Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

19 juillet 2018


Quand vous viendrez me voir aux Antipodes (Lettres à Pierre Boncenne) de Simon Leys (Editions Philippe Rey) se compose d’extraits de lettres rangés sous forme de dictionnaire par le destinataire après la mort de leur auteur. A l’entrée « Désordre » :
Le désordre général de mes affaires est assez épouvantable. Je comprends et j’envie ces tribus pygmées de la forêt équatoriale : quand ils ont habité un certain temps une même clairière, où les ordures commencent à s’entasser, et leurs paillotes à s’encrasser, ils brûlent le tout et vont s’installer à neuf dans une autre clairière… (octobre deux mille deux)
Kazimierz Brandys dans ses Carnets (Editions Gallimard) cité par Simon Leys :
Paris est l’endroit du monde où il est le plus facile de se passer du bonheur.
Pierre Mac Orlan au début d’un article intitulé Les réverbères de Montmartre publié dans le Figaro littéraire le quatre novembre mil neuf cent soixante-cinq, l’un des textes qui composent le recueil Images abolies (Editions Michel de Maule) :
C’est vers la Noël de l’année 1898 que je fis la connaissance de Paris. Je venais d’Orléans après un assez long, mais fructueux détour par Rouen, ville qui pour ma formation littéraire tient la place de ce que l’on peut comparer à l’ensemencement d’une graine qui ne devait fleurir que bien plus tard.
Enfin, cités par Samuel Brussell dans Musique pour les vivants (Editions Grasset) :
Hilaire Belloc (à propos de la profession de critique littéraire) : Un travail généralement mal payé, mais compensé par le fait que l’on reçoit gracieusement des livres que l’on aime, qui vous permettent de mettre votre nom au bas d’un article et de recevoir une modeste prime, à laquelle s’ajoute le supplément éventuel de la revente du livre au bouquiniste de coin.
Victor Chklovski : Il est absurde d’évoquer le goût du melon à quelqu’un qui a passé sa vie à mâcher des vieux lacets.
Samuel Johnson (dit Docteur Johnson): De toutes les vastes perspectives qui s’ouvrent à l’Ecosse, la plus belle incontestablement est encore la grande route qui mène à Londres.
 

18 juillet 2018


Ce seize juillet, et non pas le six au plus tard comme l’avait annoncé le Président du Tribunal Administratif de Rouen lorsque, avec beaucoup d’autres, j’étais allé soutenir Elvira, cette jeune femme russe que son mari, retourné depuis dans son pays, battait et avait continué à battre lorsqu’elle était enceinte, arrive enfin la bonne nouvelle : l’Obligation de Quitter le Territoire Français est annulée et la Préfecture se voit enjoindre de lui délivrer une carte Vie Privée et Familiale. C’est le début d’une nouvelle vie pour Elvira et sa fille Victoria.
Juste avant d’apprendre cet heureux dénouement, j’étais au jardin et lisais dans les Dodascalies de Doda Conrad (Actes Sud) une anecdote qui n’est pas sans rapport avec ce qui précède. Dans ce livre, sous-titré Ma chronique du XXe siècle, Doda Conrad raconte sa carrière de chanteur lyrique, évoquant ses nombreuses rencontres avec des artistes renommés. Il est ainsi question, page cent quatre-vingt-dix, d’un compositeur bien connu.
Doda Conrad, qui souvent parle de lui à la troisième personne du singulier, est en voiture du côté de Los Angeles avec Arnold Schönberg qui a modifié l’orthographe de son patronyme en Schoenberg depuis qu’il vit aux Etats-Unis. La femme de celui-ci, enceinte, est au volant. Leur fille de cinq ans, Nuria, est également présente. Ils cherchent une maternité et n’en trouve pas le chemin :
Gertrude tourna à droite, puisqu’à gauche c’était interdit. Nous voilà revenus au même point. A nouveau : descente de la colline. On tourna à droite.
-A gauche ! hurla Schoenberg.
-Je t’ai dit que c’était interdit.
Schoenberg la gifla :
-Ça t’apprendra à être insolente !
Elle éclata en sanglots. Nuria pleurait.
-Du freches luder ! crie Schoenberg, et il regifla sa femme enceinte.
Mme Schoenberg hoqueta :
-C’est comme ça que les gens vont parler de toi !
Tout le monde criait, les freins aussi ! La voiture s’était enfin arrêtée. Doda, olympien :
-Je descends. Je n’admets pas et ne supporte pas qu’un homme gifle une femme devant moi, même s’il s’appelle Arnold Schoenberg !
Je n’ai jamais revu ces gens-là.
 

