Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

14 novembre 2022


Muni de la seringue contenant le vaccin contre le tétanos que je dois refaire, je me rends ce lundi matin chez mon médecin traitant. Il s’agit aussi de faire le bilan de ma prise de sang annuelle et de lui indiquer que le médicament que m’a prescrit l’urologue il y a trois mois pour mes problèmes de tuyauterie ne fait guère effet.
Avant que j’entre dans son cabinet il me dit qu’il a une stagiaire avec lui et me demande si ça ne me dérange pas. Je lui réponds que non et salue cette jeune femme.
Pour commencer, le médecin prend ma tension. Elle est un peu plus élevée que d’habitude. Il écoute mon cœur et le trouve une nouvelle fois battant beaucoup trop vite. Il  s’en inquiète. Je lui rappelle que l’an dernier le cardiologue chez qui il m’avait envoyé l’avait trouvé normal. Il demande à sa future consœur de lui lire les conclusions des comptes rendus des examens faits par ce spécialiste. Rien d’alarmant. Il réécoute mon cœur et je sens bien qu’il est franchement alarmé. D’autant que dans mon bilan sanguin, le cholestérol est toujours trop élevé et maintenant la glycémie aussi (de peu).
Il passe la parole à la stagiaire pour me donner des conseils d’alimentation. Je les connais déjà et j’en suis certains depuis des années. « Le risque, me dit mon docteur, c’est l’avécé ou l’infarctus. » « Je sais, leur réponds-je à tous les deux, mais je n’ai pas envie de manger des endives à l’eau pour vivre jusqu’à cent ans. »
Vacciné et averti, je ressors de là avec une ordonnance pour un deuxième médicament contre l’envie d’uriner trop souvent, qui ne fera pas effet avant deux ou trois mois, et une autre, s’agissant de la glycémie, pour une nouvelle prise de sang à faire dans trois mois.
Je ne suis pas excessivement gai quand je redescends vers chez moi. Une nouvelle fois, je me dis que la meilleure chose qui pourrait m’arriver, ce serait de mourir une nuit durant mon sommeil.
En début d’après-midi, c’est chez mon dentiste que je me rends afin de poursuivre un détartrage qui n’a pu se faire complètement la fois dernière, en raison de l’arrachage non prévu d’une de mes dents du bas. « Vous n’avez pas eu trop mal » me demande-t-il à mon entrée dans son cabinet. « Pas du tout. » « Vous êtes solide », me dit-il. Si seulement. Il m’explique que ce n’est pas une intervention bénigne et que la cicatrisation complète ne sera effective que dans trois ou quatre mois.
Lui aussi a une stagiaire, qu’il ne me présente pas. Elle porte une blouse du Céhachu de Lille. Avec celle de l’assistante, cela fait trois têtes penchées sur ma vieille bouche. L’opération de détartrage n’est jamais douloureuse mais toujours désagréable.
Un rendez-vous est pris auprès de la secrétaire pour un nouveau contrôle détartrage début juillet deux mille vingt-trois. « A l’année prochaine », me dit l’homme de l’art. « Espérons-le », ne lui dis-je pas.
                                                                           *
Pour la vaccination contre le Covid, m’a dit le médecin, pas question d’une cinquième piqûre, bien que ma quatrième date de six mois. Aucun pays ne la propose à ce jour.
                                                                           *
Pour celle contre la grippe, la Pharmacie de la Gare et du Donjon s’en est chargée à mon retour de Toulon.
 

12 novembre 2022


Ce onze novembre marque le seizième anniversaire de ce Journal. Il va cahin-caha. Comme moi. Quand je considère ces seize années passées, je me demande combien qu’il y en à venir et si ça tient sur les doigts de plus d’une main. Car chaque année, je me déglingue un peu plus.
Jeudi, c’était le jour de ma prise de sang annuelle, celle du bilan, faite au laboratoire de la place Saint-Marc par un infirmier efficace (première fois que j’ai affaire à un homme pour cette prise de sang que je fais depuis au moins trente ans, la première m’ayant été imposée par la banque pour un emprunt immobilier).
Mon bilan sanguin deux mille vingt-deux n’est pas meilleur que celui de l’an dernier. Au contraire. Voilà maintenant que je suis aussi dans le rouge pour le diabète. Mon médecin traitant m’en dira plus la semaine prochaine. Cette visite médicale ne sera que la première d’une série qui noircit mon agenda automne hiver.
                                                                 *
Comme chaque année, en ce jour férié à la mémoire de ceux qui ont dû se battre pendant la Grande Boucherie (dont Grand-Père Jules), des commerçants rouennais, plutôt que de garder boutique fermée,  affichent « Ouverture exceptionnelle ».
Qu’on se rassure, ils ouvrent aussi les autres jours.
 

