Le Journal de Michel Perdrial
Le Journal de Michel Perdrial



Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

Pris par les glaces à Rouen avec Joseph Conrad

8 décembre 2025


En ce mois de décembre rouennais anormalement doux, une plongée dans un mois de décembre rouennais anormalement froid, celui de mil huit cent quatre-vingt-treize par quoi commence Des souvenirs de Joseph Conrad que j’ai lu il y a quelque temps :
On peut écrire des livres en toutes sortes d’endroits. L’inspiration verbale peut pénétrer dans la cabine d’un marin à bord d’un navire pris par les glaces sur une rivière, au milieu d’une ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse à penser que l’ombre du vieux Flaubert, - qui s’imaginait être (entre autres choses) un descendant des Vikings, - planait avec un intérêt amusé au-dessus du pont d’un steamer de deux mille tonnes, du nom d’Adowa, saisi par l’hiver inclément, le long d’un quai de Rouen, et à bord duquel je commençai le dixième chapitre de La Folie Almayer. Avec intérêt, dis-je, car le bon géant normand, à l’énorme moustache et à la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son éloignement du monde et par sa presque ascétique dévotion à son art, une sorte d’ermite et de saint littéraire ? (…)
 … je me mis à regarder à travers le hublot. L’ouverture ronde encadrait dans sa bordure de cuivre un morceau de quai, avec une file de tonneaux alignés sur la terre glacée, et l’arrière d’une charrette. Un charretier au nez rouge, en blouse et avec un bonnet de laine, était appuyé contre la roue. Un douanier faisait les cent pas, la ceinture bouclée par-dessus sa capote bleue, et avait l’air fort déprimé par cette température et la monotonie de son existence officielle. Un arrière-plan de maisons tristes trouvait place également dans le cadre que formait mon hublot, au-delà d’une assez grande étendue d’un quai pavé, noirci par la boue gelée. Le coloris était sombre et le détail le plus notable était un petit café avec des rideaux aux fenêtres et une misérable devanture de bois, peinte en blanc, tout à fait en rapport avec la misère de ce quartier pauvre qui bordait le fleuve. On nous avait amenés là, d’un autre poste d’amarrage, aux abords de l’Opéra, où ce même hublot m’offrait la vue d’une tout autre sorte de café, le meilleur de la ville, je crois, et celui-là même où le digne Bovary et sa femme, la romantique fille du père Rouault, avaient pris des rafraîchissements, après la mémorable représentation d’un opéra qui n’était autre que la tragique histoire de Lucie de Lammermoor, mise en musique d’opéra-comique.
                                                                     *
Note du traducteur, G. Jean-Aubry : « L’Adowa arriva à Rouen le 4 décembre 1893 et en repartit le 10 janvier 1894 pour Londres, où il arriva le 12 janvier. Le 17 janvier, Joseph Conrad quittait l’Adowa. C’est ce jour-là que prit fin, sans qu’il en eût vraiment pris le parti, sa vie de marin. »