Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

13 mars 2018


Ce n’est que dans deux semaines qu’aura lieu le premier vide grenier traditionnel rouennais, celui du quartier Augustins Molière, mais je ne peux m’empêcher ce dimanche matin d’aller voir à quoi ressemble celui qui se vante d’être couvert, place des Emmurées, de l’autre côté de l’eau.
De l’eau, il en est tombé cette nuit. Le ciel est très gris lorsque je traverse la Seine par le pont Boieldieu après avoir parcouru les rues vides de la rive droite. Sous la verrière, on s’agite. Il faut caser les derniers exposants.
Je parcours deux fois l’ensemble des allées sans trouver livre qui me convienne, ni même un tire-bouchon pour remplacer celui dont j’ai cassé un bras.
                                                         *
L’après-midi, le soleil est là et le touriste nouveau dans la ruelle, le même que l’an dernier : « C’est sûr, c’est mignon, mais tu peux pas accéder avec la voiture. »
                                                         *
« Le punk, c’est fini. Même les punks à chien, ça n’existe plus. », disait Tewfik Hakem l’autre petit matin dans son Réveil culturel sur France Culture. A Paris, sûrement. A Rouen, il en est autrement : « Un p’tit brin de monnaie pour moi et mon toutou ? ».
                                                         *
La réussite du ouiquennede : le changement de nom du Front National devenu Rassemblement National, une appellation déjà utilisée par le pronazi Marcel Déat, par le maréchaliste Tixier-Vignancour et par le père Le Pen. Durant le congrès : les mots de Steve Bannon : « Laissez-vous appeler racistes, xénophobes, portez-le comme un badge d'honneur » et les actes de Davy Rodriguez, l’ancien mélenchoniste devenu assistant parlementaire de la fille Le Pen, s’en prenant au videur d’un bar de Lille : « Espèce de nègre de merde ».
 

