Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

8 octobre 2019


Il est tôt ce lundi matin lorsque j’arpente mon quartier provisoire pour faire des photos de ses rues étroites aux maisons colorées autrefois habitées par des pêcheurs. Je n’y croise personne. D’ailleurs, quelle que soit l’heure à laquelle je sors ou reviens dans celle où je loge, je ne vois pas âme qui vive, et la nuit aucun bruit ne perturbe mon sommeil.
De là, je me dirige vers la gare, et peu avant le Carrefour Marquette, tourne à gauche dans une impasse où se trouve le cimetière. Je n’ai aucune difficulté à trouver le tombeau d’Antonio Machado. Isolé sur la droite en entrant, habillé du drapeau de son pays, nul ne peut le manquer, avec sa boîte à lettres scellée dans la pierre. Un jour où je passais par-là, il y a moult années, des écolières espagnoles y glissaient chacune une missive, mais aujourd’hui je suis seul devant la dalle. Cependant, des pommes de pin, des fleurs et des plaques officielles, dont l’une datant de cette année, témoignent de la vie qui règne ici. Je ressors de ce cimetière avec les vers d’Aragon chantés par Jean Ferrat en tête : Machado dort à Collioure / Trois pas suffirent hors d'Espagne / Que le ciel pour lui se fît lourd / Il s'assit dans cette campagne / Et ferma les yeux pour toujours.
Je vais ensuite jusqu’au Château Royal et attends qu’à dix heures il ouvre, afin de visiter ce qui peut s’en voir. Mon grand âge me permet de ne payer que deux euros pour aller librement à la découverte de salles toutes vides. Dans l’une, quand même, est accroché un tableau montrant le départ pour Naples des juifs chassés d’Espagne arrivés à Collioure un an plus tôt.
Grimpé sur les remparts, je suis soumis à un vent sévère, mais j’y trouve un abri ensoleillé qui me permet d’assister de haut aux manœuvres du commando de choc. Les occupants de trois canots fonctionnant à la rame, sous les ordres d’un instructeur en bateau à moteur, simulent un débarquement sur la plage.
La visite s’achève par une évocation un peu scolaire, mais qui a le mérite d’exister, d’un épisode peu glorieux de l’histoire de ce château. En mars mil neuf cent trente-neuf, après la victoire de Franco, il fut transformé en prison pour devenir le premier camp disciplinaire destiné aux réfugiés espagnols.
Quand je redescends sur le bord de mer où les vagues sont bien formées ce matin, je me trouve face à deux militaires venus en kayak, le visage peint façon camouflage et porteurs de fusils d’assaut peut-être factices. Le lieu où se déroule ces exercices est si opposé à l’esprit qui les anime que je suis tenté d’y voir une animation pour touristes, comme celle offerte par les musiciens de rue présents quotidiennement. L’un d’eux est un spécialiste du Concerto d’Aranjuez. Il y a aussi un duo guitare et saxophone blanc en plastique qui joue de la musique brésilienne.
Comme le menu du jour de L’Amphitryon s’avère être un menu de tous les jours, je m’en vais déjeuner à l’Hostellerie des Templiers, et à l’intérieur, afin de voir les tableaux qui en occupent les murs et, incidemment, le va-et-vient des jolies serveuses, dont une anorexique. Côté cuisine, c’est aussi cher qu’ailleurs, dix-sept euros quatre-vingt-dix pour le premier menu et onze euros pour un demi de vin blanc (ce n’est pas que je tienne à boire un demi à chaque repas mais dans le coin le quart est inconnu). Après une salade torti, jambon Serrano, fromage Manchego et tomates confites correcte, un risotto gambas et chorizo avec une seule bestiole, je suis déçu par le turrón glacé maison aussi dur qu’un glaçon.
-C’est bizarre un sax en plastique, dit ma voisine à son mari.
-Un quoi ? l’interroge-t-il d’un air interloqué.
-Un sax, qu’est-ce que tu avais compris ?
Lorsque je paie à l’une des jolies filles, je lui demande si elle sait qui sont les deux hommes représentés sur le tableau derrière elle.
-Vous savez, vous, monsieur ? me répond-elle.
                                                                      *
L’Hostellerie des Templiers fut fréquentée par Matisse, Maillol, Dali, Picasso et Dufy, tous amis avec René Pons, le grand-père de l’actuel patron. Ils le remerciaient pour le gîte et le couvert par des dons d’œuvres. Le fils de René, amateur d’art, a continué la collection. « Avis aux cambrioleurs, les tableaux les plus beaux ne sont pas ici », précise Le Guide du Routard.
                                                                      *
À la chute de la Seconde République espagnole, le poète Antonio Machado, sa mère, Ana Ruiz, et deux de ses frères, fuirent vers la France. Peu après leur arrivée à Collioure, épuisé, il y mourut, trois jours avant sa mère. C’était le vingt-deux février mil neuf cent trente-neuf. Il avait soixante-trois ans.
 