17 juillet 2018


Difficile de dormir la fenêtre ouverte en cette période animée, pourtant celles de ma chambre ne donnent pas sur la ruelle.
Jeudi douze vers trois heures du matin, je suis réveillé par des voix masculines. Je pense d’abord qu’il s’agit de jeunes hommes qui discutent à la fenêtre d’un appartement, mais peu à peu leur propos deviennent audibles et je comprends qu’il s’agit de deux aventuriers en train d’escalader. L’un guide l’autre qui se contente de répondre Okay. Il est question de donner du mou à la corde. Sans doute n’ont-ils pas à l’esprit que la nuit les voix portent. Un citoyen pourrait appeler la Police. « Ça y est, tu es sous le coq », entends-je encore. Ils n’ont tout de même pas grimpé jusqu’à la pointe de la flèche de la Cathédrale, me dis-je. Ensuite je dois me rendormir car voici qu’à l’aide d’une aile volante de couleur bleue, ils atterrissent dans le jardin. Je suis sûr de ne pas avoir rêvé le début.
Vendredi treize, je suis réveillé au milieu de la nuit pas des quidams qui ont pris de l’avance sur le feu d’artifice officiel puis par un bande de mecs qui hurlent « On est en finale, on est en finale, on est on est on est en finale » bien que cela fasse déjà deux jours que tout le monde le sait. C’est ce jour que choisit la Mairie de Rouen pour tronçonner l’érable côtoyant l’église Saint Maclou, encore un malade. Nul ne s’en offusque et rien ne dit qu’un autre arbre sera planté à sa place.
Samedi quatorze, bizarrement, point de pétards pour me réveiller. Le feu d’artifice lui ne le peut, il a été déplacé vers la lointaine presqu’île Rollet.
Le dimanche en fin d’après-midi pas besoin d’avoir les fenêtres ouvertes pour savoir que l’équipe de France de foute est en train de remporter la Coupe du Monde. A l’issue, un grondement humain démentiel envahit les rues. « On est les champions, on est les champions, on est on est on est les champions ». La multitude se répand jusque dans ma ruelle, essentiellement masculine pour ce qui est de gueuler des cris de victoire et le chant patriotique. Cela augmenté d’explosions, de claquesonnages, de rugissements de motos, de bruits de trompettes et de tambours. Cette masse virile est effrayante, qui tient sa revanche sur le Me Too et le Balance Ton Porc, les femmes étant réduites à un rôle annexe et subalterne, suivant maris, amants, pères, frères, fils ou peutes, consentantes à n’en pas douter, C’est un jour de gloire pour la mâletitude.
En d’autres temps, ce genre de foule a coupé des têtes, s’est livré à des pillages, a chassé le bouc émissaire. Cela pourrait revenir. Il ne faudrait pas qu’on me découvre sur le banc du jardin lisant les Dodascalies de Doda Conrad.
-Eh quoi, tu ne participes pas à la liesse populaire ? Ça ne va pas se passer comme ça.
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Encore des débordements (comme on dit) ce dimanche à Rouen. « Tout le monde déteste la Police », ont une nouvelle fois crié des révoltés du vingt et unième siècle, des mâles encore. Ils doivent vivre dans un monde parallèle.
Ce qui est certain, c’est qu’ils aiment le foute car ils regardent le match d’abord et après seulement ils vont s’en prendre aux Céhéresses. Cette fois, des abribus ont été détruits et des commerces vandalisés. Deux journalistes de 76actu ont été tabassés par les rebelles pour les avoir filmés.
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Certains déplorent que les classes populaires descendent dans la rue après un match de foute gagné mais pas pour défendre leurs acquis sociaux. Ce sont des naïfs. L’une des raisons de la faible participation aux manifestations revendicatives est précisément la participation massive aux manifestations de fanatisme sportif. On ne peut pas à la fois célébrer le système et le contester.
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Des membres des Pussy Riot ont envahi la pelouse pendant « le match » afin de dénoncer la politique liberticide de Poutine, demander le libération des prisonniers politiques (au premier rang desquels le cinéaste Oleg Sentsov qui en est à plus de soixante jours de grève de la faim), exiger le droit de manifester sans être arrêté, la possibilité de s’exprimer pour les partis politiques d’opposition, etc.
Leur action courageuse n’aura guère eu de portée au regard de l’évènement totalitaire. Veronika Nikoulchina, Olga Pakhtoussova, Piotr Verzilov et Olga Kouratcheva ont été condamné(e)s à quinze jours de prison et à l’interdiction d’assister à des événements sportifs pendant trois ans.
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« On » n’a pas gagné. « On » n’est pas les champions. Ce n’est pas davantage « la France » qui a gagné. Les joueurs de l’équipe de France ont gagné un match contre celle de la Croatie et un championnat, c’est tout.
La plus grosse crétinerie masculine que j’aie entendue : « J’avais promis à ma femme et à mes enfants qu’on allait gagner et on l’a fait ».
 

