Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

31 août 2016


En ce mois d’août deux mille seize paisible et chaud, relecture du Journal (1939-1940) de Raymond Queneau (Gallimard), un texte qui n’était pas destiné à la publication, où l’écrivain narre sa guerre, qui fut celle de beaucoup, une longue attente suivie d’une rapide défaite.
En mil neuf cent trente-neuf, Raymond Queneau, qui sort de six ans de psychanalyse, sans grand résultat, et pour qui la foi catholique a une grande importance. est en vacances à Varengeville-sur-Mer avec femme et enfant. Il visite la région et s’occupe à sa façon de l’éducation de son fils Jean-Marie. La guerre vient le chercher en le mobilisant à l’arrière (il est âgé de trente-six ans). Cet éloignement de la famille ne lui déplaît pas au début, bien qu’il ait du mal à supporter la vie en collectivité. Il se débrouille assez vite pour trouver refuge auprès de gradés qui le connaissent par ses livres, loge à l’hôtel, fait venir sa femme en fin de semaine. Il n’aura pas l’occasion de se battre contre l’armée allemande, celle-ci l’emportant en moins de temps qu’il ne faut à certains pour s’enfuir.
Echantillons :
J.M. pisse au lit ; hier, insupportable. Lui ai foutu une claque. Ah, pédagogie. (lundi dix-sept juillet mil neuf cent trente-neuf)
2 jours au Havre. Revu cette ville sans émotion. Un peu froissé cependant de voir l’ex-magasin de mes parents devenu un « Modelmod », ou qqe chose ça, assez miteux. (…) Les cafés avec leurs orchestres lamentables me paraissent assez démoralisants, et les « bars » ou purs bordels ou sinistres emmerdoirs. L’aspect des rues est très post-haussmannien, assez amer, rude et saumâtre comme ces portraits de notables havrais que je ne connaissais pas et que Sartre a bien décrits dans La Nausée. (dix-huit août mil neuf cent trente-neuf)
Levé tard. Bain. Déjeuner avec Mme et Mr Kahn. Avec lesquels on visite le manoir d’Ango. En revenant, je tombe sur Jean-Marie à coups de gifles, si j’ose dire. Ça me calme un peu, lui aussi. (dix-neuf août mil neuf cent trente-neuf)
Départ jeudi. Il y a quatre jours de cela. Je m’étais levé tard. Valentine m’apprend que l’échelon 3 est appelé. Je n’y peux croire. Je vais à la mairie. C’est vrai. Il faut partir. Peu d’appétit au déjeuner. Janine « courageuse »  -épatante.  (…) Jean-Marie, couché, me dit au revoir. Il est très gentil. Je l’embrasse avec plaisir. Je suis heureux qu’il soit si gentil envers moi. Cela me raccommode avec lui. (vingt-sept août mil neuf cent trente-neuf)
On nous a logés dans l’école. Par terre, jusqu’à présent. On devient de plus en plus militaires ; on a un lieutenant, des sergents, des corvées. (premier septembre mil neuf cent trente-neuf)
Ce qui m’a frappé durant le voyage –une rude « épreuve » : l’infect égoïsme de la plupart des types, surtout ceux entre 25 et 40 ans, des « hommes », la férocité de leur système D –ceci joint à leur rouspétance continuelle, à leur connerie, à leur avidité ! (dix septembre mil neuf cent trente-neuf)
On se lasse d’entendre sans cesse ronfler, péter, roter, dire des conneries. Pourtant je ne suis pas dégoûté. Aurais-je tant vieilli ? Pour n’être plus aussi réceptif qu’avant. (seize septembre mil neuf cent trente-neuf)
La plupart des hommes ici ne font que parler femmes et baisage ; mais en réalité très peu éprouvent des désirs sexuels ; qques uns se demandant si l’on ne drogue pas le vin. (vingt-trois septembre mil neuf cent trente-neuf)
Messe. Jamais vu ça : un prêtre traduit en français le texte sacré (liturgique) au fur et à mesure. On se croirait dans un temple protestant. Je suis dégoûté. (quinze octobre mil neuf cent trente-neuf)
Ensuite, travaillé jusqu’à 7 1/2 à la libération des 80 bonshommes ; quelle racaille –ça va de l’imbécile et du crétin, à la fripouille et au goujat. Et dire qu’il ne faut pas juger ! Pauvres gens –sales cons. (dix-huit décembre mil neuf cent trente-neuf)
Avant d’aller chez Mme Souparis, je suis allé à St Jean et j’ai récité dix Paters, cinq en latin et cinq en français. (vingt-huit février mil neuf cent quarante)
Restrictions annoncées dans le journal ce jour. Excellent dîner ce soir à l’hôtel.  (premier mars mil neuf cent quarante)
Dans la chambre voisine, un bébé pleure. Quelle chierie que le voisinage des humains. (dix mars mil neuf cent quarante)
J’adore les soldats, les défilés, etc. ; hommes casqués au petit jour, etc ; je trouve toujours ça très beau. (dix-neuf mars mil neuf cent quarante)
Ce soir, je lisotte ou lisaille. (vingt-cinq mars mil neuf cent quarante)
Hier, je regardais un cheval lécher la vulve d’une jument ; puis il balançait la tête, en relevant la lèvre supérieure et en montrant ses dents, très satisfait.
Tout comme un homme. (cinq mai mil neuf cent quarante)
 