7 octobre 2019


Seul point commun trouvé pour l’instant entre Collioure et Rouen : il s’y tient un marché le dimanche matin. Celui que je découvre en le traversant pour aller à la gare est plein d’agréments pour qui aime ça. Ce n’est pas mon cas. Je veux aller à Port-Vendres, entre Collioure et Banyuls, par le train, car ce jour point d’autocar à un euro. La gare étant fermée pour la journée, un antique automate me délivre un billet à un euro vingt que je ne peux valider car il n’y a pas de composteur. Des touristes étrangers s’y collent ensuite avec difficulté, à qui la France donne l’image d’un pays arriéré.
Le Téheuherre de dix heures six où je trouve place passe par un long tunnel sous la montagne dominée par le Fort Saint-Elme. A la sortie de celui-ci, c’est Port-Vendres « planqué au fond d’une longue échancrure » (dixit Le Routard). Un aimable autochtone m’indique comment rejoindre le port par un escalier. Les bateaux de plaisance y côtoient les bateaux de pêche et les cargos transportant des fruits et légumes venus d’Afrique du Nord. J’en fais le tour, passe devant l’église rose de type espagnol dans laquelle entrent quelques ouailles, puis prends la direction du fort fanal, ce qui me fait trouver Les Poissonneries de la Côte Catalane tenues par la famille Hervé depuis trois générations.
Il est onze heures, le moment parfait pour goûter quelques huîtres, me dis-je en montant l’escalier qui mène à la salle panoramique. J’en commande six, de Bouzigues, pour huit euros soixante-dix, avec un verre de muscat sec Elise du Domaine Piquemal à trois euros quatre-vingt-quinze. Une jeune fille brune m’en apporte sept à la demi-douzaine, fraîches et goûteuses. Cet endroit serait encore plus agréable si on n’y diffusait pas une vulgaire radio commerciale. Redescendu, je vais jusqu’au belvédère, près du fort fanal, où une vierge à l’enfant dorée contemple l’étendue maritime.
Revenu sur mes pas, je m’installe à une table avec vue sur la Gare Maritime au restaurant Chez Pujol, autre institution culinaire locale. Dans le menu à vingt et un euro quatre-vingt-dix, je choisis l’esqueixada de morue et la morue à l’aïoli que j’accompagne d’un demi de muscat sec Serre Romani « Petit grain de folie » à quatorze euros. L’un des serveurs me le fait goûter avant de le verser de la bouteille ouverte devant moi dans un pichet qu’il dépose dans un seau de glaçons. Un chat se promène entre les tables. Il fait fuir la femme qui venait de s’installer à la table voisine de la mienne. Son mari la suit en riant pour se donner une contenance. Un autre couple, tristounet, les remplace, d’où je ne peux tirer la moindre citation. La terrasse est vite complète, ce qui transforme le chemin des serveurs en labyrinthe. J’aime la morue de Chez Pujol. Pour dessert, je ne trouve pas mieux qu’une crème catalane.
Collioure étant distante de trois kilomètres, je choisis de rentrer pédestrement. Pour ce faire, j’emprunte le sentier du littoral marqué de petits rectangles jaunes. Plus d’une fois, malheureusement, il faut contourner des constructions. Quand j’arrive au but, je m’installe à une des tables de la première rangée à la terrasse de plage du Petit Café, le ciel bleu du matin étant remplacé par un ciel gris, tant pis pour les lève-tard.
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Un convive de Chez Pujol : « Didier, je m’en méfie. Il est fine gueule mais il reste quand même de la Haute-Marne. »
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Une femme au même endroit, évoquant la mort future de sa mère avec d’autres, comme si cette dernière n’était pas en train de déjeuner avec eux : « Elle a l’usufruit de la maison, mais c’est à mon nom, comme ça au moment de l’héritage, y aura beaucoup moins de frais de notaire. »
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Une jalouse à Collioure : « Mais à habiter au bord de la mer, y doivent avoir de l’humidité dans leurs maisons. »
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Sont soûlants avec leur : « a la plancha ».
 

