Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

14 janvier 2020


L’autre semaine, au Café des Chiens, tandis que je tapote sur mon ordinateur, une mère et sa fille, installées à la table voisine, n’ont qu’un sujet de conversation : les menus des restaurants de la ville qu’elles étudient sur leurs mobiles. La fille énonce avec un mélange d’envie et d’appréhension (les calories) la liste des plats proposés. J’ai reconnu en elle, à la maigreur de ses poignets, une anorexique.
Après un long périple qui les fait même passer par La Vieille Gabelle d’Evreux, où j’ai des souvenirs de normalien, la fille trouve que le plus simple ce serait de manger une salade ici dimanche midi. Elle téléphone à son père pour l’en avertir puis elle demande à réserver une table et apprend ainsi que dans cette brasserie on ne fait pas à manger ce jour-là.
En la regardant s’éloigner, je songe à celle qui habitait il y a une quinzaine d’années dans le sous-sol du bâtiment faisant face à ma maison, une jolie petite anorexique de qui j’avais fait la connaissance. Pendant quelques mois, je suis parfois allé chez elle et parfois elle a frappé à ma porte. Une grosse copine à elle la ravitaillait, lui apportant de gros sacs de supermarché. Cette âme charitable ne m’aimait pas et ne cessait de la mettre en garde contre moi.
Anorexique et boulimique, cette jeune voisine s’était fait vomir si souvent que ses dents avaient été rongées par l’acide. Son père, qui était du métier, avait dû lui refaire entièrement la dentition.
Egalement atteinte de tocs, il lui en fallait des retours à sa serrure avant de pouvoir s’éloigner de chez elle.
-Tu ne l’as pas su, me dit-elle un jour, mais la première fois que tu m’as parlé devant le passage piéton de la rue de la République, tu es venu à mon secours, je n’arrivais pas à traverser.
Quand j’allais chez elle, dans cette cave où elle s’était enterrée, c’est toujours moi qui faisais le thé, ce qui évitait une succession d’allumages et d’éteignages de la plaque électrique. Parfois, elle le prenait assise sur mes genoux. Rien n’était plus éloigné d’elle que le désir sexuel.
Une fois où elle avait fait sauter l’électricité chez elle, elle vînt se doucher chez moi. Une douche interminable avec une telle succession d’ouvertures et de fermetures de la douchette que je dus la menacer de couper l’eau pour qu’elle cesse.
De plus en plus maigre, elle restait parfois trois jours sans ouvrir le rideau de sa minuscule fenêtre, ce qui me laissait le temps de l’imaginer morte. Une nuit, ayant laissé sa porte ouverte, elle vit débouler dans sa chambre un clochard qui cherchait un endroit où dormir et réussit à le convaincre de ressortir.
Je suis allé la voir quand elle fit un séjour au Céhachu à un étage où il y avait surtout  des filles de son âge qui étaient là pour des téhesses. On la pesait toute nue chaque jour pour voir si elle prenait de poids. Puis son père la fit hospitaliser en psychiatrie à Saint-Etienne-du-Rouvray et là pas question de la voir, visites interdites même pour la famille.
Au retour, elle déménagea dans un appartement du côté de la Croix-de-Pierre où je suis allé une fois. Ensuite je ne l’ai plus revue. Je me demande si elle est encore en vie.
Il me reste des photos d’elle, que j’ai faites une après-midi dans son sous-sol.
                                                                              *
Après son départ, le sous-sol a été acheté par un jeune couple qui y a fait d’énormes travaux. Ceux-ci terminés, le garçon a couché avec une autre fille. Je me souviens d’elle pleurant assise sur les marches quand elle l’a su.
Cet appartement souterrain est ensuite resté inoccupé de nombreuses années. Depuis environ deux ans, il est loué à des touristes via Air Bibi. Ce dimanche matin, ce n’est pas la première fois, je viens au secours d’un couple qui n’arrive pas à le quitter. Le bouton pour ouvrir la grille est sur le côté.
                                                                              *
Longtemps j’ai été attiré par les anorexiques. Depuis le jour où je vis à Apostrophes Valérie Valère, qui se suicida à vingt et un ans. J’ai des photos d’elle sur une étagère de ma bibliothèque consacrée aux ouvrages érotiques.
 