10 novembre 2022


Ce mercredi de pleine lune, dès mon arrivée à Paris, je rejoins la Bastille en bus Vingt-Neuf puis marche jusqu’au Marché d’Aligre. Il est fort animé. Une marchande en a après son voisin, l’un des vendeurs de livres du lieu, pour une histoire de frontière entre leurs deux stands. Elle hurle qu’il ne la prend pas pour un être humain. « On est tous des animaux, lui répond-il, je suis un animal, tu es un animal, et tu devrais prendre tes médicaments. » Certains commencent à s’en mêler, envenimant les choses. Arrive alors un responsable du marché qui se charge de ramener le calme.
Pendant ce temps, je suis, avec pour concurrent celui que je nomme in petto le Nabot, pas vu depuis longtemps, sur le stand du principal vendeur de livres où c’est écrit « Déstockage massif », une formule que l’on trouve plutôt chez les marchands de tapis ou de matelas. Tous les livres sont à un euro. Et, allegria, j’y trouve de quoi me plaire. D’abord : Carnets viennois 1826 - 1829 de Léontine de Metternich chez Duculot. Puis trois publications du Mercure de France, dans sa collection Le Temps Retrouvé : Mémoires du Duc de Choiseul, Vieux souvenirs de Monseigneur le Prince de Joinville et Journal de l’abbé Mugnier, ce dernier que je ne puis m’empêcher d’acheter alors que j’en ai déjà plusieurs exemplaires. Il n’est que dix heures et je suis déjà lourdement chargé.
Après une pause café au comptoir du Faubourg, où les prix de la carte du midi ont explosé, je donne mon sac à garder au personnel du Book-Off voisin et en explore les rayonnages à un euro, ce que fait aussi le Nabot en traînant son énorme sac. Mon butin est mince: La belle vie, livre de souvenirs de John Dos Passos (L’Imaginaire Gallimard) et Musée de la chair de Su Na « un extraordinaire premier texte érotique » « d’une jeune romancière fraîchement débarquée de Chine » traduit de l’anglais en deux mille quatre par Romain Slocombe (Presses Universitaires de France).
A midi moins le quart, j’entre pour déjeuner au Péhemmu chinois où une nouvelle serveuse officie sous le prénom social de Marine (le patron c’est David et la patronne Chloé). Elle m’apprend que le confit de canard, c’est fini. La grippe aviaire, je suppose. Je fais donc suivre mon hareng pommes à l’huile d’un stèque à cheval frites maison. Avec le quart de côtes-du-rhône et le café, ça ne fait que dix-huit euros quarante.
Par le métro Huit, je rejoins le Book-Off de Quatre-Septembre et n’y trouve à un euro que le Bréviaire du cynique de Pierre Merle, un recueil de citations « de Diogène à Pierre Desproges » paru à l’Archipel. Après cela, comme il fait doux et presque beau, je m’offre une pause au soleil sur un banc près du Bistrot d’Edmond puis vais m’y asseoir en terrasse pour lire Mes poisons de Sainte-Beuve, après un café verre d’eau à deux euros cinquante. Bien sûr, au bout d’une heure, un « Je vous sers autre chose ? » « Non merci. »
                                                                  *
David à qui je demande pourquoi sa serveuse habituelle n’est plus là : « C’est le bébé. La mamie elle avait dit, je le garde. Puis la mamie elle a dit, j’ai mal au dos. Pas de place à la crèche, alors elle le garde. »
                                                                  *
Un livre érotique édité par les Presses Universitaires de France, on n’est pas prêt de revoir ça. D’ailleurs quel éditeur aujourd’hui publie des textes érotiques de ce genre (la narratrice a dix-sept ans) ? Pas même La Musardine.
                                                                  *
Un livre écrit en chinois traduit de l’anglais, ça c’est courant. Je me demande ce qu’il reste du texte original.
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Mes poisons de Sainte-Beuve, un livre dont Léautaud dans son Journal littéraire fait grand cas. Ma lecture terminée, mon constat est le suivant : rien à en retenir.
 