6 octobre 2019


Ce samedi matin, comme pied gauche et genou droit ont cessé pour un temps de me faire souffrir, j’entreprends de grimper jusqu'au Fort Saint-Elme qui domine Collioure. Construit par Charles Quint, il fut l’objet de moult combats entre Français et Espagnols.
Pour cela, je longe le Couvent des Dominicains puis entre dans le Parc Pams au bas duquel se trouve le Musée d’Art Moderne. Ce jardin de terrasses successives est doté de marches qui permettent d’arriver sans trop d’effort à un fort beau moulin à vent, le Moulin de la Cortine que construisit Jacques Ermengalb, citoyen de Collioure, après que le onze février mil trois cent trente-sept, l’y eut autorisé le Chevalier Raymond de Toulouse, Procureur du Roi de Majorque, « pour y moudre les grains ou récoltes de toute sorte de sa propre autorité ». Restauré au début de ce siècle, il fonctionne « pour la trituration des olives et l’élaboration de l’huile de Collioure ».
Après en avoir fait le tour, je poursuis par un chemin fort caillouteux, dépassé par un alerte jeune homme puis par un coureur plus ventru que moi qui doit s’arrêter quelques dizaines de mètres plus haut pour reprendre son souffle avant de repartir plein d’espoir.
C’est toujours plus loin que ça en l’air. Quand on s’en approche, ce fort n’est plus visible. N’étant pas du genre masochiste, j’ai espoir à chaque virage que c’est le dernier. Un embranchement me laisse perplexe. Heureusement arrive en descente une jeune femme hollandaise. « Je suis montée par ici et je reviens par-là », me dit-elle. « Tous les chemins mènent au château », ajoute-t-elle, ce qui me paraît être une saine philosophie de la vie.
Enfin j’y suis, contemplant Collioure ensoleillée de haut. Malheureusement, je ne peux faire le tour de l’édifice, encore moins y pénétrer. Il faudrait pour cela attendre l’heure d’ouverture au public et payer l’entrée.
Je redescends donc, en faisant attention où je mets le pied, repasse par le Moulin de la Cortine puis prends sur la droite afin d’atteindre la gloriette qui servait de fumoir au Sénateur Pams. Elle qui semble si jolie, cubique dans son écrin de verdure, quand on la voit de la plage ou du port de Collioure, s’avère être en piteux état.
Un si bel effort mérite une  longue pause-café, verre d’eau et lecture, à L’Ambiance.
A midi, pour échapper à la foule du ouiquennede, je retourne déjeuner à L’Amphitryon, face au château et à l’église, où ce jour le premier menu est à vingt-quatre euros. C’est l’occasion de commander la traditionnelle assiette d’anchois « la Flaschante » et une dorade entière grillée au fenouil. Je les fais précéder d’un verre de banyuls et les accompagne d’un demi de vin blanc. Je suis à la seule table au soleil, les familles sont sous l’auvent à l’ombre, ainsi qu’un jeune couple à l’air sympathique qui se partage une salade et des moules.  
C’est sur un banc mi ombre mi soleil que je lis en début d’après-midi face au débarcadère où un bateau promène touristes, venu de je ne sais où, déverse des groupes de retraité(e)s. Les soldats du commando de choc ont leur samedi pour eux (et sans doute aussi leur dimanche).
Tandis que carillonne longuement seize heures au clocher de l’église, je commande un café verre d’eau à deux euros dix à la terrasse de plage du Petit Café. Peu avant que je n’en parte, un homme, sa fille et sa petite-fille, cette dernière à qui je donne quatorze ou quinze ans, s’installent à ma droite. « Vivement l’hiver, déclare le grand-père, j’aime Collioure quand il n’y a personne. » « Tu lis quoi en ce moment ? », lui demande sa fille sans doute inspirée par mon activité. « Rien, je regarde les matchs, il y en a trois par jour » (il s’agit de ruby, comme on dit par ici). Une mouche passe. « Tu aurais dû apporter ta tapette », lui dit sa fille. « Des tapettes, il y en a ici », lui répond-il. « Oh, je viens de comprendre, dit la petite-fille au bout de quelques dizaines de secondes, c’est un tantinet homophobe ça, disons que ce n’est pas mélioratif comme terme. » « Tu as décidé de mettre tous les mots que tu connais dans une seule phrase ? » lui demande sa mère. « Ce n’est pas très valorisant pour toi ce que tu viens de dire, c’est quand même toi qui as fait mon éducation », répond la petite-fille. La mère reproche ensuite au père, duquel elle est divorcée, de ne pas réserver assez vite le billet d’avion de sa fille pour les vacances de Noël. « C’est quand même bien avec lui que tu as fait une fille », lui fait remarquer la demoiselle qui aimerait avoir cette année une fête d’anniversaire uniquement organisée par elle-même et sans la famille. « Comme je deviens un peu grande », plaide-t-elle. « Je te rappelle que tu n’as que treize ans, lui dit sa mère, et pas encore d’ailleurs ».
                                                                    *
Un jeune couple en terrasse à l’Ambiance :
Elle : « C’est quoi là-haut ? »
Lui, regardant sur son mobile : Le Fort Saint-Elme. »
Elle : « On peut y aller en voiture ? »
Lui : « Oui ! »
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L’Amphitryon : ses toilettes pour handicapés en sous-sol.
                                                                    *
Des mariés photographiés par une professionnelle devant le clocher phallique.
 