11 janvier 2020


Le cinéma Pathé des Docks n’en veut plus mais le Secours Populaire a plus d’un tour dans son sac de livres. Il en propose donc d’occasion dans un autre endroit de ce lointain centre commercial où je mets rarement le pied mais qui pour beaucoup est l’éden du samedi après-midi.
Je m’y rends pédestrement ce vendredi matin sous une brouillasse qui ne m’oblige pas à ouvrir le parapluie. La promenade de bord de Seine n’est à cette heure fréquentée que par quelques coureuses et coureurs. Sur l’autre rive, derrière le Palais de la Métropole, nulle fumée ne signale d’incendie Seveso. Lubrizol a repris une activité partielle depuis plusieurs semaines. La marchandise est désormais stockée ailleurs.
Il est dix heures moins le quart quand les portes automatiques s’ouvrent devant moi. Des tables dans l’espace central du rez-de-chaussée indiquent que c’est là que ça se passe. La vente doit débuter à dix heures. Certains m’ont précédé. Les dames du Secours les rappellent à l’ordre quand ils s’emparent d’un livre. Je suis tenté d’imiter ces pressés et résiste jusqu’à moins cinq.
Finalement, je n’ai que trois livres dont j’aurais pu me dispenser dans mon sac. Considérons que j’ai fait une bonne action, me dis-je en donnant mes cinq euros à l’une des caissières.
N’ayant point envie de faire le retour à pied, je rejoins l’arrêt Mont-Riboudet des bus Teor et monte dans le premier qui se présente. A l’arrêt Fac de Droit un flot d’étudiant(e)s s’y engouffre. On se croirait dans un bus parisien par temps de grève. Toute cette jeunesse descend à Théâtre des Arts et file vers le métro afin de rejoindre les quartiers populaires.
                                                                      *
Parmi les conséquences dommageables de l’incendie de Lubrizol, Rouen sera ville étape du Tour de France en deux mille vingt-deux, annonce fier de lui Hervé Morin (ce n’est pas lui qui aurait dû le faire mais Monsieur le Duc n’a pas pu s’empêcher).
                                                                      *
« Retraites : la cérémonie des voeux annulée à la mairie du Havre pour cause de grabuge », titre France Trois Normandie. J’adore ce mot : grabuge.
 

10 janvier 2020


Dans le confortable Corail qui m’emmène à Paris ce mercredi, ma jolie voisine à trottinette lit Le charme discret de l’intestin, ce qui nuit à l’atmosphère poétique générée par ma lecture de Promenades et souvenirs, l’un des derniers textes écrits par Gérard de Nerval avant qu’il ne se suicide. Quand elle descend à Val-de-Reuil, je n’ose lui souhaiter une bonne digestion.
Ce jour n’est pas comme prévu. Celle qui me tenait la main et travaille à Bastille, avec qui je devais déjeuner pour fêter le début de la nouvelle année, a préféré reporter à une date ultérieure pour cause de trop de travail et de grève du métro qui complique ses rendez-vous professionnels. Je sais combien elle en bave depuis un mois. Comme beaucoup d’autres. En passant à Asnières, j’ai une pensée pour celle qui me tenait la main avant elle et qui souffre des mêmes difficultés de transport.
A l’arrivée dans la capitale, en allant pédibus jusqu’à Quatre Septembre, je vois pour la première fois, maintenant que les vacances de Noël sont terminées, l’ampleur du problème. Du monde du monde du monde plein les rues. Que de piéton(ne)s, que de bicyclistes, que de trottineuses et trottineurs, que de dangers encourus.
Au Bistrot d’Edmond, j’évite le sujet qui fâche, me contentant de bonnaner celle qui me sert un café. On ne solde pas chez Book-Off et rien ne semble avoir été mis en rayon pour moi. Après avoir dépensé un euro, je rejoins à pied l‘église Saint-Eustache puis la rue Saint-Martin avec l’intention d’explorer la librairie Le Gai Rossignol. Las, je la trouve fermée, sans explication. Le sandouichier d’en face ne sait me dire si c’était ouvert les jours passés.
Pour traverser la Seine, je passe devant un Théâtre de la Ville en grands travaux. C’est là que se trouvait la rue de la Vieille Lanterne où Gérard de Nerval fut découvert pendu à l’aube du vingt-six janvier mil huit cent cinquante-cinq. Place Saint-Michel, j’entre à l’annexe de Gibert Jaune où sont regroupés les livres bradés. C’est pour apprendre sa prochaine fermeture. Les ouvrages pour la jeunesse seront donnés à des associations, les autres bennés, se désole la vendeuse qui juge que les livres, ça n’intéresse plus personne.
Fermé, un restaurant au bout de la rue de la Harpe l’est déjà, devant lequel des employés désolés discutent avec le comptable.
-Il va déposer le bilan, commente le cuisinier de La Cochonnaille où j’entre pour déjeuner, et eux ils ne seront pas payés avant trois ans.
-Toujours en trottinette, dis-je à la charmante patronne quand elle arrive.
-Oui, pour l’instant, je garde ça.
Nous nous bonnannons puis dans le menu à douze euros, je choisis les œufs mayonnaise maison, le filet mignon de porc (spécialité) et la mousse au chocolat.
Sorti de là, j’entre successivement chez Gibert Bleu et Gibert Jaune à la recherche des volumes qui me manquent du journal honni. Tout a disparu, vendu ou mis au rebut.
Dépité, je rentre sous les arcades de la rue de Rivoli encombrée de toutes les cochonneries que le petit commerce propose aux touristes. Deuxième fois que je rejoins, depuis le Quarter Latin, Saint-Lazare pédestrement. Il n’y aura pas de troisième.
                                                           *
Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris. (…)
J’ai parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes relations, et n’ai rien trouvé qu’à des prix impossibles, augmentés par les conditions que formulent les concierges. écrivait Gérard de Nerval au milieu du dix-neuvième siècle.
                                                           *
Verrons-nous maintenant les médiathèques et les bibliothèques se débarrasser des volumes du journal de Gabriel Matzneff par elles achetés? Les bibliothèques de Rouen n’en possèdent que deux. Celles de Paris davantage, dont certains marqués indisponibles.
 

