Il pensait trouver là un bâtiment, la prison peut-être.
C’est un Vingt-Neuf qui se présente le premier, lequel passe par les rues étroites du Marais. Après un café verre d’eau à La Ville d’Argentan, je franchis pour la première fois les barrières à Morin mises en marche de façon audacieuse pour deux trains en même temps, celui de Caen et celui de Rouen.
Le dix-sept heures quarante-huit est encore la bétaillère. Il y fait une chaleur épouvantable. « N’hésitez pas à ouvrir les fenêtres pour faire de l’air », conseille le chef de bord. Encore faudrait-il pouvoir. A chaque fois qu’une vitre qui se baisse est hors service, les ateliers de maintenance la remplace par une vitre fixe. Dans la demi voiture de seconde où je suis, seules deux peuvent encore être descendues. Chacun(e) sue stoïquement, dont à ma droite, assise sur un strapontin, une demoiselle qui rentre de vacances en tenue idoine avec sa grosse valise rouge. Certaines femmes ne seront jamais plus aussi jolies qu’à dix huit ans.
                                                                    *
Il semble que les trottinettes électriques en libre service aient trouvé leur public. Des petits malins les planquent même au fond d’une cour ou dans un café pour en avoir l’usage exclusif, ai-je lu dans Le Parisien.
Ce mercredi, j’en vois passer une montée par un couple (fille devant, garçon derrière avec gros sac à dos) puis deux chargées de cartons de déménagement (deux entre les jambes pour la fille, un sous le pied pour le garçon).
                                                                    *
Guêpes à Dunkerque (je me suis fait piquer au bras à l’arrêt de bus La Poste de Bray-Dunes). Guêpes à Paris (c’est une année à guêpes, dit le bon peuple). Bizarrement, pas vu le dard d’une à Rouen.
 

23 août 2018


Souvenir récent : une vieille à chariot monte au dernier moment dans le DK’Bus et s’adresse à un groupe de jeunes des deux sexes :
-J’ai bien cru que j’allais le rater mon bus, ç’aurait été embêtant parce que je vais au marché, le marché c’est important.
Une fille et un garçon compatissent, lui confirment l’importance du marché puis lui souhaitent une bonne journée quand elle descend.
La même situation dans le Teor rouennais. Au mieux, la jeunesse l’ignore. Plus vraisemblablement, elle se fiche de sa tronche.
Je sais que je suis de retour à Rouen. Au Nord, quiconque, sans distinction d’âge ou de sexe, me croisait dans une rue peu fréquentée, dans un train ou dans un bus presque vide, me disait bonjour. Ici, seul qui me connaît me salue.
Autre constatation qui permet de ne pas confondre Dunkerque et Rouen, l’une des deux villes est propre et l’autre affreusement sale.
Depuis mon retour, mes nuits sont moins tranquilles, perturbées par des angoisses diverses, dont l’une est pourtant sans objet depuis douze ans. Elle surgit la nuit dernière sous forme de rêve. Je suis à la montagne dans un tramouais déglingué qui grimpe les pentes aussi bien qu’un téléphérique. En tête, deux grosses questions : qu’est-ce que j’ai fait de mon sac à dos et est-ce que l’inspecteur est vraiment au courant que je suis à la retraite.
                                                             *
A l’Intermarché de la rue Ecuyère où je suis un client irrégulier, personne d’autre que moi à la caisse.
-C’est calme, dis-je à la jeune personne qui la tient.
-Ça fait un moment que c’est calme, me répond-elle, j’espère que ça vite reprendre.
Et non pas :
-Oui, j’espère que les gens ne vont pas revenir trop vite de vacances, ça me permet de respirer et de réfléchir à ma vie.
                                                            *
La rue du Père-Adam. D’un côté, des restaurants à spécialité, crêpes, pizzas, etc. De l’autre, des boutiques éphémères mais qui ne le savent pas quand elles ouvrent. La dernière installée est du genre mystico pantoufle. Sur sa vitrine, parmi d’autres propositions : « Nettoyage karmique ».
                                                            *
Commerces qui ouvrent, commerces qui ferment. Adieu Flunch qui s’est fait dévorer la clientèle par son voisin Garden Resto. Plus triste, la disparition de l’Hôtel des Carmes, le plus charmant des hôtels de Rouen. Le bâtiment a été racheté par FPPM International (sigle derrière lequel se cache la maroquinerie Paul Marius). Il sera transformé en commerce et en bureaux.
                                                            *
-Tu viens avec nous cet après-midi ?
-Non, je peux pas, je vais me faire nettoyer le karma.
 