30 août 2016


Vers sept heures, ce dimanche, je me rends en voisin au vide grenier des rues Grand-Pont et avoisinantes dans ce quartier qui n’en est pas un sauf ce jour. Beaucoup des vendeuses et vendeurs viennent d’ailleurs et s’installent lentement. L’un d’eux est mon vieux copain d’école qui tente encore une fois de vendre des objets depuis longtemps passés de mode.
Il me dit qu’il en a assez et que, passé juin prochain, il arrêtera ce qu’on appelle ici les foires à tout. « On verra si ta promesse sera mieux tenue que le mienne de ne plus acheter autant de livres », lui dis-je.
Il trouve que je suis plutôt en forme dans mes écritures en ce moment après un petit passage à vide et a un peu de mal à s’y retrouver dans tous ces chiens. Qui c’est ce Moka ?
Je lui explique que c’est celui d’un jeune couple qui avait déjà un chat et aura ensuite un enfant.
-Ah bon, c’est comme ça que ça marche ? me dit-il
-Eh bien oui, c’est : Tu l’as vu mon désir d’enfant, il est au bout de la laisse.
-Alors toi, tu as toujours le sens de la formule, tu es impayable.
Il ajoute que je n’ai absolument pas changé. « Tel que tu étais, tel que tu es. »
Je le laisse terminer l’étalage de sa vieille vaisselle et, sans illusion, fais le tour de ce vide grenier qui n’est pas le meilleur de la ville. Effectivement, je n’y trouve aucun livre à mon goût mais en achète quand même trois parce qu’on me les propose à cinquante centimes.
Quand je repasse devant l’emplacement de mon vieux copain, je lui demande si les affaires marchent. Un peu quand même, un album de photos notamment, mais la vaisselle ancienne vraiment ça n’intéresse plus personne. Il me raconte que récemment, suite à la sortie d’un film tiré de la Comtesse de Ségur, il avait espéré vendre des livres d’icelle, mais non, cela n’intéresse pas non plus. Les choses ont vite changé.
-Rappelle-toi, lui dis-je, déjà quand on était enfant, la Comtesse de Ségur, ça n’intéressait pas grand monde. Il fallait vraiment n’avoir rien d’autre à lire pour ouvrir un de ses livres.
Il en convient, mais me répète que quand même les choses ont vite changé.
-Il y a combien de temps qu’on était enfant, Jean-Pierre ? Un demi-siècle.
-Ah, va-t-en, me dit-il, tu vas encore écrire des horreurs sur moi.
Lui non plus n’a pas du tout changé, il aime toujours qu’on le bouscule un peu.
                                                         *
Je passe une partie de l’après-midi de ce dimanche au jardin, à lire et tapoter sur mon ordinateur, tandis que s’installent avec l’aide de leurs familles de nouvelles arrivantes, des étudiantes amenées là par la rentrée universitaire.
-Quel calme, s’extasient les familles, incroyable de trouver un tel jardin en plein centre ville, et surtout un tel silence.
La déception viendra avec le retour d’Aboyus et de qui lui court après en criant : « Tais-toi, tais-toi, vas-tu te taire. »
                                                         *
Souvent durant ce mois d’août passe la fille qui se rend chez l’un des habitants de la copropriété et en repart parfois en y ayant oublié quelque chose, d’où un second passage. Si elle était Indienne d’Amérique, elle s’appellerait « Petit Courant d’Air Frais »
 