9 janvier 2020


Ce mardi matin, je commence la journée en achetant au Drugstore le numéro spécial de Charlie Hebdo « Nouvelles censures… Nouvelles dictatures », me souvenant de ce mercredi d’il y a cinq ans où, planté au carrefour Chemin Vert Richard Lenoir, j’assistais aux suites de l’action criminelle des deux frères islamistes dans les locaux du journal.
C’est comme si j’y étais encore, voyant passer l’un des blessés sur un brancard puis les politiciens Larcher et Lellouche. De même suis-je toujours planté près de deux Gendarmes Mobiles le jour de la manifestation du onze janvier.
Evoquant ce numéro dénonçant la censure, Le Parisien écrit : « « Hier, on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’Église, à l’État. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école », écrit Riss, le directeur de la rédaction, dans son éditorial. »
La citation est tronquée. Riss écrit : « Hier, on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’Église, à l’État. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école quand au fond  de la classe on ne les écoute pas et qu’on prononce des gros mots : « couille molle, enculé, pédé, connasse, poufiasse, salope, trou du cul, pine d’huître, sac à foutre ».
Cette censure d’un texte dénonçant la censure illustre le fait que la bataille est perdue. Le combat de Charlie Hebdo est un combat d’arrière-garde. Le Nouvel Ordre Moral a gagné.
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Gallimard, en ce jour anniversaire, retire de la vente les volumes du journal intime de l’épouvantable Gabriel Matzneff par lui édités, que sans doute Philippe Sollers avait publiés dans sa collection L’Infini sans les lire. De quoi mériter le Tartuffe d’Or pour l’année deux mille vingt.
                                                        *
Au cœur de l’article que Daniel Bougnoux, dans son blog Le Randonneur publié par La Croix, consacre à l’affaire Matzneff, cette incidente relative à un écrivain plus connu et reconnu :
« C’est dans son jardin de curé qu’eut lieu devant moi une petite scène assez pénible, d’un jeune homme qui pouvait avoir l’âge adulte, et venait sur sa moto rançonner le grand écrivain, « qui lui devait bien ça ». Et Tournier de s’exécuter, en me prenant à témoin pour soupirer sur le charme des enfants qui passe si vite, et s’évanouit dans les pilosités, les mauvaises manières, l’appât du gain  et le goût des grosses cylindrées… Je ne sais comment seraient reçues aujourd’hui quelques-unes des déclarations, indéniablement pédophiles elles aussi, qui parsèment son œuvre. »
 