21 août 2018


Deux femmes et leurs trois jeunes garçons arrivent au Son du Cor ce samedi. L’une est copieusement enceinte. Elle se met à hauteur du trio pour expliquer qu’ici on n’est pas dans une cour, il y a des gens qui ont envie de boire un verre tranquillement, donc ne pas crier. Les moutards promettent. Ils commencent un jeu de ballon sur le boulodrome. Au bout de quelques minutes, ils font autant de bruit que sur un terrain de foute. On a vu pire, me dis-je.
Je reconnais alors cette future accouchée, déjà mère du plus âgé des garçons, lequel doit avoir cinq ans. Elle aussi me reconnaît et me dit bonjour de loin. Elle doit me trouver affreusement vieilli.
On se disait bonjour régulièrement, il y a fort longtemps, sans se parler autrement que d’un « Ça va ? » A cette époque lointaine, je fréquentais Le Saint Amand, sympathique troquet de la place du même nom, hélas remplacé par L’Espiguette. Elle aussi y lisait, pendant sa pause. Elle était étudiante et travaillait dans un restaurant. Un jour, je ne l’ai plus vue, sans doute partie dans une autre ville, et la voici en pèlerinage à Rouen avec une amie
Le nombre de filles que j’ai connues jeunes et qui sont maintenant mères ou en voie de l’être est affolant. Ainsi deux de celles qui faisaient le ménage chez moi quand elles étaient lycéennes et avec qui je suis toujours en contact. Elles se sont posé bien des questions et puis ont décidé que oui. L’une a déjà son bébé. L’autre l’aura dans quelques mois.
Il y a eu la Génération X, la Génération Y, la Génération Z, voici la Génération Cinquante. « On pourrait craindre des températures s'élevant à cinquante degrés sur l'Est de la France d'ici deux mille cinquante. » (Jean Jouzel, climatologue)
                                                                *
Ce dimanche au Son du Cor arrive une autre femme de ma connaissance, dans le début de la quarantaine, ayant un jeune enfant qui n’est pas là. Elle vient retrouver l’homme qui est son nouveau. J’ai parlé une première fois avec elle, il y a deux ou trois ans, lors d’une présentation de programme à l’Opéra de Rouen. Je me suis dit qu’elle avait dû être très jolie quand elle était jeune.
Depuis notre rencontre on se disait bonjour quand on se croisait et pas davantage. J’emploie l’imparfait car depuis qu’elle est avec cet homme, elle fait comme si je n’existais plus. J’ai été surpris la première fois.
De quoi parle-t-elle avec son nouveau chéri ? D’herbes culinaires. Puis il lui passe la revue qu’il lisait en l’attendant pour qu’elle la lise aussi et qu’ils en parlent ensemble. Pas très rock’n’roll.
                                                                *
Rouen, jardin de l’Hôtel de Ville, une femme avec sa bambine sur les épaules : « Maman, elle est à la bourre, elle a rendez-vous avec le docteur des dents. »
Ne pourrait-elle pas dire le dentiste et faut-il quand on est mère parler de soi à la troisième personne du singulier en se donnant pour nom ce qui n’est qu’un de ses rôles sociaux ?
 