16 juillet 2018


Pour la deuxième session des Terrasses du Jeudi, je commence à dix-neuf heures place de la Calende près du Bar de la Flèche où sur une scène ridiculement petite s’installe le trio Hoboken Division qui a l’avantage de posséder une chanteuse, laquelle s’exprime en anglais donc je ne sais pas ce qu’elle raconte. Côté musique, il s’agit d’un rock de bon aloi, mais je ne reste pas au-delà du troisième morceau car la place Saint-Marc m’appelle.
A dix-neuf heures trente, face aux cafés Le Clos Saint Marc et Le Grand Saint Marc, sur une scène de dimensions adéquates, commence à s’exprimer la Royal Company du Capitaine Sparks, un groupe de hip hop latino mené par un jeune homme à casquette qui chante en français, évoquant les questions sociales et un peu le couple. La musique est tonique et pleine de cuivres. Cela me va bien comme à l’ensemble du nombreux public, constitué surtout de gens du coin qui aiment faire la fête, enfin ce qu’ils appellent la fête,
-Le prochain morceau, je voudrais le dédicacer au pays qui m’a vu grandir, déclare le chanteur. Le Pays de Bray. Vous connaissez ? Il a de bons fromages, maïs pas que.
Pour le rappel, c’était fatal, il revient vêtu d’un maillot de foute.
Je retourne place de la Calende. Des militants d’Alternatiba y distribuent des tracts invitant à leur ouiquennede pour le climat.
Une femme demande à l’un, quinquagénaire blanchi et barbu, s’il y aura des ateliers pour les enfants.
-Non, maïs c’est juste à côté de Rouen sur Mer alors vous pourrez y aller après.
A vingt heures quarante-cinq, Santa Cruz s’installe sur la minuscule scène. C’est de la pop et le chanteur a la voix de Phil Collins ce qui suffit pour me donner envie de partir. Cinq minutes plus tard, je suis à la maison.
                                                     *
Le Pays de Bray, je ne m’y attendais pas, à celle-là.
                                                     *
Pas davantage à ce qu’un écolo incite une mère de famille à fréquenter une plage artificielle.
 