5 octobre 2019


A deux pas de mon logement provisoire passe l’autocar Cinq Cent Quarante qui permet de se déplacer sur la côte entre Perpignan et Cerbère pour un euro le voyage. Je le prends ce vendredi matin à huit heures vingt pour rejoindre Banyuls-sur-Mer, admirant le paysage : à gauche la mer, à droite la montagne et ses vignes, entre les deux une route sinueuse, grimpettes et descentes, qui ne donne pas droit à l’erreur au chauffeur.
J’en descends au bas d’une côte et profite qu’il soit tôt pour parcourir les petites rues intérieures très montantes puis redescends sur le port que je contourne jusqu’au laboratoire Arago de l’Université Pierre et Marie Curie et m’avance sur la digue jusqu’au promontoire qui permet de voir tout Banyuls, forcément moins belle que Collioure, mais quand même.
Revenant sur mes pas, je longe la mer jusqu’à la terrasse de plage du Corsaire où le café n’est qu’à un euro cinquante. Il fait beau et chaud, ma veste trouve place dans mon sac à dos. Tout en lisant les Carnets de Montherlant, je suis la conversation des deux femmes assises derrière moi. L’une a un truc pour retrouver le code de sa carte bancaire. Elle l’a mis au nom de Patrick dans son répertoire téléphonique, car Patrick n’a pas de téléphone.
Ici aussi tous les menus sont à plus ou moins dix-neuf euros. La terrasse de La Table de Jordi, à l’ombre des platanes près d’un vieux monument, m’inspire. C’est là que je m’assois à midi pile. Une gentille dame à chignon grisonnant et à lunettes de mère-grand s’occupe de moi avec des « je vous en prie » et des « avec plaisir ». Je commande un demi de blanc Dom Briol à dix euros qui m’arrive avec tapenade et croûtons. Ce vin bien frais accompagne ensuite un bénitier de bulots et crevettes et un civet de seiches au vin de Banyuls (excellent). Je me contente de l’eau du pays pour le dessert : un goûteux mi-cuit au chocolat. Près de moi mangent quatre retraités réjouis dont l’un, tout comme moi, n’a pas besoin d’appareil auditif. « Non, ça c’est un bébé qui pleure, dit-il aux autres, la mouette, elle, est rieuse. »
Je marche alors jusqu’à la pointe rocheuse où je trouve place confortable pour poursuivre ma lecture près des restes d’un canon hippomobile belge de fabrication allemande (Krupp) que les nazis jetèrent à la mer en mil neuf cent quarante-quatre, que les plongeurs pompiers retirèrent de la baie en quatre-vingt-quinze et qui retrouva sa position initiale en deux mille treize. J’ai une pensée pour Walter Benjamin, lequel pour fuir le Troisième Reich passa par un chemin frontalier de Banyuls et, arrivé en Espagne, malade et à bout de forces, se suicida à Port-Bou. C’était le vingt-six septembre mil neuf cent quarante. Il avait quarante-huit ans.
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Sur le vieux monument : « Décret de la Convention Nationale 5 Prairial An II de la République. Il sera élevé à Banyuls un obélisque de granit. Les citoyens de Banyuls ont bien mérité de la patrie. »
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Sur le bord de mer, plusieurs statues de Maillol, qui est mort et enterré ici et a son Musée à quatre kilomètres (indique une pancarte). L’une est entourée de cactus, impossible de lui caresser les fesses sans se piquer.
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Sur la plage, le policier municipal est armé, mais c’est pacifiquement qu’il chasse les chiens et leurs maîtres, les clochards et leurs bouteilles. Pendant ce temps, une femme va demander quelque chose à un bel homme en maillot, il lui répond négativement de la tête, elle s’allonge plus loin, un autre homme assez quelconque la regarde depuis la promenade puis va la rejoindre, ils parlent un peu puis il sort sa serviette et s’installe près d’elle, cela sent la rencontre via Internet.
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« Allez, adiou », disent les gens d’ici.
 