8 novembre 2022


Plusieurs fois, lors de ma lecture des Lettres à Voltaire de Madame du Deffand, je me suis dit : On dirait Cioran. La Marquise était aveugle, pas de quoi voir la vie en rose. Au-delà de ça, sa lucidité était remarquable. Et ses idées sont aussi les miennes :
Toutes les conditions, toutes les espèces me paraissent également malheureuses, depuis l’ange jusqu’à l’huître ; le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut pourtant dire que de ce malheur-là que le remède est pire que le mal. Paris, vingt-huit octobre mil sept cent cinquante-neuf
Rien ne me retient ici, et je n’ai pour y rester d’autres raisons que celle de la chèvre : où elle est attachée, il faut quelle broute. Paris, vingt-trois juillet mil sept cent soixante
La vieillesse serait supportable si l’on avait à qui parler, mais il me semble que tous les hommes aujourd’hui sont des fous ou des bêtes. Je me dis souvent que c’est peut-être moi qui suis l’un et l’autre, que je suis comme ceux qui ont une jaunisse qui leur fait voir tout jaune ; qu’il est impossible que je sois meilleur juge que tous ceux qui ont tant de célébrité : ainsi, après avoir été mécontente de tout le monde, je conclus, je finis par l’être encore plus de moi-même. Paris, quatorze janvier mil sept cent soixante-quatre
Jugez de ce qui me paraît bon aujourd’hui, où tout est cynique ou pédant ; nulle grâce, nulle facilité, point d’imagination, tout à la glace ; de la hardiesse sans force, de la licence sans gaieté ; point de talent, beaucoup de présomption, voilà le tableau du moment présent. Paris, quatorze mars mil sept cent soixante-quatre
Il n’y a aucun état, quel qu’il puisse être, qui me paraisse préférable au néant. Paris, deux mai mil sept cent soixante-quatre
Tous discours sur certaine matière me paraissent inutiles ; le peuple ne les entend point, la jeunesse ne s’en soucie guère, les gens d’esprit n’en ont pas besoin, et peut-on se soucier d’éclairer les sots ? Que chacun pense et vive à sa guise, et laissons chacun voir par ses lunettes. Ne nous flattons jamais d’établir la tolérance ; les persécutés la prêcheront toujours, et s’ils cessaient de l’être, ils ne l’exerceraient pas. Quelque opinion qu’aient les hommes, ils y veulent soumettre tout le monde. Paris, vingt-huit décembre mil sept cent soixante-cinq
Le goût est perdu, parce qu’il n’y a plus de bons critiques ; chacun loue les ouvrages de son voisin, pour obtenir l’approbation des siens. Paris, treize décembre mil sept cent soixante-huit
Vous serez surpris, si je vous avoue que la perte de la vue n’est pas mon plus grand malheur ; celui qui m’accable, c’est l’ennui. Paris, premier mars mil sept cent soixante-neuf
Il y a longtemps que je pense que la seule chose qu’on puisse bien savoir, c’est que nous sommes faits pour ignorer tout. Paris, vingt-quatre mai mil sept cent soixante-dix
Je ne sais pas si vous trouvez que ce soit un bon lot que de parvenir à la vieillesse ; pour moi, je le trouve détestable, et je suis toujours indignée de l’injustice qu’on a eue de nous faire naître sans notre consentement, et de nous faire vieillir malgré nous. Paris, vingt-sept février mil sept cent soixante et onze
J’éprouve ce qu’a dit Saint-Lambert, et qu’il a très bien dit, sur celui qui a le malheur de vieillir :
Il voit autour de lui tout périr, tout changer,
A la race nouvelle il se trouve étranger, etc.
Paris, le vingt-quatre octobre mil sept cent soixante-treize
                                                                        *
Un point Rouen chez Madame du Deffand :
On est accablé de remontrances, d’arrêtés, de lettres, de discours. Hors ceux qui nous viennent de Rouen, tous me semblent détestables, surtout ceux de notre bonne ville, qui sont pleins de belles phrases, et qu’on dirait être faits pour concourir aux prix de l’Académie. Paris, vingt-sept février mil sept cent soixante et onze
 