29 août 2016


Ce samedi matin, le jour pas encore levé, je ne croise que de la viande saoule dans les rues de Rouen entre chez moi et la halte routière, des groupes où l’on s’engueule, des couples qui se font des serments d’ivrogne. Je suis ensuite seul sous l’abri à attendre l’autocar qui doit me mener après de multiples détours en deux heures à Evreux, la ville de Normandie où il doit faire le plus chaud, trente-sept degrés annoncés. L’opération Les Bouquinistes de l’Iton, jumelée avec un Festival de la Bédé, y est de nouveau organisée. Celui qui s’en charge s’était fâché avec l’ancien Maire, Socialiste, il s’entend mieux avec le nouveau Maire, Droitiste.
A six heures trente, le car siglé Département de l’Eure arrive. Je paie mes quatre euros et m’y installe. J’en suis le seul passager jusqu’à Igoville. On doit y supporter la radio Haine Erre Gît, sa musique actuelle et ses publicités « voir conditions en magasin ». Cet autocar passe par tous les endroits liés à ma vie entre la naissance et la trentaine, pas que des bons souvenirs. Traversant de nombreux villages et quelques villes, il semble aller d’un ralentisseur à un autre.
A l’arrivée à Evreux, place Dupont-de-l’Eure, ne sachant précisément où est l’arrêt, je me lève et m’avance dans le couloir. Un freinage brusque manque de me faire perdre l’équilibre mais je me rétablis adroitement.
L’Iton n’est pas loin, jolie petite rivière longée d’une promenade sur laquelle sont installés non seulement des bouquinistes mais aussi des particuliers et des associations, dont le Secours Populaire qui semble ne vendre que des livres trouvés dans des poubelles. Certains particuliers proposent également des livres en très mauvais état. Ailleurs c’est mieux mais je n’y trouve rien.
-Vous n’avez pas l’air de bonne humeur, me dit l’ancienne bouquiniste de la rue des Bons-Enfants.
Je lui demande si elle a vendu certains des livres qu’elle avait eu un peu de mal à m’acheter il y a quelques semaines. Tous, me dit-elle.
Un particulier m’interpelle alors que j’étudie son étalage.
-On se connaît, tu m’as remplacé à Val-de-Reuil à la maternelle des Cerfs-Volants quand tu étais Zilien, c’était en quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit.
Je ne souviens pas de cet épisode et le visage de cet ancien collègue ne me dit absolument rien.
Une autre vendeuse portant un ticheurte Peace and Love me connaît, m’apprend-elle en citant mon nom, et même depuis Mai Soixante-Huit.
-En soixante-huit, j’avais dix-sept ans. Vous avez toujours le même ticheurte ?
-On s’est croisé autour du Cag, la Comité d’Action de Gauche.
-J’ai dû aller une fois ou deux au Chalet à cette époque, lui dis-je en cherchant qui ça peut bien être, sans succès.
Nous concluons en constatant que les temps ont bien changé et qu’il souffle un vent mauvais.
Plusieurs allers et retours achèvent de me convaincre que ce n’est pas une bonne matinée pour moi. Je trouve quand même à deux euros les Lettres à sa famille d’Alain-Fournier (Fayard) et à un euro L’avenir dure longtemps suivi de Les faits de Louis Althusser (Stock/IMEC).
Une vendeuse propose un carton de Découvertes Gallimard, état neuf, à un euro pièce. J’en informe la bouquiniste de ma connaissance. J’ai un peu de mal à la convaincre que c’est une affaire pour elle mais elle finit pas y aller voir et quand je repasse par là, le carton n’y est plus.
Avisant la Pléiade Les Stoîciens, j’en demande le prix à sa vendeuse. Huit euros, me dit-elle. J’hésite. Ce pourrait être une bonne affaire si je la revendais mais j’y renonce. Un peu plus tard, je me ravise et y retourne.
-Huit euros, vous m’avez dit tout à l’heure.
-Quoi ! s’exclame l’homme à son côté.
C’est son mari, absent précédemment.
-C’est trente euros cette Pléiade, tu le sais bien, tu ne l’as quand même pas proposée à huit ?, dit-il rudement à sa femme.
J’ai loupé une affaire mais je me console en constatant que je suis responsable d’une belle engueulade conjugale.
Vers onze heures et demie, alors qu’il commence à faire une chaleur terrifique, je quitte les lieux et vais déjeuner chez le kebabier le plus proche de la place Dupont-de-l’Eure où l’on emplit aimablement ma bouteille d’eau très fraîche que je bois en rentrant par l’autocar de douze heures cinquante-trois.
A son arrivée à la halte routière de Rouen, un voyageur muni d’une valise à roulettes se lève avant l’arrêt. Un freinage brusque lui fait perdre l’équilibre. Il tombe lourdement. Le voyageur voisin l’aide à se relever. Il est sonné, a une sérieuse écorchure au bras.
-Il ne faut jamais se lever avant l’arrêt du car, lui dit le chauffeur.
                                                                    *
J’aimerais être sûr que ce chauffeur ne fait pas exprès de freiner brusquement quand il voit quelqu’un debout dans son car.
 