4 octobre 2019


Collioure est encore plus belle que dans mon souvenir. C’est le constat que je fais ce jeudi matin sitôt sorti. Je n’ai fait qu’y passer autrefois avec la première qui a vraiment compté pour moi (elle y est repassée cet été avec ses enfants, logeant pas loin à Argelès-sur-Mer où c’est moins cher) et je regrette de ne pas y être passé avec la seconde.
Je marche un bon moment le long de la mer mouvementée, garant mes pieds quand elle grimpe sur le quai, admirant la côte rocheuse qui me fait penser à celle de Bretagne que j’aime tant. Je fais quelques photos qui ne seront qu’un témoignage insuffisant puis vais m’asseoir à la terrasse de bord de plage du Copacabana où le café verre d’eau est à deux euros cinquante, mais les toilettes ne sont pas à la hauteur selon mes voisines : « Quand tu vois ce qu’elles sont à l’étranger. Encore, en Ecosse, comme elles étaient belles ». J’y commence ma relecture des Carnets de Montherlant, un livre lu autrefois à voix haute en duo avec celle qui n’est pas venue ici.
Dans les restaurants, le premier menu tourne autour de dix-neuf euros. J’en trouve un à seize à L’Amphitryon, face au château royal et à l’église Notre-Dame-des-Anges. La vue est magnifique depuis la terrasse surélevée où l’on est protégé de la tramontane par des plastiques translucides. Je choisis les rillettes de canard maison, le secréto de porc sauce banyuls et la crème catalane. J’accompagne cela d’un demi de rouge côtes catalanes vignoble de l’Aglys « el petit » à neuf euros. Parmi mes voisins, tous d’un certain âge, un couple par sa conversation me ramène d’où je viens : « Ce qui s’est passé à Rouen, ça prend de l’ampleur. C’est énorme. Bonjour les assurances. Ça, ça va nous retomber dessus. »
-C’était quoi l’accompagnement ?, demandé-je au serveur quand il vient débarrasser mon plat de porc car je ne sais quelle était cette bonne purée orangée.
-Je vais demander, j’ai pas regardé à vrai dire, me répond-il.
Quand il revient avec mon dessert, il m’annonce fièrement que c’était une purée de potiron.
Mes vingt-cinq euros réglés, je prends le sentier côtier et marche jusqu’à une hauteur d’où l’on découvre l’ensemble de Collioure. Assis sur un mur en pierres, j’observe aussi une fille assise seule en contrebas. J’ai l’impression qu’elle a les yeux fixés sur l’écran de son mobile. Quand elle se décide à remonter, « Bonjour », « Bonjour », je vois que c’est un livre qu’elle porte à la main. Je la regarde s’éloigner, pensant qu’elle retourne à son travail, il est deux heures moins dix.
Revenu en ville, je fais des courses au Carrefour Marquette où je ne côtoie que des touristes étrangers, certains avec leurs enfants, puis je m’installe pour un moment avec mon livre en bord de plage à L’Ambiance où le café verre d’eau n’est qu’à deux euros dix. Toute cette gymnastique qu’il faut à une fille pour enfiler un maillot de bain sous une serviette.
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On trouve à Collioure le Centre National d’Entraînement Commando. A les voir partir sur les flots, on sent que ce ne sont pas des rigolos.
Leur bateau et leurs canots sont amarrés dans le petit port entre château et église. Ils ont les touristes pour spectateurs, dont quelques filles émoustillées.
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L’église Notre-Dame-des-Anges et son célèbre clocher de forme phallique. A l’intérieur, il fait fort sombre et une chaleur de tous les diables.
En regardant bien, on distingue les neuf retables d’une richesse inouïe (comme dit Le Routard) dont celui du maître-autel, immense triptyque en bois doré, sculpté dans le plus pur style baroque de la région par l’artiste catalan Joseph Sunyer (Le Routard toujours).
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A l’Office de Tourisme, toujours la même difficulté entre les hôtesses et moi-même. Quand je les interroge sur ce qu’il y a voir autour, elles me demandent où je veux aller, alors que je souhaite qu’elles me disent où je peux aller.
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A Collioure, on pourrait croire que les pigeons sont des oiseaux marins, tant ils sont nombreux sur les plages. En revanche, et je m’en réjouis, tout le bord de mer est débarrassé des voitures, des motos et des vélos.
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Ici et là, les reproductions des tableaux que firent les Fauves, pour qui les maisons colorées de la ville furent une révélation.
 