7 novembre 2022


Dans la dernière partie de leur vie, Jules et Tatiana Roy habitaient Vézelay. C’est là que Serge Gainsbourg, déglingué, vint se réfugier peu avant sa mort, d’où invitations réciproques que raconte Tatiana dans son journal Bonheurs quotidiens (Tirésias).
S. Gainsbourg nous avait invités, J. et moi, à déjeuner chez Meneau. Au menu : truffes, bécasses, et un vin qui passe pour le plus fameux – je ne me souviens pas du nom parce que je n’ai pas la mémoire des vins, même si j’en ai le goût. Il devait dater de 1970, quelque part par là. Gainsbourg ne boit presque pas, il trempe les lèvres. Allume cigarette après cigarette, aspire une ou deux goulées et suit une autre cigarette. Au bout de trois ou quatre énormes mégots, les serveurs changent le cendrier, et ça recommence. Il ne mange rien non plus. Physiquement, il n’est pas plus gros qu’une longue allumette, veste croisée bleu marine rayée blanc, chemise col ouvert, et blue-jeans effrangé, pieds nus dans des chaussures en cuir blanc. (…) … Gainsbourg m’a accompagnée jusqu’à la voiture en me tenant par la main. Il a exprimé le désir de venir chez nous. J’ai dit : « Je ne sais rien faire d’autre que le gigot ».
Bambou, sa jeune femme, dînait à part avec deux amies, jeans, pull, elle était le portrait tout calqué de Jane Birkin, sauf les yeux bridés (un von Paulus marié à une Chinoise. Leur fils est un petit Chinois tout craché.)
S. Gainsbourg répète dix fois la même chose, repousse le cendrier d’un air de prince outragé si on oublie de le lui enlever. Il écrit un sonnet, déclare-t-il. D’ailleurs, il ne se réveille que le soir : il joue du piano pour les clients, pour les employés de chez Meneau… Trente décembre mil neuf cent quatre-vingt-dix
Serge Gainsbourg et Bambou à la maison. Lui, comme d’habitude, en jeans, pieds nus dans de belles godasses blanches. La veille, nous avions déjeuné chez Meneau, et Gainsbourg proclama à qui voulait l’entendre : « C’est moi qui paie » avec un air de ravissement immense. (…)
A la maison, le 1er janvier, il nous apporta quelques bouteilles de vin en annonçant que c’était du « vin sublime » mais il avait perdu sa verve. Premier janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix
Les cigarettes ont tué S. Gainsbourg qui devait revenir chez Meneau pour Pâques. Six mars mil neuf cent quatre-vingt-onze
Autres invités des Roy, que Tatiana, d’origine russe, connaît, Mstislav Rostropovitch et sa femme, lesquels sont à Vézelay pour une série des concerts dans la Basilique.
Rostropovitch et Galina Vichnevskaia en visite chez nous. Huit janvier mil neuf cent quatre-vingt-onze
Tout est centré sur Rostropovitch, ses répétitions et son prochain concert. Il jouera six suites de Bach. Il est frais, tel un petit « concombre frais », tout rose, avec une bouille de bébé. Agité, sans cesse en mouvement, répétant qu’un violoncelle, qui est masculin, devrait être au féminin parce qu’il faut l’enlacer. On dit d’ailleurs qu’il est très porté sur les petites filles. Dix-sept mars mil neuf cent quatre-vingt-onze
Rostro déjeune à la maison. Il est accompagné d’une jeune pianiste, prof de piano du fils de Meneau. Il n’arrête pas de lui faire du « rentre-dedans ».
(…) Une nature fuyante, toujours ailleurs, sauf quand il parle de lui, bien sûr. Encore plus narcissique que mon Julius, en plus insidieux et plus doucereux. Premier avril mil neuf cent quatre-vingt-onze
 