12 mars 2018


Huit mars, Journée Internationale des Droits des Femmes, les années précédentes plus d’une fois j’ai signalé à certaines instances que ce n’était pas la Journée d’la Femme mais cette année avec tout ce qui se passe, comme on dit dans les cafés, il devrait en être autrement, me dis-je à l’aube. Pas vraiment, il en est encore pour évoquer la Journée d’la Femme. Et on trouve toujours des commerçants pour ce jour offrir le montage des pneus ou le lavage de la voiture à qui est du genre féminin.
Du côté de certaines féministes, ce n’est pas plus glorieux. Anne Guillard qui vient d’en faire les frais et qui en paie le prix fort en a tiré les conséquences dans une lettre ouverte publiée ce sept mars, illustrée d’un dessin de ses quatre héroïnes écrasées de manière sanglante par un BUZZ surmonté d’un étron :
« En tant qu’illustratrice du livre On a chopé la puberté, j’ai le regret d’annoncer qu’après les proportions sidérantes de la polémique, et suite à l’arrêt de commercialisation de l’ouvrage qui en a découlé, j’ai décidé de stopper intégralement l’univers des « Pipelettes », aussi bien les livres dérivés que la BD mensuelle dans le magazine ; et ce malgré l’insistance des éditions Milan pour continuer cette collection.
Il m’est impossible de continuer de dessiner les Pipelettes comme s’il ne s’était rien passé, ce qui reviendrait à accepter tacitement cette situation. Le résultat de cette polémique éclair sera donc la disparition de toute une collection créée, écrite, et éditée par des femmes, et publiée par un éditeur jeunesse qui s’est publiquement engagé pour l’égalité des sexes.
Les Pipelettes étaient à l’origine les héroïnes d’une petite BD d’humour publiée depuis 10 ans dans un magazine ; elles sont très populaires auprès des jeunes lectrices. Tellement que Milan a voulu en faire les mascottes d’une collection de livres thématiques dont le texte a été confié à deux journalistes habituées des publications pour pré-ados. Nous avions déjà commencé à travailler sur les thèmes des prochains livres : le collège, la confiance en soi… Il aura fallu à peine 48h pour ruiner publiquement cet univers.
Désolée pour les jeunes lectrices qui attendaient la suite. Merci aux messages individuels de soutien, qui hélas ne feront pas le poids face à la mobilisation et la pression qui pèse sur l’éditeur pour ne pas ré-imprimer l’ouvrage.
148.249 personnes mobilisées contre un livre écoulé à 5000 exemplaires : donc des gens qui n’ont pas lu ce livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas avoir lu ce livre avant de le publier, et estiment devoir empêcher les autres de le lire.
Vous avez le droit de trouver que les auteures auraient pu donner des conseils plus judicieux, ou que les extraits que vous avez vus tourner ne sont pas adaptés ; vous avez le droit de trouver ce livre idiot, ringard ou inapproprié… Mais si vous réclamez qu’on fasse disparaître un ouvrage parce que vous n’en approuvez pas le contenu, alors c’est vous qui vivez au Moyen Âge.
J’ai même vu passer des accusations de racisme, pour avoir dessiné 4 héroïnes « toutes stéréotypées, blanches, pas assez racisées ! » Alors que j’avais seulement dessiné mes amies d’enfance, à qui ces BD autobiographiques ont été publiquement dédiées dès le début : elles nous représentent telles que nous étions à l’école, une bande de VRAIES filles avec leurs caractères propres, et non des concepts calibrés pour répondre à des exigences de diversité.
C’est bien d’avoir à cœur de préserver l’âme de nos petites filles contre les livres dangereux. Et comme vous êtes des adultes vigilants, vous n’oublierez pas non plus de les mettre en garde contre les dangers des réseaux sociaux et des lynchages collectifs. »
                                                            *
Parmi les censeuses d’On a chopé la puberté la dessinatrice Emma dont j’avais apprécié une bédé sur le clitoris. Qu’une artiste, qu’une créatrice, demande l’interdiction du livre d’une autre artiste, qui plus est de son domaine d’expression, ce doit être une première. Honte à elle. Par prudence, la Journée Internationale des Droits des Femmes devrait être précédée, le sept mars, d’une Journée Internationale de la Liberté d’Expression.
                                                           *
Il y aura d’autres livres sur le sujet, dans lesquels les auteures se seront autocensurées. Aucun n’aura un meilleur titre qu’On a chopé la puberté.
                                                           *
Le précédent livre pour la jeunesse ayant eu des ennuis, ce fut Tous à poil, notamment vilipendé par Jean-François Copé, politicien déjà presque oublié.
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Le soir de ce huit mars, je regarde Envoyé Spécial, ce qui ne m’était pas arrivé depuis au moins deux décennies. S’y expriment, avant leur procès qui commencera mardi, Julien Coupat qui n’a plus la même coupe de cheveux que lorsque je l’avais côtoyé avec celle qui me tenait la main un soir de fête à Tarnac où il était particulièrement triste, et Mathieu Burnel, bien connu à Rouen. Étrange entretien enregistré rue Mouffetard au Verre à Pied où j’ai également de bons souvenirs. Deux chenapans qui ne veulent pas dire si oui ou non ils ont mis le doigt dans le pot de confiture.
 