3 octobre 2019


Si je prends comme chaque mercredi le sept heures cinquante-neuf pour Paris, ce n’est pas cette fois pour revenir dans la même journée. Mon escapade à Collioure, où est enterré Antonio Machado, est prévue depuis un moment mais cette possibilité de quitter la ville aux cents fumées tombe on ne peut mieux.
Ce train Rouen Paris est comme d’habitude totalement flippant. A chaque ralentissement, je me demande si ce n’est pas le signe d’un arrêt prochain qui compromettrait la suite du voyage. Celui-ci arrive à l’heure et avec la marge de sécurité que je me suis donnée, j’ai le temps de boire longuement un café à deux euros cinquante face à la gare de Lyon au Bistrot de la Gare.
Le Tégévé d’onze heures quarante et une pour Miramas n’est pas complet. Je fais le voyage sans voisin immédiat dans une voiture où tous les présents sont silencieux, terminant la lecture de Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, et descends à Avignon où je monte immédiatement dans un Téheuherre Occitanie qui va à Port-Bou.
Après des arrêts à Tarascon, Vergèze-Codognan, Lunel, Baillardes, Montpellier, Frontignan, Sète, Agde, Béziers, Narbonne, Port-la-Nouvelle, Leucate, Salses, Rivesaltes, Perpignan, Elne, Argelès-sur-Mer, avec en certains endroits belle vue sur la mer à gauche et la montagne à droite, j’arrive à Collioure à dix-neuf heures cinq avec en tête le plan qui me permet de rejoindre le studio loué via Airbibi à deux pas de la Méditerranée mais sans vue sur elle.
« Vous trouverez  les clés à la porte de gauche et vous entrerez par la porte de droite », m’a dit celle qui devait m’accueillir, prénommée Fanny, mais qui ne peut le faire pour cause de rendez-vous médical. Las, pas de clés visibles. Me voilà bien, me dis-je.
Je trouve refuge au Bella Ciao, restaurant italien voisin. Son patron, bien qu’il soit en plein service, me prête son téléphone et une amie à lui m’aide à m’en servir. «  Vous allez voir, il est très gentil, il va vous trouver une solution », me dit-elle.
Impossible de joindre la dénommée Fanny. Je me vois déjà dormant dans la salle du restaurant. J’envoie un mail à la propriétaire qui réside je ne sais où, lui expliquant où je suis et commande des lasagnes et un quart de vin rouge. Une demi-heure plus tard, le sympathique patron essaie à nouveau d’appeler et cette fois, il peut laisser un message. La nommée Fanny rappelle un quart d’heure après et m’explique qu’elle a oublié de me préciser que les clés sont dans le boîtier à code situé sous la boîte à lettres. Elle va venir.
Effectivement, elle arrive, s’attendant à ce que je la remercie, mais je lui dis que sans son oubli je n’aurais pas été obligé de manger au restaurant ce soir. Elle comprend ça à sa façon et s’en prend au patron en l’accusant de m’avoir obligé à prendre un repas chez lui. Elle m’énerve tellement que je lui dis de partir.
-Elle aurait surtout dû vous offrir le repas, me dit ce patron on ne peut plus serviable quand je paie mes vingt euros et quelques.
Je suis enfin dans la place et, de tous les logements Airbibi que j’ai fréquentés, celui-ci est, de loin, le plus médiocre et pas le moins cher mais, demain matin, je redécouvrirai Collioure.
 