14 juillet 2018


Il est quasiment midi. Je redescends sur le boulevard de Clichy et suis le premier à entrer au Bouillon Pigalle dont les grilles viennent de s’ouvrir.
-Bonjour, comment allez-vous ? me demande un jeune homme à la mèche blonde qui peut-être me prend pour un autre.
Je demande une table à la terrasse de l’étage afin de bien voir l’agitation du dehors. Ce bouillon est récent et propose, comme son concurrent Chartier, de la cuisine traditionnelle à prix serré. Banquettes en cuir rouge, miroirs et faïence, l’endroit est vaste et très fréquenté. A ma droite sont deux jeunes hommes, des collègues de la start-up nation qui se partagent plusieurs entrées. A ma gauche sont deux jeunes femmes, des collègues du monde des boutiques qui se partagent un litre de chardonnay. La moins jolie s’exprime dans un français rugueux : « J’espère pas qui pleut ce soir parce que ma soirée c’est dehors ». La plus jolie évoque son ex (comme elle dit) avec une certaine nostalgie. « Je suis sûr qu’un soir où tu seras bourrée tu vas lui sauter dessus, lui dit sa copine, tu as bien failli me sauter dessus, à moi, en boîte, alors qu’il était là. » Os à moelle, boudin basque et purée de pommes de terre, tarte aux myrtilles, quart de luberon, café bio font une addition de vingt-deux euros soixante, tout cela étant très bon, de même que le pain campagnard.
Sorti du bouillon, je descends le boulevard où tentent de m’agripper quelques rabatteuses puis, après le Wepler, remonte vers la Fourche. Un peu plus haut se trouve la rue Dautancourt où j’ai eu des moments de bonheur avec celle qui me disait Je t’aime. Le marronnier est toujours là, au numéro dix-sept. Il a été sévèrement élagué l’hiver dernier. Cela permet de voir les fenêtres de son appartement d’alors. Celles de celui du dessous sont garnies de drapeaux tricolores.
                                                              *
Au retour à Saint-Lazare, le train de dix sept heures quarante-huit n’est pas là. « Il rencontre des difficultés lors de sa préparation ». Lors de son arrivée à quai, son conducteur est applaudi par ceux qui subissent ça fréquemment. Cela se traduit par une demi-heure de retard.
 

13 juillet 2018


Ce mercredi, in extremis, je trouve une place assise sur un strapontin du sept heures vingt-quatre pour Paris, lequel arrive à l’heure à Saint-Lazare. J’ai le temps d’aller pédestrement avec mon sac de livres à vendre jusqu’au Book-Off de Quatre-Septembre. Je suis même en avance et m’assois sur l’un des bancs situés derrière la sortie du métro. Une jolie fille me fait face sur un autre. Elle a L’Equipe sur les genoux, fait une photo de la une « La tête dans les étoiles » et l’envoie à je ne sais qui. A-t-on vu spectacle plus navrant. Encore une fois « on a gagné » et encore une fois des centaines de fanatiques ont affronté les Céhéresses dans les rues de Rouen. On essaiera de faire mieux lors de la finale dimanche.
Mon sac de livres me rapporte treize euros soixante-dix. Je les réinvestis dans la boutique car j’y trouve plus de livres intéressants que j’espérais. Cela se traduit par un sac à dos plein et lourd. N’ayant pas envie de me le coltiner toute la journée, je négocie avec les employés de le laisser à leur garde jusqu’à quinze heures.
N’ayant plus rien à porter et ne pouvant pas acheter de livres supplémentaires ailleurs,  je pars d’un pas léger droit devant et aboutis comme je le pensais rue Jean-Baptiste Pigalle. Après être passé devant Chez Moune, cabaret féminin, je tourne à droite sur le boulevard de Clichy et atteins La Fourmi. Seul un homme y fait le client, accoudé au comptoir. Le serveur discute avec les cuisiniers qui mangent avant leur service. Je prends place à une table sans qu’il se soucie de moi. Je lui laisse quelques minutes puis me lève et remets ma veste. Il se précipite. « C’est trop tard, lui dis-je, bonne journée. »
Je remonte la rue des Martyrs puis tourne à gauche vers la place des Abbesses derrière laquelle se trouve, à l’emplacement de l’ancienne Mairie de Montmartre, le square Jehan-Rictus. Un banc m’y accueille où je poursuis la lecture du Dernier mois de Léon Blum. Derrière moi se trouve le mur des Je t’aime. L’aveu y est écrit dans deux cent cinquante langues ou dialectes. Cette œuvre d’art sommaire est signée Frédéric Baron, Daniel Boulogne et Claire Kito. Elle doit être signalée dans tous les guides touristiques japonais si j’en juge par le nombre de celles et ceux qui s’y selfient à l’aide d’une perche. Le guide d’un groupe d’anglophones ironise, quant à lui, sur The Wall of Broken Hearts avant d’entrer dans la boulangerie pour acheter deux baguettes que, tel Jésus, il rompt et distribue à ses ouailles.
-Do you like it ?
Paris sera toujours Paris, la ville du romantisme et de la baguette de pain.
                                                     *
La Fourmi, un café souvent agréable à fréquenter ; cependant ce n’est pas la première fois que j’y trouve un jeune serveur  prétentieux.
 