6 novembre 2022


En lisant Bonheurs quotidiens, le journal d’octobre mil neuf cent soixante-cinq à deux mille de Tatiana Roy paru aux Editions Tirésias, j’ai pu constater encore une fois qu’être femme d’écrivain n’était pas de tout repos.
La vie ne fut pas facile pour l’auteure avec celui qu’elle appelait Julius ou « mon cher grand écrivain », ce Jules Roy, qui était connu au temps de la Gauche au pouvoir (épisode Mythe Errant) et est presque oublié.
Le pire fut au début de leur relation, quand il lui tapait dessus ou la virait du domicile conjugal :
Il ajouta pour arranger les choses qu’il en avait assez de me voir souffrir à faire la cuisine pour lui, et de me voir sans cesse faire la gueule… Je hurlais que c’était faux, que je ne faisais jamais la gueule. Ce hurlement de démente le mit hors de lui et, se levant d’un bond, il abaissa son poing sur ma pauvre caboche, renversant le vin et continuant à taper aussi fort qu’il le pouvait, sur cette pauvre tête affolée sur la table, et qui essayait de se protéger. Il criait que je « l’emmerdais », que je n’avais qu’à partir puisqu’il ne me supportait plus. Moi aussi je me levais d’un bond, mais pour le traiter de « con », folle de rage et en voulant qu’une seule chose : fuir cette espèce de brute qui levait la main sur moi ! (mil neuf cent soixante-sept)
Il aurait dû être fier que je lui aie fait une scène de jalousie. Eh bien non, il s’est fâché, m’a demandé de « foutre le camp », m’a jetée hors du lit, et je suis partie « chez ma mère »… Pour revenir le lendemain matin, parce que mon désarroi était grand à la pensée de revivre seule, alors que je l’aimais. (mil neuf cent soixante-neuf)
Par la suite, il se contentera de l’engueuler en privé et de la dénigrer devant les invités.
                                                                       *
Trois autres notes prises lors de ma lecture :
Dîner chez les Vilmorin avec Malraux, sans tic, et ne buvant pas du tout. Mais l’œil toujours un peu sanguinolent. Fuyant la vie d’aujourd’hui, refugié dans cet écrin des Vilmorin à Verrières. Cela va si peu à Malraux. Il est devenu comme une institution des Vilmorin, qui ont remplacé Louise dans le lit du maître par une de ses nièces. (mil neuf cent soixante-treize)
La petite fille de Simone, Isabelle, treize ans, vraie Lolita. Perverse en diable et joli corps de femme dodue. (Simone Lacouture, femme de Jean) (mil neuf cent soixante-dix-sept)
A une certaine date de la vie, sonne l’heure d’un certain « non-retour ». On se rend compte qu’à partir de là, on a beau faire, on ne peut rattraper les dégâts. Jusque-là il y eut une longue, longue attente de quelque chose d’irrémédiable. On essayait de s’étourdir et puis clac, la souricière se referme, la lucidité vient et l’on a le sentiment que tout a été vain, et que dorénavant il ne reste qu’à descendre doucement à la rencontre du mystère qui nous guette à chaque détour du chemin. Sera-ce aujourd’hui ou demain ? Certains n’atteignent jamais cette lucidité du temps où l’on devient le témoin impuissant de sa propre dégradation. (mil neuf cent quatre-vingt-sept)
 