26 août 2016


Une fille me téléphone samedi dernier dans l’après-midi. Elle a vu mon annonce, celle qui mentionne que je suis susceptible d’acheter à prix vide grenier des livres sur les sujets suivants: littérature, sciences humaines, philosophie, histoire, érotisme, art, photo, etc.
Elle me dit qu’elle vient d’acheter une maison et qu’elle y a trouvé deux cartons de livres dont elle ne sait que faire. Est-ce que ça m’intéresse ?
-Cela dépend du contenu, lui dis-je.
Elle me dit que dans l’un, il y a des policiers et aussi des revues de chasse et de pêche.
-Ce n’est pas ce que je recherche, lui dis-je. Et dans l’autre ?
-Attendez, je vais l’ouvrir. Oh, il y a… euh… des Playboy et puis des livres dans le fonds. Oh, mais… ce sont des livres… comment dire… euh… pornographiques.
-Ah oui, ça m’intéresse.
-Oh, mais ils sont vraiment… enfin… vraiment très pornographiques. Excusez-moi, je suis troublée.
Elle me dit qu’elle veut bien me les donner, qu’elle est en région parisienne mais qu’elle vient parfois à Rouen. Elle ne sait pas quand elle pourra, pas avant début septembre. Elle me rappellera.
Mardi matin, tôt, cette fille à la voix jolie et sensuelle me rappelle.
-Je ne pourrai pas vous apporter les livres avant le vingt-cinq septembre. Il y en a dix mais… euh… il y en a un que je ne pourrai pas vous donner parce que… euh… je l’ai taché.
-Ah oui ?
-Oui, je l’ai lu et ça m’a mise dans un état, enfin…
-Il s’appelle comment ?
-La Suceuse.
-Ah oui, ça doit être intéressant.
-Elle ne fait pas que sucer. Elle se fait sauter aussi. Et ça m’a fait de l’effet.
-Ça pourrait m’en faire à moi aussi. Vous voulez bien m’en lire un passage ?
Elle me dit qu’elle n’a pas le temps, qu’elle doit partir travailler et que d’ailleurs son enfant vient de réveiller.
-Rappelez-moi, lui dis-je.
                                                        *
La Suceuse existe bien, c’est un livre de la collection des Erotiques de Gérard de Villiers, pas de la grande littérature, donc. Quant à la maison achetée et aux deux cartons de livres trouvés, j’en doute.
 