12 juillet 2018


Prudemment, c’est vers dix-sept heures quinze que j’arrive à L’Armitière ce mardi où Sylvain Tesson est attendu à dix-huit heures. J’ai eu le temps de terminer au jardin la lecture de Sur les chemins noirs, le récit de la traversée pédestre qu’il fit de la France pour achever de se remettre de la chute de huit mètres d’un toit un jour d’abus d’alcool, un livre qui j’ai aimé. Aujourd’hui, il vient évoquer son dernier livre Un été avec Homère, lequel regroupe des chroniques faites sur France Inter, que je n’ai pas écoutées. Il y a déjà une dizaine d’assis. Je trouve place au bout du troisième rang. Nous sommes face à un mur d’ouvrages sur le foute, à droite un mur sur le jardinage, à gauche un mur sur la cuisine. Cela témoigne de ce qu’est devenue L’Armitière.
-Vous avez lu un de ses livres ? demande un homme à cheveux blancs à une femme à cheveux blancs qui mange des amandes grillées.
-Non, moi je l’ai vu à La Grande Librairie. C’est un original. Il est courageux.
Beaucoup de monde arrive. Certain(e)s doivent s’asseoir par terre ou rester debout derrière et sur les côtés. Les esprits s’échauffent sous la verrière : « C’est trop petit », « C’est pas adapté », C’était mieux là-bas » (là bas : plus haut dans la rue de la Jeanne où était L’Armitière auparavant).
A l’heure dite Sylvain Tesson apparaît, blouson de cuir, casquette, lunettes sur la casquette, Coca Zéro à la main. Il est accompagné de la blonde libraire chargée des intervious. « C’est toujours la même », dit-on derrière moi. « Elle est spéciale ». « Elle ne sait pas lire », ajoute-t-on quand elle cite une des pages du livre du jour.
Pourquoi est-elle si maniérée ? Côtoyer quelqu’un de connu la rend ridicule. On pourrait faire un film de ses mimiques : inspirée, songeuse, approbatrice, inquiète, vexée. Et de ses hochements de tête incessants lorsqu’elle écoute son invité dont la gueule cassée à demi paralysée est moins abîmée que je ne pensais. Sa bonne oreille est celle située près de son interlocutrice à qui il répond patiemment, tout en lui faisant comprendre que certaines de ses questions sont de peu d’intérêt. J’imagine qu’il préférerait mille fois être ailleurs.
-La seule vertu que je me reconnaisse, c’est la lucidité sur moi-même, déclare-t-il après avoir expliqué qu’il n’était pas un saint.
-Le meilleur dans mon livre, ce sont les citations d’Homère, ajoute-t-il. C’est la seule chose à retenir.
Je note aussi : « Les formules, c’est comme les bulots, à force d’en manger vous avez un gros tas de coquilles,  Et ça, c’est encore une formule »
Le principal plaisir qu’il trouve à la (re)lecture d’Homère, c’est le goût qu’avait celui-ci pour les métaphores. De quoi me conforter dans mon absence d’envie de passer l’été avec L’Iliade ou L’Odyssée. Homère restera un bon souvenir de ma classe de sixième.
Sylvain Tesson sort un pan de sa chemise pour nettoyer ses lunettes puis le renfile. A la demande de la libraire, il lit un dernier extrait de son livre puis se lève comme s’il en avait assez. « Des questions ? » demande l’interviouveuse. Personne ne se manifeste. C’est donc le moment des dédicaces de livres. Il est dix-neuf heures. Je m’exfiltre de la foule et rentre à la maison avant que les rues ne deviennent le terrain de jeu des fanatiques.
                                                               *
Avant Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson (Gallimard), j’ai lu au jardin Le lambeau de Philippe Lançon (Gallimard), avant l’histoire d’une gueule cassée, celle d’une gueule fracassée. Quelle ténacité il a fallu au survivant de la tuerie de Charlie Hebdo pour en supporter les conséquences, notamment la greffe d’un de ses péronés pour en faire un nouveau menton (le lambeau).
 