5 novembre 2022


Avec un billet de train qui me coûte plus cher que d’habitude, me voici ce vendredi dans la voiture Cinq (celles des navetteurs) du sept heures vingt-quatre pour Paris. Je n’y ai pas de voisin immédiat. Certains sont en vacances, d’autres en télétravail (le télétravail, cette façon de commencer le ouiquennede un jour plus tôt).
Arrivé tôt dans la capitale, je tente de perdre mon avance en prenant un bus Vingt-Neuf dans lequel il est affiché qu’on recrute des conducteurs. Celui-ci se sort facilement des travaux du boulevard Sébastopol et me voici à neuf heures quarante-cinq au comptoir du Café du Faubourg où le vieux serveur annonce la pluie pour quinze heures. J’ai pour voisin un quadragénaire qui était déjà là avant la Guerre du Covid, aisément reconnaissable au verre de vin blanc matinal qu’il renouvelle. Désormais, il porte la barbe. En ce début de vingt-et-unième siècle, peu d’hommes auront su résister au désir mimétique d’exhiber sa pilosité. Il suffit pour le vérifier de regarder les publicités télévisées. Presque toutes ont leur néo barbu.
Quand enfin Book-Off ouvre, je n’y suis pas longtemps seul. Là aussi les vacances se font sentir. Il me faut slalomer entre les familles.
-Il est où papa ?
-Il regarde les mangas.
Je regarde ailleurs mais ce n’est pas un bon jour. Au moment de payer, je n’ai dans mon panier que La vie drôle de Curnonsky (Ramsay) et White, le premier livre de non fiction de Bret Easton Ellis (Robert Laffont).
A midi, je déjeune au Paris de la formule à quatorze euros quatre-vingt-dix : crème de lentilles croûtons et tuile de lard puis foie de veau snacké sauce pimentée mousseline de patates douces. Las, pas de tuile de lard m’annonce une nouvelle serveuse (c’est la tuile). Le cuisinier vient me voir pour s’en excuser à la fin de mon repas. Un repas qui me laisse un peu sur ma faim. C’est fort bon mais un peu chiche. J’ai l’impression que certains restaurateurs, soucieux ne pas augmenter les prix, diminuent les quantités.
Un bus Vingt-Neuf (on recrute des conducteurs) me conduit d’un Opéra à l’autre. Au Book-Off de Quatre Septembre, il y a également foule et j’ai beau chercher et chercher, je ne trouve pas le moindre livre pour me plaire.
Il est quatorze heures trente quand je m’installe à l’une des tables d’intérieur du Bistrot d’Edmond tandis que dehors tombe une sévère drache. De nouvelles serveuses sont à l’ouvrage, dont l’une qui fait tomber ma veste sans s’excuser. Je poursuis la lecture de Lettres à Voltaire de Madame du Deffand malgré la musique trop forte.
Je rentre avec le seize heures quarante. Le vendredi, certaines des places de la voiture Cinq sont réservées. D’où la présence parmi nous de Génération Cinquante. Heureusement, celui-ci se contente de gazouiller. Chez les navetteurs, on est content d’être en ouiquennede. L’un qui travaille dans un service après-vente et devrait rentrer avec le dix-sept heures trente a quitté son travail plus tôt. Il surveille son smartphone. Si on m’appelle, dit-il à ses compagnons de voyage, je dirai que j’ai pris mes médicaments et que je ne peux plus conduire. C’est ce que je fais à chaque fois.
 

3 novembre 2022


Ce n’est pas souvent que j’entends ça, me dis-je en passant devant le magasin Boulanger alors que je marche vers la terrasse du Sacre. Ça, étant la sirène d’alerte rouennaise du premier mercredi du mois. Il est midi. Si je ne suis pas à Paris ce jour, c’est à cause du prix des billets de train cette semaine. Et comme le soleil est encore là, bien qu’il fasse un peu frais, je m’installe à ma table habituelle où une serveuse inhabituelle vient me demander ce que je prends.
Mon café bu, j’ouvre le livre sorti de mon sac à dos quand un homme vient vers moi : « Bruno. Vous êtes Bruno. » Ce n’est pas une question. Je lui réponds quand même que non. « Ah pardon » Il disparaît. Ce quidam me rappelle le frère de Momo et de Samir qui par trois fois m’interpella à Toulon.
Si je suis à Rouen, je suis aussi au Japon avec Nicolas Bouvier dont je lis Le Vide et le Plein (Carnets du Japon). C’est toujours un bonheur d’ouvrir un livre d’avant le vingt et unième siècle. On peut y lire ce qu’on ne peut plus écrire de cette façon aujourd’hui :
Sur l’estrade éclairée a giorno, une grande jeunesse mélancolique et très poudrée jouait d’une main avec un éventail de plumes, et de l’autre écartait – elle était accroupie au bord de la scène – gracieusement les lèvres de son con pour deux douzaines de spectateurs jeunes et vieux qui quittaient leur place, poussaient des hourras, chaussaient leurs lunettes et fourraient littéralement la tête entre les cuisses blanches pendant que le service d’ordre (un jeune homme malingre et autoritaire) distribuait des claques à ces éperdus en criant «  o-kiaksan wa seki e o-kaeri kudasai » (que messieurs les invités veuillent bien regagner leurs sièges !) et que la fille, flattée par cet émoi, frappait de son éventail le nez des plus indiscrets, avec un sourire un peu désabusé mais royal et qui la dépassait bien. Il y a eu cinq autres « artistes », certaines en toilettes de mariées occidentales, d’autres en toréador, mais cela finissait toujours de la même façon, la ruée vers ce con ouvert. Ce n’était pas du strip dans le sens qu’elles ne font pas de mystère – elles se montrent nues. Les filles d’ailleurs jeunes et parfois jolies, bien qu’avec passablement de cicatrices et de gnons que le maquillage cachait mal.
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La perplexité de ces touristes étrangers qui ayant aperçu l’enseigne Boulanger pensaient qu’on vendait là du pain.
 

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