2 octobre 2019


On ne peut pas dire que je ne sois pas sollicité. Il y a les programmes de salles de spectacle qui m’arrivent à l’ancienne dans la boîte à lettres, ceux qui me parviennent par mail ou par le réseau social Effe Bé. Je consulte les uns et les autres et constate que l’envie me manque. Des annonces de concerts qui, il y a encore quelques années, m’auraient fait courir à la billetterie me laissent indifférent. Il en est de même pour les pièces de théâtre. Rien que l’idée de devoir sortir le soir, d’affronter la foule, le froid ou la pluie me décourage. Seule continue à m’intéresser la littérature. Je ne sais si je dois m’en féliciter. Quand même, je ferai exception mi-octobre. On me reverra deux fois à l’Opéra, un aimable lecteur, indisponible, m’ayant offert ses places.
Je me demande où je trouvais l’énergie et le courage d’aller à pied ou en bus jusqu’au lointain Kalif pour ses concerts gratuits du lundi ou jusqu’au lointain Frac pour ses vernissages d’expos d’art contemporain.
J’allais aussi en métro à la Maison des Arts du Grand-Quevilly. Récemment, son actuelle Directrice, que je connais par ailleurs, m’a envoyé, comme à tout son répertoire, une invitation (que j’ai d’abord prise pour une sollicitation politique car elle est aussi demandeuse de ce côté-là) pour je ne sais quel barbeuque artistique participatif. On est censé être amis, au moins sur le réseau social, mais elle ne se souvient de mon existence que lorsqu’elle espère que je fasse public, se foutant pas mal par ailleurs de ce que je peux faire ou devenir.
Il en est beaucoup d’autres de cette sorte parmi mes soixante-treize « ami(e)s ». Des artistes en tout genre qui n’envisagent les autres que comme potentiels spectateurs admiratifs de leurs concerts, représentations théâtrales ou expositions et vous invitent en bloc à tous leurs « évènements », même si ceux-ci ont lieu à Pétaouchnock. Parfois, il me vient l’envie de les supprimer (comme on dit en ce lieu de convivialité). C’est ce que j’ai fait pour l’un, récent, dont les longs commentaires (surtout le dernier, une illustration de mon texte par un des siens) me saoulaient.
                                                                        *
La rentrée scolaire, elle, est derrière nous et n’a pas retenu mon attention, de même que les nouveaux programmes, réformes et revendications consécutives. Chez les anciens de l’Education Nationale tout le monde n’est pas ainsi. J’en connais une qui continue à être impliquée autant que lorsqu’elle travaillait. Au point qu’il y a quelque temps je lui ai demandé quand elle comptait prendre sa retraite.
                                                                       *
Ma vie professionnelle fut une parenthèse. Avant d’être enseignant, je ne m’intéressais pas à ce que se passait dans les écoles. Après l’avoir été, je ne m’en soucie pas non plus.
                                                                       *
C’est le moment de changer d’air. Une petite valise, mon sac à dos, et ce mercredi direction le Sud, loin de Lubrizol City (cette escapade ayant été organisée avant l’évènement que l’on sait).
 