10 mars 2018


Il drache à fond quand je sors du Péhemmu chinois du faubourg Saint-Antoine. Je fonce sous terre. La ligne Huit m’emmène jusqu’à Opéra d’où je rejoins au plus vite la brasserie Les Ducs où l’on m’accepte pour un café bien que ce soit encore l’heure du service de restaurant. J’y suis en bonne compagnie avec Giacomo Leopardi dont je relis les extraits du Zibaldone réunis sous le titre Philosophie pratique. Cette noirceur m’est remède à la mélancolie.
Vers quinze heures, j’entre au second Book-Off où ce mercredi les employés sont tous mâles. Finis les moments de rigolade de quand les filles étaient majoritaires. On y a renouvelé les rayonnages pendant mon absence.
Au bout d’une heure et demie, j’ai dans mon panier onze livres à un euro qui m’intéressent à des degrés divers : A l’instant de Luc et Christian Boltanski chez Melville Léo Scheer, Bloody Mary de Jean-Pierre Bouyxou aux Ateliers de Tayrac, Les Violettes sont des fleurs du désir d’Ana Clavel chez Métailié (que j’ai déjà), Ma petite poésie ne connaît pas la crise de Jean-Pierre Verheggen chez Gallimard, Les autodafés nazis de Didier Chauvet chez L’Harmattan, De Tunis à Kairouan de Guy de Maupassant aux Editions Ibn Charaf (avec des illustrations de Moncef Charfeddine), La Doulou d’Alphonse Daudet dans la jolie édition de Michel de Maule, L’art et l’artisanat de William Morris chez Rivages poche, Petit catéchisme à l’usage de la classe inférieure d’August Strindberg chez Babel/Actes Sud, Printemps français suivi de poèmes satiriques de Stig Dagerman chez Ludd et l’utile et récent Almanach des crimes et des catastrophes de Raymond Clément aux Editions du Panthéon (c'est-à-dire à compte d’auteur).
Je prends un dernier café A la Ville d’Argentan pas loin d’une quinquagénaire occupée à remplir la semaine de son agenda à l’aide de L'Officiel des spectacles dont elle tourne les pages en mouillant son doigt. Rien n’est moins érotique.
Quand il s’agit de revenir à Rouen avec le dix-sept heures quarante-huit, il n’est point là. Quinze minutes de retard sont annoncées, puis trente, puis on ne sait pas. Lorsque l’omnibus de dix-huit heures trente est affiché, la foule s’y précipite, parmi laquelle not’ bon Maire, Yvon Robert, ballotté comme bouchon. Ce train à deux étages est bientôt blindé. La bétaillère attendue se pointe enfin. J’y trouve une place assise. « Vous êtes bien dans le train pour Le Havre qui est enfin arrivé en gare de Paris Saint-Lazare », nous annonce ironiquement le chef de bord. Il n’y a pas que les usagers qui n’en peuvent plus. Une partie du trop-plein du dix-huit heures trente vient se déverser dans le nôtre à l’invitation de son chef de bord. Une femme s’inquiète de ne pas avoir vue sur sa valise. Elle croit que l’on voyage encore comme dans l’ancien monde. Nous partons avec quarante-huit minutes de retard. Tout va bien jusqu’à un arrêt inopiné. « Je vais essayer de savoir ce qui se passe car actuellement je n’en ai pas la moindre idée », annonce le chef de bord. Le train repart, on n’en saura pas plus. A l’arrivée à Rouen, cela fait cinquante-trois minutes de retard. Ceux qui avaient une correspondance pour Serqueux termineront leur voyage à l’aide de taxis payés par la Senecefe.
                                                                  *
La vie des autres : sa fille s’est démis le pied en séparant les deux chiens qui se battaient dans la cour, elle est enceinte de quatre mois, son fils joue aux jeux vidéo toute la nuit, il empêche tout le monde de dormir, son mari vient de mourir. « Depuis le drame », dit-elle quand elle en parle. Ce qu’elle ne comprend pas : qu’un collègue de travail qui ne lui dit jamais bonjour soit venu à l’enterrement.
                                                                  *
Au sept mars dans l’Almanach des crimes et des catastrophes, celui de mil huit cent quatre-vingt-six :
Arthur Belon, âgé de dix ans, y est jugé par la Cour d’Assises de la Martinique pour avoir passé une ficelle autour du cou de la petite Thérèse Famy, âgée de cinq ans, avant de la frapper mortellement à la tête avec une pierre. Son âge lui est circonstance atténuante, il est condamné à sept ans d’emprisonnement dans une maison de correction.
 