4 janvier 2020


Ce jeudi, c’est un train à sièges colorés et à étage qui arrive de Paris pour faire le trajet dans l’autre sens à sept heures trente-cinq. Cela fait l’affaire d’un de ma connaissance obligé comme moi de se lever plus tôt, lui c’est pour aller travailler, il peut y accrocher sa bicyclette et descendra au deuxième arrêt. A peine ce train est-il parti que le contrôleur sort de son réduit et contrôle. Fini le temps où en période de grève on pouvait envisager de voyager sans billet.
Arrivé au bout du chemin de fer, je tente la ligne Quatorze. Elle est praticable. Je laisse partir une première rame pour m’asseoir dans la suivante, d’où je descends à Gare de Lyon. A pied, par la rue de Lyon, je rejoins la rue Ledru-Rollin et la remonte jusqu’au carrefour avec la rue du Faubourg Saint-Antoine dont les travaux sont enfin terminés.
J’entre chez Book-Off à l’ouverture et trouve à mettre dans mon panier plusieurs livres à un euro dont Vies croisées, la correspondance de Victoria Ocampo et Ernest Ansermet (Buchet Chastel) et Journal de captivité (Stalag XA) de Louis Althusser (Stock/Imec), bizarrement rangé au rayon Témoignage.
Après un tour au marché d’Aligre où aucun livre ne me fait envie, j’entre à midi moins le quart au Péhemmu chinois et échange de bons vœux avec la gentille serveuse qui m’apporte ensuite ma nourriture habituelle que je déguste avec un quart de côtes-du-rhône ignorant l’affiche pour un mois de janvier sans alcool. Promouvoir cette opération pour la première fois en deux mille vins, c’est paradoxal.
La station Ledru-Rollin étant fermé, je n’ai pas à envisager de tenter la ligne Huit. Je retourne à la Gare de Lyon, reprends la Quatorze et en descends à Pyramides, près de l’Opéra Garnier. A la sortie, j’entends scander « Libérez nos camarades ». Des manifestants entourent des Céhéresses qui en contiennent d’autres qui se sont fait nasser. Ils désiraient s’approcher du siège de La République En Marche et font l’expérience de l’immobilité. Je ne m’attarde pas et rejoins le second Book-Off, lequel est encombré par les désœuvrés de la pause méridienne. Vers quatorze heures cela se dégage mais je n’y trouve rien pour me plaire.
La station Quatre Septembre est elle aussi fermée, pas question d’essayer de rejoindre Saint-Lazare avec le métro Trois. Je fais le trajet pédestrement et vais m’installer à La Ville d’Argentan en attendant l’heure de mon train de retour.
Je ne sais si celui-ci part à dix-sept heures trente-neuf ou à dix-sept heures quarante mais il est blindé. Certains voyagent assis par terre entre la porte des toilettes pour femmes et la porte des toilettes pour hommes.
Au passage des contrôleurs, deux voyageurs debout bien qu’ils aient une réservation se plaignent de deux autres, un homme et une femme, qui n’ont pas voulu libérer leurs places. Les deux récalcitrants crient qu’ils sont des abonnés et qu’ils estiment avoir droit à un siège vu tout ce qu’ils paient, plus de trois cents euros par mois. « Vous n’êtes pas prioritaire, leur crie en retour le contrôleur, et d’ailleurs vous ne représentez que huit pour cent des voyageurs. » Un jeune homme se lève brusquement en criant encore plus fort. « J’en ai marre de vos disputes, moi j’en ai rien à foutre d’être debout alors prenez ma place. » Il va rejoindre les debout sur la plateforme. Cela a pour effet de calmer l’esclandre. Un peu plus tard, comme personne n’a osé s’asseoir à sa place, il vient la reprendre.
Des énervés, il en est de toute nature en cette période tendue.
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Rue Théophile-Roussel, devant un marchand de boissons chaudes : « Coffee is like a hug in a mug ».
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L’argument des abonnés : pendant la grève l’application de la Senecefe n’indiquant pas quelles sont les places non réservées, ils n’ont donc pas à libérer les sièges qui le sont. Il ne leur vient pas à l’esprit qu’il est impossible à ceux qui ne possèdent pas de mobile d’avoir cette information, grève ou pas grève, qu’il s’agit d’une discrimination qui pourrait faire l’objet d’un procès.
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Lecture de train : Hollywood Babylone de Kenneth Anger, une étude des turpitudes du monde du cinéma américain de la grande époque, publié chez un bon éditeur, Tristram, mais décevante, du niveau des ragots d’Ici Paris. Quand même, cette réaction  de Mencken dans le Baltimore Sun lorsqu’il est reproché à Charlie Chaplin d’avoir épousé la femme dont il divorce alors qu’elle était trop jeune : Les mêmes imbéciles qui vénéraient Charlie Chaplin il y a six semaines se préparent aujourd’hui à danser autour du bûcher sur lequel il brûle ; cela lui enseignera une ou deux choses sur la psychologie des foules…
 