20 août 2018


Comme chaque année, ce mois d’août à Rouen est le mois des Italiens. Pour quelle raisons les transalpins choisissent-ils de venir en vacances à la fin de l’été et en famille dans la moitié nord de la France et notamment de visiter Rouen, alors que rarissimes sont les Espagnols et les Portugais à faire de même, c’est un mystère.
Chaque jour plusieurs familles italiennes avec enfants d’âge divers passent donc sous mes fenêtres. Ce sont là des touristes autonomes, heureux d’admirer les maisons à pans de bois et d’en faire des photos avec leur descendance au premier plan. Tout au plus pourrais-je leur reprocher de parler un peu fort.
En revanche, quelle plaie que ces troupeaux d’Allemands cornaqués par les guides de l’Office de Tourisme. Dans cette ville, dès neuf heures, chaque matin, on sort les encombrants, ces vieilles et vieux débarqués des bateaux de tourisme fluvial et on les tire jusqu’à ma ruelle. Ils rendent impossible la circulation piétonnière entre la rue Saint-Romain et la rue Saint-Nicolas.
Ils sont là comme ils seraient ailleurs, sans l’avoir choisi, n’ayant pas idée qu’ils pourraient se débrouiller seuls pour visiter la cité et découvrir ainsi autre chose que ce qu’on veut bien leur montrer.
C’est un public captif dont profitent celles et ceux qui, après avoir fait des études d’histoire ou de langue, n’ont trouvé d’autre emploi que celui de guide touristique. Impossible d’apercevoir une lueur d’enthousiasme dans le regard de la plupart des membres de ces troupeaux mais ils rient de manière pavlovienne aux piètres plaisanteries de leur cornac. Parfois à mes dépens car, côté guides, on me déteste et on ne se prive pas pour déblatérer sur mon compte dans la langue de Goethe.
S’il y avait une police municipale qui fasse son travail, chaque matin elle distribuerait des pévés pour entrave à la libre circulation et s’il y avait espoir d’une justice rendue, il faudrait déposer plainte pour abus de faiblesse contre celles et ceux qui profitent de la vieillesse pour en faire leur gagne-pain.
                                                              *
Quelle tristesse la mort de ces quatre jeunes Français, Mélissa Nathan Axelle William, lors de l’effondrement du pont Morandi à Gênes. Je les vois heureux d’être entrés en Italie, de bientôt prendre le ferry pour la Sicile où allait se tenir l’un de ces concerts sauvages qu’ils affectionnaient. Partis quelques minutes plus tôt ou quelques minutes plus tard, il ne leur serait rien arrivé. J’imagine ce que ressent le père d’Axelle, la conductrice, qui avait prêté sa voiture.
                                                              *
Vu à la télé, un survivant de l’effondrement remercier Dieu de l’avoir gardé en vie. La crétinerie à l’état pur.
 