25 août 2016


Il fait chaud déjà à la gare de Rouen, au petit matin, ce mercredi du centième anniversaire de la naissance de Léo Ferré. Ce sera pire à Paris, mais je ne renonce pas à mon escapade hebdomadaire pour autant. Le train d’Yvetot part avec six voyageurs. Celui de Paris est plus chargé, mais pas trop, finis les départs en vacances et certains ne sont pas encore revenus. Celles et ceux qui sont dans la même voiture que moi dorment ou travaillent. Je relis le Journal (1939-1940) de Raymond Queneau (Gallimard), à nouveau surpris de voir comment il éduquait son moutard à coup de taloches.
La température n’étant pas encore trop élevée à mon arrivée dans la capitale, c’est avec le bus Vingt que je me rapproche du Book-Off de Ledru-Rollin, constatant au passage que le Monument à la République, dit aussi Statue de la République, reste immaculé après son nettoyage et ne sert plus de lieu de culte.
Descendu à la Bastille, je marche à l’ombre jusqu’à ma bouquinerie préférée, heureusement climatisée. Après un fouinage peu fructueux, je vais au marché d’Aligre où ça cuit puis, ne sachant trop où déjeuner, j’erre un peu au hasard dans le quartier, passant notamment par la rue Manuel-Valls. Je découvre qu’à une de ses extrémités, là où est garé le camion des Gendarmes Mobiles, prospère une petite librairie qui a bien choisi son emplacement. Une de ses vitrines est entièrement consacrée au haschisch, l’autre à la révolution libertaire. Elle se nomme Lady Long Solo. La porte est ouverte. Deux garçons y regardent ce qui doit être une série. Il fait trop chaud pour que j’y entre.
Rue Daval, je pénètre dans un petit restaurant japonais « à volonté » nommé Sushi Toku tenu par un couple de Chinois revêches. On y commande sur un petit papier. Tout gaspillage sera facturé cinq euros. A l’arrivée des sashimi, je constate que c’est avant tout un grand bol de riz. Les sushi sont aussi décevants. Je me rabats sur les brochettes.
-On mange surtout du riz chez vous, dis-je à la femme au moment de payer les douze euros quatre-vingt-dix.
-Le poisson est cher, me répond-elle.
-Ailleurs aussi, et ce n’est pas comme ici, je comprends pourquoi il n’y a personne dans votre restaurant.
Je passe un bon moment à lire le Journal de Queneau à l’ombre dans le jardin de l’Arsenal puis en métro je rejoins le Book-Off de Quatre-Septembre où je trouve peu.
Quand je regagne la gare Saint-Lazare dans une chaleur qui me rappelle celle, épaisse, de New York, j’y découvre le même grand bazar que la semaine dernière. Tous les trains sont bloqués par la faute d’un train de chantier en panne à Clichy et de voyageurs « dans les voies ». Le tableau des départs affiche des retards d’une heure maximum bien que certains trains aient déjà dépassé ce délai. Il a un gros succès auprès de photographes à téléphone qui disent ensuite du bien de la Senecefe sur les réseaux sociaux (comme on les appelle).
Lorsque arrive enfin un train susceptible d’aller à Rouen vers lequel sont convoyés des dizaines de branlotins à sac à dos rentrant de camps de vacances, je m’en rapproche. Avant même qu’il soit affiché, j’y grimpe et, muni de mon billet à neuf euros, m’offre une place en première classe à titre de dédommagement. Ce que font également beaucoup d’autres. Une vieille bourgeoise suivie de sa fille avec deux moutards en bas âge nommés Hortense et Timothée réussit à virer ceux qui s’étaient installés à leurs places réservées dans l’un de ces carrés qui sont le paradis des familles et l’enfer du voisinage : « tu veux dodo », « tu veux doudou », « va voir Mamou ».
                                                               *
Mon train devait partir à dix-sept heures quarante-huit. Il arrivera à dix-neuf heures quarante-huit. Je n’ai donc mis que deux heures pour aller de Paris à Rouen. Pour certains, c’est une heure de plus, ils devaient partir à seize heures quarante-huit. Des enveloppes pour se faire rembourser sont distribuées à l’arrivée. Je n’en prends pas. La Senecefe me répondrait que mon billet à neuf euros n’atteint pas la somme minimale donnant droit à remboursement.
                                                               *
Ce n’est pas ce Morin, Centriste de Droite, devenu Duc de Normandie, qui avait annoncé que lorsqu’il serait au pouvoir les trains arriveraient de nouveau à l’heure ?
                                                               *
«Depuis deux mille treize, la librairie est en conflit avec les autorités préfectorales du fait de la sur-présence militaire aux abords dans le quartier, gênant la visibilité de l'établissement, car située à la jonction de la rue de la Roquette, abritant une synagogue et deux églises protégées par les forces de l'ordre, et la rue Keller où se trouve le domicile du premier ministre Manuel Valls. » (article Ouiquipédia consacré à la librairie Lady Long Solo)