3 janvier 2019


Un non évènement pour moi, tout comme Noël, cette soirée de Nouvel An que je passe comme une soirée quelconque, en espérant que le voisinage ne sera pas trop bruyant.
Il commence par l’être, sous la forme d’un concert d’aboiements auquel participent les chiens de la copropriété mais aussi un berger allemand de zonards ivres, peut-être entrés dans le jardin sans y être invités, la porte du porche étant à nouveau défectueuse. Je ne m’en mêle pas.
Par la suite c’est calme. J’écoute d’une oreille pas vraiment attentive les vœux d’Emmanuel Macron sur France Culture, dont le ton me semble dépressif.
Réveillé au milieu de la nuit, j’entends quelques claquesons lointains. Nous voici donc en deux mille vingt.
Ma première sortie de l’année me mène vers onze heures à la gare de Rouen afin d’échanger les billets de mon escapade parisienne du deux janvier, mes trains d’aller et de retour étant supprimés en raison de la grève.
C’est une affaire rondement menée par une jeune femme brune qui est la première à qui je souhaite la bonannée. Mon aller bénéficie d’un changement d’horaire écrit à la main validé d’un coup de tampon dateur. Mon retour est remplacé par un autre au prix de zéro euro qui me permettra de franchir les barrières de Saint-Lazare. Il est pour le train de dix-sept heures quarante qui ce jeudi partira à dix-sept heures trente-neuf. « Il n’y a pas d’explicitation, il est prévu à cette heure pour demain », a répondu la Senecefe à l’Association des Usagers Le Havre Rouen Paris qui s’en étonnait.
 

2 janvier 2020


La gelée blanche recouvre les prés et les toitures de la campagne normande entre Rouen et Dieppe que je contemple en ce dernier jour de deux mille dix-neuf du train très peu fréquenté de neuf heures quinze.
A l’arrivée, je vais repérer deux restaurants inconnus de moi dans un quartier portuaire inconnu de moi. Qui aurait pu croire qu’ici se trouvaient des lieux où manger, me dis-je en les trouvant, hélas fermés, à proximité d’immenses grues portuaires. Je reviendrai, si deux mille vingt me prête vie, tester les premiers et photographier les secondes.
En contournant le port de pêche je rejoins le quartier du Pollet où j’inventorie la boîte à livres toujours démunie de portes sans y trouver quoi que ce soit pour moi puis vais me réchauffer au Tout Va Bien. Installé dans un profond fauteuil, je reprends la lecture du Journal particulier (1936) de Léautaud avec Indochine comme musique de fond. Près de moi un chien de modèle caniche, qui aurait plu à l’écrivain, est assis sur les genoux de sa propriétaire et lit avec elle Paris Normandie. Lorsqu’elle s’en va, elle loge ce paisible animal dans un chariot rouge à quatre roulettes « Shopping in Motion ».
Conséquence d’un choix restreint, j’entre au Juquin pour déjeuner d’où l’on a belle vue sur le port endormi et le pont tournant immobile, un menu à seize euros, duo bulots crevettes, pieds de porc à la dijonnaise frites fraîches et crème caramel beurre salé, avec un pichet de chardonnay. J’y suis longtemps seul, puis arrivent un duo de couples typiques de sexagénaires et un jeune couple buvant du Coca Cola avec les escargots.
La mer est belle sous un ciel bleu parsemé de petits nuages moutonneux quand je longe un moment la plage. Ayant bifurqué vers le Brazza, je le trouve fermé. Evitant Le National, place Nationale, je me rabats sur le Café des Voyageurs, arc de la Bourse, dont le nom n’est plus adapté à la clientèle, de jeunes hommes, certes venus d’ailleurs mais qui ne bougeront plus. Ils s’occupent à gratter ou cocher des jeux à perdre. Au comptoir, un que je ne vois pas parle voyage mais au passé : « J’ai eu l’occasion d’aller en Australie, à Sydney. J’en ai rapporté deux koalas en peluche. »
-Vous fermez à quelle heure ? s’enquiert un arrivant.
-Le plus tôt possible, dès qu’il n’y a plus personne.
Alors on peut attendre longtemps. Dès qu’un part, un autre se présente.
-Ce soir je vais être bourré, demain je vais dormir, annonce un nouveau venu.
C’est à quoi se résume pour beaucoup la fête de Findanet.
Le coucher du soleil rosit le ciel au moment où part le dix-sept heures dix-sept peu fréquenté qui me reconduit à Rouen.
                                                               *
Que d’os dans le pied de cochon.
 