17 août 2018


Qui dit quinze août, dit vide grenier du Vaudreuil. Le temps sec assuré, je suis dès potron-minet à la gare de Rouen. Le train pour Paris venant du Havre s’arrête au quai numéro deux à sept heures dix comme prévu. J’en descends à Val-de-Reuil.
Ayant passé le pont, je trouve l’étroit sentier qui longe l’Eure et mène au Vaudreuil, un sentier heureusement préservé et réservé aux piétons. Les bicyclistes ont pour pédaler une voie verte en béton qui lui est plus ou moins parallèle. C’est un bonheur quand on marche de ne pas devoir partager l’espace avec les vélos. Ce sentier n’est pas « un chemin noir » mais il faut quand même à certains endroits se méfier des ronces et des orties. Sa dernière partie est plus civilisée, longeant des propriétés cossues. Leurs habitants y ont accès par un portillon au fond du jardin. En un peu plus d’une demi-heure et sans avoir vu quiconque, j’arrive au rond-point qui marque l’entrée du village. Là commence le déballage.
« Grande foire à tout du Vaudreuil, quatre cents exposants », est-il écrit sur les affiches. C’est conforme à la réalité. Assez vite je trouve un premier livre, Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard (Editions de Minuit), que son vendeur me propose à cinquante centimes, puis j’aperçois une table de confitures d’abricot et de quetsche. Trois euros les deux pots, j’en achète quatre que je laisse en dépôt.
Ce vide grenier est l’un des derniers de la région à rassembler des vendeurs locaux, presque uniquement des particuliers dont la marchandise, quelle qu’elle soit, est en bon état. De plus l’ambiance y est agréable. J’y croise une dizaine de mes concurrents, moitié que je salue, moitié que j’ignore. A un moment, nous sommes à quatre autour d’un gisement de livres à deux euros les trois. J’en capte quatre.
-Alors, ce sera deux euros cinquante, me dit le vendeur.
Plus loin, je trouve des poches à cinquante centimes puis aperçois le Taschen Hiroshige cent vues célèbres d’Edo au milieu d’autres livres sans intérêt.
-Bonjour, vous le vendez combien ?
-Ce n’est pas à moi, c’est à ma sœur, me répond le jeune homme brun.
-Non, ce n’est pas à moi, répond celle-ci tout aussi brune et du même âge. Ça doit être papa qui avait acheté ça. Cinq euros, ça va ?
Son frère tique mais ne dit rien. Je sors un billet et alourdis sérieusement mon sac.
Je termine le circuit, constatant qu’il y a cette année profusion de jolies filles des deux côtés des stands, puis retourne explorer le gisement. Trois autres livres pour deux euros m’obligent à porter un sac à chaque main.
Je repasse chez les vendeuses de confitures, leur achète deux pots supplémentaires, case le tout dans mon sac à dos puis prends courageusement le chemin du retour en songeant à celles qui furent ici avec moi autrefois, me tenant par la main.
Un sac sur le dos, deux autres à bout de bras, je dois ressembler à un vagabond  pourtant quand, à l’endroit le plus reculé, surgit une jeune joggeuse, celle-ci n’opère pas un demi-tour paniqué, elle me sourit et dit bonjour. Pas de quoi m’illusionner sur mon physique, inutile de regarder mon reflet dans la rivière.
Chargé comme je suis, je m’offre une montée puis une descente en ascenseur à la gare de Védéherre. Le train pour Rouen venant de Paris s’arrête au quai numéro un à onze heures vingt-huit comme prévu.
                                                                      *
Châtelain en Pologne, les mémoires du Comte Potocki (Julliard), Les pauvres gens de Dostoïevski (Ressouvenances), Scènes de la vie rustique de Tourguéniev (Gallimard) et Journal d’un diplomate en Russie (1917-1918) de Louis de Robien (Albin Michel), quatre des livres provenant du gisement, portent une étiquette d’appartenance à Monsieur et Madame A-C Dubrulle, d’abord domiciliés à Louviers puis à Saint-Didier-des-Bois, un nom qui fait partie de mon paysage d’enfance : les établissements Bart-Dubrulle Camping Plein Air, avenue Henri-Dunant à Louviers. L’entreprise a disparu dans les années quatre-vingt-dix. Témoignage d’une époque où certains commerçants d’une petite ville de province étaient férus de littérature, et du fait que les livres encombrent les héritiers.
 