1er octobre 2019


Ce dimanche matin, la ventilation tourne toujours à fond avec un bruit d’enfer à la station Palais de Justice où j’attends le métro vers neuf heures afin d’aller une troisième fois au désherbage de la Bibliothèque Municipale de Sotteville-lès-Rouen, encore en compagnie du journaliste de France Trois qui ce soir donnera des informations imprécises sur les conséquences de la lubrizolisation.
A l’arrivée je fais pour la première fois de ma vie le tour du marché de Sotteville où les marchands luttent contre le vent. N’ayant rien à acheter, j’entre au Rocher de Cancale où Martine vient me serrer la main. Je lui commande un café que je bois en regardant mes voisins s’enfiler des verres de calva et de rosé et l’un d’eux manger un sandouiche au saucisson sec. Il est neuf heures et quart.
Une demi-heure plus tard, je suis appuyé contre le mur en briques de la Bibliothèque en compagnie d’une dame fort discrète que je suspecte d’avoir d’autres lectures que moi. Je regarde passer la Sottevillaise et le Sottevillais qui vont au marché puis qui en reviennent.
A dix heures, je ne suis guère gêné par autrui pour explorer une dernière fois les cartons de livres désherbés. Deux bibliothécaires s’occupent à diviser par deux le prix des beaux livres qui restent, mais de ceux-là je ne veux pas. Je trouve encore de quoi me plaire dans les ouvrages à un euro car à Sotteville on ne veut plus lire Arno Schmidt, Pierre Michon et W.G. Sebald. A ces renommés, j’ajoute des moins connus : Hélène Bessette avec N’avez-vous pas froid (Léo Scheer), Ladislav Klima avec Tout, écrits intimes (La Différence) et Jean Galli de Bibiena avec La poupée (Desjonquères), « un roman à l’érotisme délicat et pervers » qui n’a été emprunté qu’une fois le deux février deux mille.
Au total : quinze livres pour quinze euros, cela tient cette fois dans un seul sac. L’aimable bibliothécaire à qui je paie me dit que j’ai droit à un cédé gratuit, mais j’ai la flemme de chercher celui qui pourrait m’intéresser.
Tandis que je rejoins le métro je croise le mendiant en tenue de cycliste à moule bite habituellement à Rouen et parfois à Paris avec sa pancarte « Je sors de prison » et sa formule « Je cherche un euro. » 
-Il sort de prison et il est tout bronzé, observe une perspicace.
Au retour à Rouen, ça ne sent rien à la sortie de métro Théâtre des Arts.
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Ce dimanche, Yvon Robert, Socialiste, Maire de Rouen, sur France Info, au lieu d’avoir souci de ses concitoyen(ne)s, prend la défense de Lubrizol qui « a toujours respecté les réglementations », alors que l’usine a été mise en demeure en deux mille dix-sept pour insuffisance du dispositif anti incendie.
« Fondamentalement, l'industrie fait aussi partie de notre richesse collective », ajoute-t-il, alors que cette usine appartient au milliardaire Warren Buffett.
Avant de terminer par cette ode à Lubrizol dont il fait une entreprise écolo : « L'usine Lubrizol est aussi une usine qui a contribué aux progrès environnementaux. Les voitures consomment moins d'essence, consomment moins d'huile. C'est grâce aux additifs de Lubrizol. »
Le pire dans ses propos, c’est peut-être ceci :
« L’objectif, c’est d’abord et avant tout d’avoir le maximum de mesures réglementaires de précaution, de vigilance pour éviter des incidents. »
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Qualifier cette catastrophe industrielle d’incident ! J’attends de savoir ce qu’en pense Nicolas Mayer-Rossignol, son conseiller municipal qui espère le remplacer au poste de Maire en mars prochain.
A chaque second tour d’élection municipale rouennaise, je me suis abstenu ou bien j’ai voté nul. Si le Fier de Rouen ne désavoue pas les propos de Robert, ce sera encore le cas.
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Par la volonté de Valérie Fourneyron, sa Maire, et d’Yvon Robert, le premier adjoint d’alors, Rouen (Normandie) est jumelée avec Cleveland (Ohio) depuis le dix juillet deux mille huit.
Or, Cleveland est le siège de la Lubrizol Corporation. On s’étonne moins qu’Yvon Robert en soit le porte-parole local.
Selon l’une de mes connaissances croisée en ville ce dimanche, le Comité de Jumelage Rouen Cleveland permet avant tout à ceux qui le composent de s’offrir des voyages outre-Atlantique.
Une enquête journalistique sur la question serait la bienvenue.
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Au Bistrot du Coin, une femme habitant Canteleu : « Moi j’ai entendu l’explosion, j’ai cru que c’était un de mes enfants qui était tombé du lit ». Un jeune homme : « Cette nuit, j’ai craché du sang, j’ouvre le balcon pour respirer : Lubrizol total. »
 

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