9 mars 2018


Après avoir déclaré forfait la semaine dernière pour cause de froidure sibérienne, je suis à la gare de Rouen ce mercredi matin où le train pour Paris de sept heures cinquante-neuf est désormais le train de sept heures cinquante-six afin de lui donner plus de chance d’arriver à la même heure qu’avant. Certes, quand il se présente ce n’est pas le modèle pour lequel j’avais une place réservée, certes il est aussi plus court, mais au moins y ai-je une place assise.
A son premier passage, j’arrête le contrôleur. J’ai composté par distraction mon billet de retour. Il s’ensuit de nombreuses écritures sur les deux billets et un cachet officiel. Cela pour rien, aucun contrôle n’a lieu et j’arrive à l’heure dans la capitale où le temps est à la pluie.
Plus de serveuse exubérante au Café du Faubourg, je ne peux demander à son collègue ce qu’elle est devenue car il raconte à un habitué ses vacances en Dordogne où l’on se croirait encore dans le temps. Mon café bu, j’explore le Book-Off d’à côté. On y a renouvelé les rayonnages pendant mon absence.
Au bout d’une heure et demie, j’ai dans mon panier dix livres à un euro qui m’intéressent à des degrés divers : Sur l’épaule d’un ange d’Alexandre Romanès chez Gallimard, le numéro dix du Préau des collines consacré à L’atelier de Jean-Paul Michel (poète que je ne connais pas), Sous les feuilles de Christian Degoutte (poète que je connais sans connaître) publié chez p.i.sage intérieur, Willy Colette et moi de Sylvain Bonmariage dans sa réédition d’Anagramme Editions, Pensées éparses d’un rabat-joie d’Abel Castel chez Max Milo, La Reine Berthe de Charles-Albert Cingria chez l’Age d’Homme, Rouge Soutine d’Olivier Renault dans la collection de poche La Petite Vermillon, Mémoires d’Hortense et de Marie Mancini au Temps Retrouvé du Mercure de France, Ecrits d’un tueur de bergers de Joseph Vacher chez A Rebours (inquiétant petit livre noir) et 5 bis d’Aude Turpault chez Florent Massot (ce cinq bis est celui de la rue de Verneuil où quand elle avait treize ans elle alla sonner avec une copine, cinq ans avant la mort de son illustre habitant).
Inutile avec ce qui tombe d’aller au marché d’Aligre, je passe néanmoins chez Emmaüs pour pas grand-chose puis me réfugie dès midi moins le quart au Péhemmu chinois Le Rallye où je m’offre un hareng pommes à l’huile avant le coutumier confit de canard pommes sautées salade, une formule à dix-huit euros cinquante, vin et café inclus.
A ma gauche déjeunent quatre femmes, des collègues qui débinent leur supérieure. « L’autre jour j’étais à la ponceuse, elle vient me déranger pour les tickets restaurant », dit l’une. « T’en as une belle veste », lui dit une autre. « Deux cents euros ». « Ça se fait plaisir », commente une troisième. Je préfère quand même ça à quatre hommes qui auraient parlé du match de foute perdu hier soir contre Madrid. Elles commandent des salades pour la ligne mais mangent toute la bannette de pain avec qu’elles arrivent.
                                                            *
Ligne Huit du métro, une femme avec un chien en laisse.
-Je croyais que c’était interdit, lui dis-je
-Heureusement que non, me répond-elle, comment je ferais sinon.
C’est autorisé depuis un an. Les plus gros doivent payer. Bizarre qu’on n’en voie pas davantage. Le précédent, c’était il y a plus d’un mois. Très chic, entre deux garçons qui se sont embrassés sur la bouche en se séparant à République. Ça aussi, c’est rare.
                                                           *
« Vous me suivez mesdames, vous me suivez. » Quel est donc cet homme qui parle ainsi dans l’allée voisine chez Book-Off. Je glisse une tête et comprends. C’est l’encadrant d’un groupe de femmes qu’on nommait mongoliennes. On doit dire autrement dans le langage normalisé. J’ignore quoi et ne veux pas le savoir. Elles le suivent dans la librairie, la faute à la pluie.
 