29 décembre 2019


Boulevard Saint-Michel, je trouve à l’étalage de Gibert Joseph pour un euro, publié par Le Tout sur le Tout, Armen de Jean-Pierre Abraham que je cherchais depuis un moment. Monté à l’étage Littérature, je prends, au prix d’occasion de quatorze euros soixante au lieu de vingt-deux cinquante, paru au Mercure de France, le Journal particulier (1935) de Paul Léautaud, qui me manquait (me suis-je aperçu dernièrement), et, pour faire bonne mesure, m’offre le premier tome du Journal de Julien Green récemment paru chez Bouquins, un exemplaire d’occasion à vingt-quatre euros au lieu de trente-deux.
-Votre code postal ? me demande le caissier à qui je règle ces achats.
Je pourrais me croire à l’Office de Tourisme.
Au bas du même boulevard, j’entre chez Gibert Jeune et en explore le rayon Correspondances et Journaux intimes. Quelques tomes de celui de Gabriel Matzneff y sont, qui vont peut-être avoir du mal à trouver preneur désormais, à moins qu’au contraire. Au même étage, je mets la main sur l’énorme Quarto consacré aux Œuvres de Georges Perros, une occasion à vingt euros quatre-vingts au lieu de trente-deux. Il est des livres que vu mon âge avancé je ne peux attendre de trouver à vil prix.
Je sais comment faire pour revenir à Saint-Lazare pédestrement. Me frayant un chemin parmi la foule des touristes internationaux, je longe les boîtes inintéressantes des bouquinistes, traverse la Seine par le pont des Arts, entre dans la cour du Louvre, contourne la Pyramide et arrive dans le jardin des Tuileries où Marcel Campion, Roi des Forains, a installé, à l’invitation du Musée, la Grande Roue qu’Anne Hidalgo, Maire, Socialiste, pensait avoir réussi à bouter hors de la ville.
Elle n’est pas seule. Une véritable fête foraine s’étend jusqu’au Jeu de Paume. Cette installation à la gloire de la vulgarité est fréquentée par son lot de familles.
Arrivé à la Madeleine, je traverse avec le même ennui la vulgarité des riches qui vaut celle des pauvres. Encore un effort et c’est Saint-Lazare.
J’attends qu’il soit l’heure de mon train à La Ville d’Argentan où le prix du café est passé de deux euros vingt à deux euros quarante. Au bout d’un moment la circulation automobile est suspendue rue d’Amsterdam. Des Céhéresses prennent position devant la gare. Une manifestation de grévistes en est la cause. Je commence à m’inquiéter pour mon retour.
Heureusement, l’accès à la gare n’est pas entravé. Le Corail de dix-sept heures quarante est plus que complet. Les derniers arrivés voyagent debout sur les plateformes. Parti à l’heure, de ralentissements en arrêts inopinés, il se transforme en train de l’angoisse. Ira-t-il jusqu’à Rouen ?
Il y arrive avec vingt minutes de retard alors que tombe une sacrée drache qui me vaut d’être lessivé avant d’être à la maison. Mes livres sont heureusement protégés par plusieurs sacs en plastique puisés dans le stock que j’ai constitué avant leur interdiction.
                                                                 *
Chaque autobus parisien est plein comme un œuf. Peu des entassés paient. La plupart sont jeunes et ne prenaient jamais le bus. Depuis le début de la grève en sont exclus les habitués : ancêtres avec ou sans canne, handicapés en fauteuil, jeunes parents à poussette. Ces derniers peuvent marcher. Les autres restent bloqués dans leur quartier.
 

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