 

24 août 2016


A quatre heures et quart, je suis devant la gare de Fécamp en compagnie d’une quinzaine de personnes désireuses de prendre l’autocar pour Bréauté Beuzeville. Dix minutes plus tard, celui-ci qui devrait être là n’y est pas. La guichetière de la gare nous dit qu’il est en route. Bientôt, la correspondance avec le train Le Havre Rouen Paris devient problématique. La guichetière nous dit qu’il nous attendra. Nous ne pouvons que patienter impatiemment en plein soleil.
Ce n’est qu’à seize heure cinquante-cinq qu’arrive ce foutu autocar. Son jeune chauffeur n’explique pas son retard. Je le félicite pour sa ponctualité. Il me jette un regard noir.
A l’approche de la gare de Bréauté, nous voyons le train arrêté qui semble nous attendre et nous soupirons de soulagement. Nous passons sous le viaduc, faisons un détour obligé pour atteindre la rue devant la gare et là le train part sans nous.
Au guichet de la gare, l’employée de la Senecefe nous explique qu’elle n’a pu le faire attendre que deux minutes, au-delà cela aurait mis par terre toute la circulation des trains de la Haute-Normandie, puis elle nous annonce que le prochain train pour Rouen n’est qu’à dix-neuf heures onze et celui pour Paris à dix-neuf heures trente et une.
Nous sommes ravis et le lui faisons savoir. Le ton monte un peu mais l’aveugle à longue barbe et djellaba qui voyage avec son vieux papa nous dit que ce n’est pas bien de s’en prendre à elle qui a fait ce qu’elle a pu. Peut-être, mais elle a peu pu. Des trains circulent chaque jour avec plus de deux minutes de retard sans que cela pose problème aux autres.
Un car étant arrivé pour attendre des voyageurs venant de Paris, je vais voir son chauffeur et lui demande s’il sait pourquoi le précédent était autant en retard.
-C’est la faute du chauffeur, me répond-il, c’est un remplaçant, il ne sait pas lire son planning. Il est venu à Bréauté au lieu d’aller à Fécamp. Ce n’est pas la première fois qu’il fait ça.
Cet aimable chauffeur vérifie avec son téléphone qu’il n’y a pas de train avant dix-neuf heures onze.
-Ça va être long, me dit-il.
-Oui, et il n’y a même pas un distributeur de boissons dans cette gare.
-Si vous voulez, je peux vous remmener à Fécamp et puis après je vous ramène ici à l’heure du train.
Je le remercie mais n’accepte pas sa proposition. J’ai heureusement avec moi Helen Hessel, la femme qui aima Jules et Jim, biographie fort intéressante signée Marie-Françoise Péteuil, parue chez Grasset, dont je poursuis la lecture à l’ombre. Un Parisien jure qu’il ne remettra plus jamais les pieds à Fécamp. Une Lilloise se demande s’il y aura encore un train pour sa ville quand elle arrivera à Paris. L’aveugle et son vieux papa attendent stoïquement sous un abri surchauffé. Certain(e)s envisagent de faire une réclamation auprès de la Senecefe afin d’obtenir le remboursement du billet. Inutile, me dis-je, elle répondra qu’elle n’y est pour rien, l’erreur ayant été commise par le chauffeur d’un car privé (délégation temporaire de service public).
Le train de dix-neuf heures onze est à l’heure. C’est un tortillard qui s’arrête dans toutes les gares et met donc près d’une heure pour atteindre Rouen où nous arrivons à vingt heures dix.
Sur mon billet, l’arrivée à Rouen Rive Droite était annoncée à dix-sept heures cinquante-six.
 