8 mars 2018


C’est peu de temps après avoir vu Alexandre Romanès et sa grande famille dans leur cirque de passage à Mont-Saint-Aignan, invités qu’ils étaient par le Centre Dramatique National de Rouen-Normandie, que j’ai acheté un euro chez Book-Off son livre Un peuple de promeneurs dans l’édition du Temps qu’il fait, datant de deux mille, avec une préface de sa première femme Lydie Dattas et une photo de lui-même en couverture, jeune et fier, digne fils du dompteur Firmin Bouglione.
Des notes éparses d’Alexandre Romanès (né la même année que moi), j’ai fait une moisson personnelle :
Je suis souvent dans la lune. Il m’arrive de quitter la pompe à essence ou le restaurant sans payer. Comment expliquer, quand on est gitan, que l’on n’a pas voulu voler ?
Mon arrière-grand-père avait trois femmes et un ours. « L’embêtant, disait-il, c’est l’ours. »
A côté du cirque, il y a le cimetière de Clichy. Le seul endroit tranquille du quartier. Je vais souvent m’y promener avec mes filles. Je lis sur une tombe : Monsieur X, chef de bureau. Quelle misère…
Doïna, onze enfants :
« Celui-là, hier, je lui ai mis une bonne volée, puis je me suis aperçue, mais c’était trop tard, que je m’étais trompée d’enfant. »
Moi qui étais si misogyne, je ne fais que des filles. Dieu m’a donné une bonne leçon que je méritais et il m’a fait un grand cadeau que je ne méritais pas.
Le père et le fils priaient, la mère et la fille volaient. C’était une famille très sympathique mais impossible à comprendre.
Les gens mal intentionnés profitent de la présence des Gitans près de chez eux pour faire un mauvais coup.
Du camp gitan de Nanterre, ce qu’on voyait le mieux, c’était la grande arche de la Défense. Avec toute la misère qu’il y avait, des enfants marchaient pieds nus l’hiver, au milieu des rats, pas d’eau ni d’électricité, pas toujours quelque chose à manger, et ce monument gigantesque éclairé la nuit par les projecteurs, et baptisé « l’Arche de la Solidarité ».
A force d’entrer et de sortir du camp de Nanterre gardé par des CRS, j’ai fini par sympathiser avec quelques-uns d’entre eux. C’est comme ça qu’un jour un jeune CRS m’a demandé si je pouvais le présenter à une jeune Gitane dont il était amoureux. Il était prêt à l’épouser si elle voulait de lui. Il passait ses journées assis en hauteur sur un tas d’ordures, dans l’espoir de l’apercevoir.
Jean-Marie : « Alexandre, ta fille Azra, tu devais l’attacher avec une corde à la caravane. Elle est trop terrible, elle va avoir un accident. Moi: « Impossible, elle mange la corde. »
L’image que j’ai des Tsiganes de Roumanie. Le père n’est pas là, la mère chante, et sa petite fille pleure sous la table.
Je demande à une vieille Gitane pourquoi elle ne parle jamais des camps de concentration où pourtant elle a été. Elle me répond : « Parce que j’ai honte. »
Mon cousin m’explique pendant vingt minutes qu’il va tout changer dans son cirque : les camions, les caravanes, les gradins, le chapiteau. Il commence à m’agacer. Je lui dis : « C’est très bien de changer les assiettes, mais est-ce que tu vas aussi changer la soupe ? »
Quand j’avais vingt ans, je regardais mon père comme un étranger. Maintenant, j’ai l’impression d’être lui.
Mon père :
« Quand les Allemands sont entrés en France en 39, on est tous passés dans la zone libre. Six mois plus tard, on repassait tous en zone occupée. » - « Pourquoi ? » - « Parce que la milice française était pire que les Allemands. »
 

7 mars 2018


Jour d’élagage au jardin ce mardi matin, l’arbre a droit à sa coupe d’avant printemps, bien rase. Sont requis une échelle, une tronçonneuse et deux hommes dont l’un est le beau-père de l’autre. Ce dernier fait une photo du mari de sa fille devant l’arbre avant l’ouvrage. Il paraît que cet élagage est nécessaire.
Echelle qui couine, moteur qui ronfle, les branches tombent l’une après l’autre. Les propriétaires résident(e)s sortent voir ça de plus près et y vont de leurs commentaires. L’arbre n’a pas que des ami(e)s parmi eux.
Je ne lui demande qu’une chose : qu’il me fasse de l’ombre l’été. J’espère que ça va vite repousser. En principe oui. Plus souvent un arbre est agressé, plus il fait de feuilles.
                                                               *
: « Che bordello ! », titre Il Tempo après les législatives italiennes qui donnent la majorité aux antieuropéens d’un bord et de l’autre. Il y a peu encore, le jeune Matteo Renzi était encensé, il n’a pas démérité, et le voici dégagé comme ils disent. Emmanuel Macron devrait s’en soucier.
                                                              *
Le mot « dégagisme » sur quoi repose l’idéologie de Mélenchon est passé dans le langage courant. Pire encore, « européiste » que n’employait que la fille Le Pen est désormais repris par les journalistes et autres pour designer les proeuropéens. Quand le vocabulaire des populistes est dans toutes les bouches…
                                                             *
Le Comité d’Organisation des Jeux Olympiques qui recrute le chef d'entreprise Geoffroy Roux de Bézieux, actuel  numéro deux du Medef, à charge pour lui de faire entrer de l’argent patronal dans les caisses, quoi de moins surprenant.
Le même Cojo qui recrute Bernard Thibaut, ancien chef de la Cégété (après avoir été l’animateur de la grosse grève des cheminots en quatre-vingt-quinze), « pour désamorcer des conflits potentiels sur les chantiers des sites ou des grèves dans les transports, avant et pendant les Jeux Olympiques d'été de deux mille vingt quatre » (France Info dixit), quoi de plus lamentable pour le syndicalisme.
                                                              *
Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » (Une vie). Je ne me souvenais pas que Madame Michu fût un personnage de Guy de Maupassant.
 