16 août 2018


J’ai pris assez peu de notes lors de ma lecture (faite juste avant de voir et entendre l’auteur à propos d’un autre de ses livres à la librairie rouennaise L’Armitière) de Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson (Gallimard), ouvrage dans lequel il narre sa traversée de la France en diagonale de Tende (Mercantour) à Omonville-la-Rogue (Cotentin), du vingt-quatre août au huit novembre deux mille quinze. Pour ce faire, il s’efforce de suivre ce qu’il appelle ses chemins noirs, autrefois tracés par les paysans et aujourd’hui envahis par les ronces Là, personne ne vous indique ni comment vous tenir, ni quoi penser, ni même la direction à prendre.
Cette équipée doit lui permettre d’achever de se rétablir (plutôt que d’aller faire ça dans un centre de rééducation) après le long séjour qu’il a dû faire à l’hôpital : … pris de boisson, je m’étais cassé la gueule d’un toit où je faisais le pitre. J’étais tombé du rebord de la nuit, m’étais écrasé sur la terre. Il avait suffi de huit mètres pour me briser les côtes, les vertèbres, le crâne.
Le récit qu’il fait de cette marche lui est l’occasion de parler de lui-même et de la société contemporaine. 
Une formule résume son état d’esprit :
Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie.
Et cet extrait, sa vision de l’urbanisme des petites villes, qui n’est pas nouvelle mais la façon dont il en parle est plaisante :
Dans les bourgs de guide Michelin, le centre-ville était charmant, l’église restaurée et une librairie s’inaugurait parfois devant le salon de thé. Woody Allen aurait pu tourner son film habituel. Ses acteurs auraient trouvé que la province est une fête et que le débarquement avait valu la peine.
Venait le deuxième cercle : le quartier pavillonnaire. Un monsieur y tondait sa pelouse en pyjama. Il avait fini de laver sa voiture. Une affiche signalait la disparition d’une vieille dame affligée d’Alzheimer.
Le troisième cercle apparaissait, commercial. Le parking était plein, le supermarché jamais fermé, les promotions permanentes sur le jarret. Plus loin, un rond-point distribuait les points cardinaux et l’on gagnait les champs, les hangars à machines et des bois où les sangliers attendaient l’ouverture de la chasse. Tout cela prouvait une chose : avec des efforts, même le Français réussit à ordonner le monde.
A mon regret, Sylvain Tesson n’évoque pas certains aspects pratiques de sa randonnée spartiate. Si l’on sait comment il dort, le plus souvent en bivouac, parfois en chambre d‘hôtes ou à l’hôtel, il ne dit rien de ses repas, que mange-t-il, où mange-t-il, fait-il des courses, s’assoit-il à la table d’un restaurant, cela m’aurait intéressé de le savoir.
Parfois, il se fait temporairement accompagner. Par sa sœur, et par deux amis amateurs de steppes sibériennes comme lui, l’un après l’autre, puis les deux ensemble pour la fin de son trajet le long de la Manche. J’aurais aimé savoir comment il a fait pour leur donner rendez-vous à un point précis à un moment précis. Aurait-il eu avec lui l’un de ces moyens de communication modernes qu’il ne cesse de critiquer ? Sinon comment ?
Autre frustration, le peu d’anecdotes. Quand même celle-ci :
Le 24 octobre, par le pays de Laval
J’approchais de la ville et entrant dans Entrammes, je demandai un Viandox à la patronne d’un café.
-Qu’est-ce que c’est ? dit-elle.
-Un bouillon, dis-je.
-Jamais entendu. Où trouvez-vous cela ?
-Partout. A Brûlon, ils m’en ont servi un hier.
-C’est dans la Sarthe ça ! dit-elle. Cela ne m’étonne pas d’eux.
Et cette autre :
Une joggeuse opéra un demi-tour paniqué au moment où elle me vit. Je n’osais pas regarder mon reflet dans la rivière.
                                                                        *
Cité par Sylvain Tesson dans son livre, de Georges Bernanos dans Français, si vous saviez… :
Il n’y a plus beaucoup de liberté dans le monde, c’est entendu, mais il y a encore de l’espace.
                                                                         *
Enfin cette image poétique, s’agit-il d’une volonté de l’auteur ou d’une erreur de saisie (je penche pour la seconde hypothèse) :
… à la manière des Japonais qui montent sur les montagnes, un fois l’an, rejoindre un autel taoïste sous les cerisiers en pleurs.
 

14 août 2018


Je passe une dernière nuit sans histoire dans le studio de la rue aux petites maisons de briques à toiture en tuiles. A sept heures et demie, ma cordiale logeuse dépose derrière ma porte une double longueur de pain frais pour mon ultime petit-déjeuner (compris dans le prix de la location). J’y étale le beurre breton et les confitures bios. Le café finit de passer. Sur la table qui m’a aussi servi de bureau le jus de fruit, le yaourt, une nectarine et une banane. De quoi être en forme pour le voyage de retour
A neuf heures, la petite voiture rouge me conduit à la gare.
Cette gare de DK a pour particularité que l’on est obligé de faire ce qui ailleurs est interdit : traverser les voies pour rejoindre son train, cela sous la surveillance des employés de la Senecefe.
J’ai place dans le Tégévé de neuf heures cinquante-six pour Paris Nord. J’en descends à Arras pour attendre le Téheuherre qui va de Lille Flandres à Rouen Rive Droite. Il se présente prodigieusement à l’heure. Sur les quais sont présents des Policiers surveillant les migrations.
Il fait gris en Picardie mais au moins les éoliennes tournent-elles. Ce voyage pas très rapide m’est l’occasion de songer à mon séjour réussi au Nord. Grâce au beau temps. Il aurait plu sans cesse que cela aurait été catastrophique. A Dunkerque, point de café fait pour lire. D’ailleurs, je n’ai vu personne d’autre que moi avec un livre sur la digue de Malo. J’arrive à Rouen à treize heures quarante-deux, comme prévu.
Une éclaircie me permet de tirer ma valise jusqu’à la maison sans devoir ouvrir le parapluie.
Fin de la course.
                                                                   *
Il y a longtemps déjà / Que j'ai pas vu mon copain Bismarck / Qui faisait cornac dans un cirque / Et traduisait Pétrarque, en turc, à Dunkerque.
Ce treize août marque le vingtième anniversaire de la mort de Nino Ferrer, suicidé dans un champ de blé d’une balle dans le cœur, deux jours avant son soixante-quatrième anniversaire, dont j’aime les chansons, qu’elles soient loufoques ou non.
 