23 août 2016


Soleil annoncé ; ce lundi, après avoir écouté le portrait sonore de l’ami Sylvain Wavrant, artiste taxidermiste, par Clémence Allezard dans Les Matin d’été de France Culture, je prends le chemin de la gare afin de rejoindre Fécamp, la sœur moins jolie de Dieppe.
Y imprimant mon billet, je découvre que la seconde partie du voyage se fera en autocar. Le train de neuf heures cinq pour Le Havre est à l’heure. J’y grimpe et en descends à Bréauté Beuzeville. La gare de Bréauté est au milieu de pas grand-chose, quelques maisons et beaucoup de parquignes. Après une attente normale de quarante-trois minutes, le car qui remplace le train pour cause de « régénération de la ligne ferroviaire » démarre.
« Après le train, le car, on dirait un vrai voyage », déclare l’une de mes voisines. Nous traversons le bourg situé à trois kilomètres. Une banderole proclame que « Bréauté commune dynamique recherche des professionnels de santé ». Plus loin, c’est Goderville, décrite un jour de marché par Maupassant dans La Ficelle. Aujourd’hui, ce gros bourg ressemble à un endroit où l’on doit s’ennuyer terriblement, bien qu’on puisse y cueillir des fraises (deux euros quatre-vingt-dix le kilo), A sa sortie, on passe devant le « Club des jeunes de Goderville, Club d’informatique ». Après Saint-Léonard apparaissent les éoliennes et c’est la descente vers Fécamp, arrivée à onze heures moins cinq comme prévu.
Je me balade le long du port et de la plage de cailloux, emprunte les estacades, passerelles de bois à l’usage mystérieux où il est interdit d’accéder pendant l’entrée et la sortie des navires de commerce, puis à midi choisis La Marine, maison recommandée par Michelin.
Je m’y offre un plateau de fruits de mer pour célibataire à vingt-huit euros cinquante, un pichet de vin blanc à neuf quatre-vingt-dix et un tiramisu caramel beurre salé à six cinquante. La salle du bas, où je suis, est réservée aux vieux couples. A l’étage sont une bande de vieilles copines et deux groupes avec jeunes parents de bébés pleureurs. Un couple, dont elle copieusement enceinte, aura également place en haut. Cela leur donnera un aperçu de ce qui les attend.
Après ce bon repas, je passe à la Bénédictine mais l’exposition d’été consacrée à un photographe inconnu qui se met en scène dans ses photos me dissuade d’y entrer. Je vais donc boire un café au centre de la ville où ne semblent vivre que des pauvres. Des filles plutôt jolies y traînent avec des garçons qui ne les méritent pas. J’ai envie de leur dire de se tirer de là avant qu’il soit trop tard.
                                                                      *
Un jeune couple à sac a dos descendant du train à Bréauté et demandant au contrôleur où est la gare routière :
-C’est la rue, là devant.
                                                                      *
Une femme à son mari au restaurant La Marine :
-Je voulais prendre le lieu, mais comme tu as pris le lieu, j’ai pris le saumon.
 