6 mars 2018


Lecture de lit ces derniers temps : D’un Céline l’autre, une recension de témoignages de contemporains de l’écrivain parue chez Bouquins/Laffont en deux mille onze dans une édition établie et présentée par David Alliot, l’occasion pour moi de croiser des figures connues et d’en découvrir d’autres.
Dans les années trente, Charles Bonabel est un patient du docteur Destouches au dispensaire de Clichy. Il lui amène en consultation sa nièce Eliane, orpheline de dix ans dont il a la charge. Céline invite cette dernière à venir jouer avec sa fille Colette, qui a le même âge, dans leur appartement de la rue Lepic :
J’ai surtout été frappée par une alcôve dont un mur entier était couvert d’inscriptions. Elles partaient du traversin pour arriver jusqu’au plus haut où il était possible d’écrire en montant sur le lit. Il ne s’agissait pas d’inscriptions obscènes, seulement de signatures de femmes et de dates : « Lula, le 3 mai », des choses dans ce goût-là. Colette qui sautait sur le lit, m’a dit : « T’as vu tout ça, mon père il a couché avec toutes ces femmes. » Je savais ce que cela voulait dire. J’ai trouvé que cela faisait beaucoup. Mais j’étais bien plus choquée par le fait qu’une grande personne pût écrire sur les murs.
La petite Eliane est douée pour le dessin. Quand paraît Voyage au bout de la nuit, celui qui est devenu Céline lui propose d’illustrer son roman.
A l’époque on faisait très attention aux lectures des enfants, surtout des filles, et le Voyage était considéré comme scandaleux. Mais mon père adoptif avait des principes éducatifs extrêmement libéraux.  (…) il pensait que les mauvais bouquins sont ceux où la dactylo rencontre un monsieur très riche et finit par l’épouser, parce qu’on arrive à croire que dans la vie les choses vont se passer de la sorte. On me donne donc le Voyage ; je trouve le volume bien épais, 623 pages, le chiffre m’est resté, je me dis que ça va être long. Mais je n’ai pas du tout été rebutée, j’étais au contraire ravie parce que l’écriture m’a paru simple, les gens parlaient comme dans la vie, on disait « Y flotte terrible » au lieu de « Il pleut terriblement ». Quant au contenu, une enfant de douze ans vivant à Clichy et allant en vacances à la campagne n’a pas grand-chose à apprendre.
Céline est fort satisfait du résultat :
« Oh ben dis donc, alors moi je vais te faire une préface et une belle couverture. »
Et Eliane Bonabel de conclure :
Plus tard, lorsqu’il sera question d’une édition illustrée du Voyage, Céline pensera à mes dessins. Mais il a renoncé car on n’aurait pas compris qu’il ait demandé à une fillette de douze ans de lire et d’illustrer son livre. Je crois que c’est ce soupçon possible de quelque chose de trouble qui l’a fait reculer.
Eliane Bonabel est âgée de soixante-dix-huit ans quand elle raconte son histoire d’enfant artiste à Emile Brami pour la préface du livre enfin fait avec ses dessins : Illustrations pour « Voyage au bout de la nuit ». Cet ouvrage a été publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-huit aux Editions de la Pince à linge sises à Bry-sur-Marne.
                                                    *
Chez Rakuten (anciennement Price Minister), on trouve un exemplaire d’Illustrations pour « Voyage au bout de la nuit » d’Eliane Bonabel proposé à quatre-vingts euros. Les originaux ont été vendus chez Arcurial en deux mille dix pour onze mille quatre cent soixante-seize euros. Des reproductions sont visibles gratuitement via Internet. De quoi constater que la jeune orpheline avait du talent.
                                                   *
« Les adultes ont l'habitude d'illustrer les beaux livres pour l'enfance, voici la petite Bonabel qui se mêle (à douze ans) d'illustrer à son tour le livre (tout a fait estimé, raturé) des adultes. On remarque qu'elle y met bien de la malice et certaine fausse pudeur bien de son âge.  L.-F. Céline. » (préface au dossier de dessins)
                                                   *
Eliane Bonabel n’aura jamais coupé les ponts (comme on dit) avec l’écrivain, lui rendant visite avec son oncle dans sa prison danoise en mil neuf cent quarante-six, illustrant Ballets sans musique, sans personne, sans rien paru chez Gallimard en mil neuf cent cinquante-neuf et le revoyant à Meudon jusqu’à sa mort. Elle-même est morte en deux mille.
 