11 juillet 2018


Ce lundi matin, je suis entouré d’une dizaine de pré-branlotin(e)s dans le petit train qui mène à Dieppe. Elles et eux sont calmes, pour la raison qu’ils ne se connaissent pas. L’un verse une larme. L’une des trois filles en ticheurte orange siglé « Cer base de Dieppe » qui encadrent ce séjour d’une semaine à la mer lui énonce le programme, un tas d’activités physiques, et puis demain soir on regarde le match.
-Tu vas voir, ça va passer vite.
Il y a aussi deux branlotins desquels une pré-branlotine essaie d’attirer l’attention. L’un ne cesse de parler, notamment de ses vacances prochaines.
-Mes parents ont pris des places en première classe, moi et mon frère on sera en seconde, trop bien, on va faire que les cons.
Cette fois j’ai emporté mon appareil photo. Vais-je encore trouver ce qui avait attiré mon œil il y a des semaines dans la vitrine de la boutique d’articles de fêtes Le Capricorne, quai Duquesne : un tablier illustré d’un corps d’homme nu à la bite turgescente. Il y est toujours, ce qui prouve que dans cette ville on peut exposer ce genre d’image dans un lieu fréquenté par des mineur(e)s sans que personne ne s’en offusque. Je fais ma photo puis vais prendre un café à la terrasse du Tout Va Bien.
Il fait presque aussi chaud qu’à Rouen mais ce beau temps n’attire pas les masses. A midi, je déjeune à l’ombre d’un parasol du Taj Mahal où l’on écoute un cousin de Nusrat Fateh Ali Khan. Le menu est à treize euros cinquante, nan au fromage inclus : beignets de crevette, curry de poisson avec riz basmati et pâtisserie maison. Près de moi sont assises deux jeunes femmes. Elles ont deux impératifs : manger en quarante-cinq minutes, offrir leurs jambes au soleil. L’une narre sa dernière sortie à l’autre qui ne pipe mot, en résumé : « une soirée de merde ». C’est l’heure où le Seven Sisters crache de la fumée noire avant de quitter le port pour rallier New Haven.
Ce n’est pas un jour à bronzer tranquillement sur la plage car le Tour de France à la Voile est là. Il semble intéresser peu de monde mais impose la présence d’une énorme infrastructure sur le front de mer, laquelle diffuse le commentaire des épreuves à haute puissance.
Le calme qu’il me faut est en ville, à la terrasse du Brazza dont le café se paie un euro trente. J’y poursuis la lecture des Lettres choisies de Joseph Roth.
                                                               *
Dans une boîte à livres rouennaise, un ancien ouvrage signé par Laurent Fabius : C’est en allant vers la mer. Vu ce qui est arrivé au Parti Socialiste, il aurait dû appeler ça C’est en allant vers l’amer ou bien ajouter un sous-titre C’est en allant vers la mer (pour sauter du haut de la falaise).
 

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