22 août 2016


Jouant parfois à cache-cache avec les averses ou utilisant l’ombre de l’arbre du jardin, bénéficiant de l’absence prolongée d’Abrutus et d’Aboyus, devant toutefois faire attention lorsque j’installe planche et tréteaux où poser mon ordinateur portatif à ne pas mettre le pied dans l’une des merdes non ramassées par les propriétaires de Moka, l’autre chien, roi du kaka, je rattrape en cette fin d’août mon retard de tapotage des notes prises lors de mes lectures.
Après en avoir terminé avec le Journal de l’abbé Mugnier, je suis dans celui d’Andy Warhol, me disant qu’il est bien dommage que, pour la raison de mort du premier lorsque le deuxième n’était encore qu’un enfant, ils n’aient pu se rencontrer.
Parmi les notes tapotées, celles de ma lecture de La Nuit des Girondins de Jacques Presser, récit romancé ayant pour cadre le camp de Westerbork, paru en mil neuf cent cinquante-sept et publié en France en mil neuf cent quatre-vingt-dix par Maurice Nadeau avec une préface de Primo Levi, deux notes seulement, qui témoignent de l’humour noir de cet auteur néerlandais :
Au moins, de nos jours, un Flaubert n’a-t-il plus besoin de remonter jusqu’à Carthage pour décrire un sacrifice d’enfants (…)
Et celle-ci évoquant les pays de naissance que s’inventaient des Juifs pour échapper aux camps (l’un étant le Honduras) :
Cette dernière nationalité était assez recherchée, mais le père de l’élève Léa Cohen avait eu la malchance, en allant chercher le cachet salvateur à la Zentralstelle allemande, d’être incapable de se souvenir du nom de la capitale de cette lointaine patrie, aussi la famille tout entière est-elle depuis quelque temps à Auschwitz, capitale de la Pologne.
                                                     *
Lu aussi Italo Svevo ou l’Antivie, biographie de l’écrivain triestin par Maurizio Serra (Grasset) où est cité, tiré d’Umbertino, ceci: 
…terrible est l’adolescence, parce qu’alors on commence à découvrir que la machine est faite pour nous broyer et on ne sait, au milieu de si nombreux mécanismes, où poser le pied sans danger.
En épigraphe à cette bio de Svevo : Tu n’es pas du château, tu n’es pas du village. Tu n’es rien. (Kafka, Le Château)
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Autre lecture, qui m’a permis d’accroître mon vocabulaire, celle d’Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau (Christian Bourgois), recueil de textes que Linda Lê a consacré à ses écrivains de prédilection, dont beaucoup sont de ceux que j’aime (Walser Perros Landolfi Dazai Rodanski Marai Hrabal Calaferte Dagerman Luca). Elle emploie « il s’amuït » page seize, « un vavasseur » page cinquante, « blandice » page soixante-sept.
S’amuïr : devenir muet (pour une lettre, un phonème).
Vavasseur : Vassal d'un seigneur lui-même vassal.
Blandice : Flatterie pour gagner un cœur ou une faveur.
 

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