5 mars 2018


Il pleut tellement ce dimanche qu’afin d’échapper à la morosité j’ôte enfin le plastique qui enveloppe le dévédé que m’ont offert pour Noël les ami(e)s de Stockholm suite à la discussion que nous avions eu lors de leur dernier passage à Rouen sur le cinéaste Paul Vecchiali dont le nom ne me disait plus grand-chose. Il s’agit de Change pas de main, son incursion dans le genre pornographique en mil neuf cent soixante-quinze. L’histoire est celle d’une femme politique que l’on veut faire chanter à l’aide de films pornos dans lesquels opère son fils. Elle engage une détective privée qui se charge de résoudre l’affaire avec son petit revolver. On y voit donc des scènes comme on n’est pas prêt d’en revoir dans le cinéma officiel. Ces enfilages sont un peu répétitifs, mais moins que le recours systématique au revolver de la détective. Celui-ci fait beaucoup de petits trous rouges parmi les protagonistes de cette histoire à laquelle il est impossible de croire. La fin est heureuse, la politicienne devient Ministre de l’Agriculture.
                                                        *
Stigmatisé par plus de cent quarante mille pétitionnaires de réseaux sociaux, dont pas mal de féministes, On a chopé la puberté aurait fait la fortune des Editions Milan qui publient des ouvrages pour la jeunesse depuis mil neuf cent quatre-vingt-trois, s’il avait été acheté et lu par celles et ceux qui le condamnent.
Je ne l’ai pas lu non plus et j’aurais du mal à le faire. Il est épuisé et Milan « dans un souci d’apaisement » ne le rééditera pas. La censure l’a donc emporté sur la possibilité pour chacun(e) de se faire un avis.
Que reprochaient les indigné(e)s, qui n’en ont vu que des extraits sortis du contexte, à ce livre dont les trois auteures sont Séverine Clochard et Mélissa Conté Grimard pour les textes et Anne Guillard pour les dessins ? De sexualiser les enfants et d’encourager les stéréotypes sexistes. Sur Babelio, ce commentaire d’un certain Docteur Veggie : « Hommage à tous les arbres qui sont tombés au combat pour qu'une maison d'éditions en fasse une bouse monumentale. Les éditions Milan devraient être placées en liquidation judiciaire manu militari. »
                                                      *
Invitée de On ne parle pas la bouche pleine !, l’émission d’Alain Kruger, ce dimanche midi sur France Culture, Anne-Laure de Pazzis, « jeune mère de famille », qui a « repris l'épicerie Alpilles Bio de Saint-Rémy-de-Provence ». Une demi-heure de propos de bonne sœur. A se croire encore à l’écoute des émissions religieuses de la matinée.
                                                      *
Mange bio / Des produits locaux / Mais pas les animaux:/ Fais du vélo / Endors ta libido/ C’est bon pour le boulot.
 

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