13 août 2018


Etrange réveil au cours de mon avant-dernière nuit dans le studio de Dunkerque, mon voisin, qui est là depuis quelques jours et que je n’ai jamais vu, sanglote. Ces sanglots (pas des pleurs) sont suffisamment intenses pour passer à travers le mur. Je l’entends ensuite se livrer à des ablutions puis il sort. Je ne regarde pas ma montre mais il doit être entre minuit et deux heures du matin. Pourvu qui n’aille pas se jeter dans le canal voisin, pensé-je.
Je l’entends rentrer ultérieurement et ce matin, notre logeuse, d’un petit mot, demande à ce qu’on veille à bien refermer la porte d’entrée. Ce ne peut être que lui. Il y a deux jours, c’était son anniversaire comme me l’a appris le message écrit sur l’emballage d’une viennoiserie supplémentaire de petit-déjeuner qui lui a été offerte à cette occasion. Je ne saurai pas le fin mot de cette histoire.
J’ai quand même suffisamment dormi et suis d’attaque pour ma performance du dimanche : faire le tour à pied d’une grosse partie du Grand Port Maritime de Dunkerque, comme il se nomme lui-même. Pour ce faire, je vais en DK’Bus gratuit jusqu'au Casino puis emprunte la passerelle qui mène au Frac, un lieu que j’ai snobé à cause de ses horaires d’ouverture trop tardifs. Puis à l’aide de mon plan, je tente de suivre le bord de l’eau, photographiant au passage ce qui m’attire, notamment le phare de Risban et un pont levant que je vois en action pour donner passage à un bateau de la Gendarmerie Maritime.
Dans ce genre de dérive portuaire, il arrive toujours un moment où j’entre dans une zone plus ou moins interdite. Comme ce fut aussi le cas à Saint-Nazaire, j’y trouve des pêcheurs du genre à poser les cannes au bord du bassin et à boire des bières dans la voiture. L’un deux m’explique comment me sortir de là.
Quelques bicyclistes se baladent dans le coin mais piéton je suis le seul. Je ne peux évidemment pas tout voir car c’est immense et certains endroits sont impénétrables. Ma visite s’achève dans le centre de la ville où sont amarrés des bateaux destinés aux touristes, dont un voilier de type Armada de Rouen.
J’ai marché de neuf heures à onze heures et demie, il est temps de reprendre un DK’Bus pour le Casino. Faute d’autre choix, je retourne déjeuner au Figaro, du fameux menu avec vin à volonté pour vingt-trois euros. Comme je n’ai pas réservé mais qu’on m’a déjà vu, on me donne une table, dans l’entrée. C’était la seule disponible. La clientèle est faite d’habitué(e)s qui téléphonent à l’avance. La moyenne d’âge des serveuses et serveurs est de vingt-cinq ans, celle des convives de soixante-dix ans. Deux aveugles sont conduits à une table avec vue sur la mer.
La vue sur la mer, je l’ai après avoir mangé la part de tarte au roquefort et aux noix, le tartare mi cuit aux légumes et le trio de desserts. Et avoir bu quelques verres de blanc et de rouge, en m’arrêtant avant d’être à Drunkerque. Assis sur un banc face à la plage de Malo, je tente de lire la suite de la Correspondance de Sigmund Freud tout en regardant passer les familles sur la digue. Toutes mériteraient d’être photographiées. Ce défilé incessant m’intéresse autant que celui de la place de la Comédie à Montpellier.
Je rentre avec deux bus gratuits quand il se met à faire gris. Par la fenêtre ouverte, j’entends jouer de l’accordéon. On reçoit dans une maison voisine et l’un des invités se fait applaudir.
                                                               *
Les actuels abribus du centre sont en passe d’être remplacés par des nouveaux très élégants de grande hauteur. Il s’agit de ne pas cacher les enseignes des magasins.
Commentaire d’un dunkerquois qui ne prend pas les DK’Bus : « Ça fait haut, quand y va pleuvoir, y vont se faire torcher. »
 

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