Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

14 avril 2020


Programme inhabituel ce lundi matin sur France Musique, une agréable musique planante non interrompue par un commentaire, qui dure et dure et n’est toujours pas terminée lorsque je reviens de la boulangerie avec un pain de la Jeanne. Au bout de deux heures, j’apprends que j’ai entendu la fin de Sleep, une œuvre de huit heures signée Max Richter, qui l’a composée « il y a cinq ans comme une invitation à marquer une pause dans le rythme effréné de notre quotidien. » Cette diffusion de Sleep, à l’initiative de Bibici Radio et de l’Union Européenne de Radio-Télévision était unique et malheureusement pas réécoutable.
Après cela, je poursuis la réécoute de tous mes cédés de Brassens et arrive à la période où ça se gâte, inaugurée par Les Copains d’abord (je déteste cet hymne masculiniste). A partir de là, on sent l’effort dans l’écriture de la plupart des chansons. D’ailleurs, elles durent deux fois plus longtemps que les premières. Ce sont souvent des discours (voire des sermons) mis en musique.
Quand le soleil est sur le banc, j’y vais poursuivre ma lecture de Pepys, vêtu d’un pull car le vent souffle, faisant gonfler le pansement de la flèche de la Cathédrale. Le calme règne, seulement troublé par le viol d’une pigeonne.
L’après-midi, c’est à l’intérieur que je continue à taper mes notes du Journal intégral de Julien Green où parfois l’on peut prendre des leçons d’écriture : Je veux dire que deux phrases étant écrites, il doit en exister une troisième non écrite qui joint ces phrases de telle sorte que sans elle les mots tracés sur le papier perdent quelque chose de leur sens. (six août mil neuf cent trente et un) 
L’événement du jour est à vingt heures deux. Notre Président annonce que certains pourront sortir progressivement du confinage à partir du onze mai « si tout va bien ». Ce « si tout va bien » montre l’incertitude qui règne, mais il faut bien que la marmaille retourne à l’école si on veut renvoyer les parents au labeur. Il serait « absurde » de dépister le virus dans toute la population, déclare-t-il. C’est qu’on n’a pas de quoi le faire, lui réponds-je, tout comme auparavant il était absurde que chacun porte un masque. Les deux vélotypistes de Caen, Sylvia Costy et Laurianne Lecapitaine, chargées de sous-titrer en direct son message créent à cette occasion un néologisme en forme de mot-valise qui en dit long sur notre avenir : « le foutur ».
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Plus tôt dans la journée, Nicolas Mayer-Rossignol, qui se croit toujours le prochain Maire de la ville, déclare : «Faisons de Rouen une Capitale de l’Après». Ce garçon en est un de capital.
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Il pleut à verse. Tu n’as pas de parapluie. Tu te mets à l’abri sous l’auvent d’une boutique. Tu attends. Ça ne devrait pas durer plus de cinq minutes. Mais non, ça dure. Dix minutes. Un quart d’heure. Au bout de vingt minutes, tu ramasses un vieux journal qui traîne par terre. Tu le mets au-dessus de ta tête et reprends ton chemin. Lorsque tu arrives chez toi, tu es aussi trempé que si tu n’avais pas attendu, ta protection grand public n’a servi à rien et tu as perdu vingt minutes. Toute comparaison avec des faits réels et contemporains ne serait pas inappropriée.
 

13 avril 2020


Pâques est là, que je célèbre par une promenade matutinale dans les limites autorisées par la loi d’exception à laquelle nous ont soumis les médecins qui nous gouvernent. Départ vers Saint-Maclou puis rue Martainville où j’entends venir derrière moi une sorte de locomotive. C’est une jeune coureuse qui souffle des naseaux, expectorant à tout va. Heureusement qu’elle passe à cinq mètres de moi.
Avec la rue Armand-Carrel, je rejoins l’église Saint-Vivien, constate que tout le monde dort à la Gendarmerie, puis par la rue Eau-de-Robec arrive à la Croix de Pierre où sont ouvertes les deux boulangeries, l’industrielle aux gâteaux à un euro et l’artisanale plus chère.
Un peu plus loin se trouve la librairie anarchiste L’Insoumise. Une pancarte l’annonce en vente. C’est que le pignon du bâtiment dont elle occupe le rez-de-chaussée menace ruine et que les anars n’ont pas les moyens de payer leur part de travaux. Il ne faut jamais céder aux sirènes de l’accession à la propriété. Ils ont pourtant dû le lire dans les livres qui sont à l’intérieur. Peut-être y trouve-t-on aussi des exemplaires de mon recueil de nouvelles Erotica que j’y avais mis en dépôt et ne suis jamais allé rechercher.
Je tourne ensuite à gauche, pensant traverser le square Marcel-Halbout, mais ses grilles sont cadenassées à l’aide d’une chaîne. J’ai des souvenirs dans ce jardin et dans la rue piétonnière que j’emprunte pour le contourner. Certains jours, celle qui est confinée à Paris m’y rejoignait pour pique-niquer quand elle était en classe préparatoire au Lycée de la Jeanne.
Je prends ensuite la rue Orbe où la Police Municipale a baissé le rideau et arrive à la Chapelle Corneille. Cette salle de concert affiliée à l’Opéra me paraissait déjà dangereuse avant, du fait des difficultés à en sortir ; je ne suis pas prêt d’à nouveau y entrer. Bientôt, je suis devant le Musée des Beaux-Arts puis de retour à la maison.
Surprise à onze heures trente, c’est concert pascal de carillon. Il est suivi à midi d’une retentissante clocherie de dix minutes. Christ est ressuscité.
Qu’arrive-t-il à Samuel Pepys, dont je poursuis la lecture du Journal au jardin, le voilà qui s’assagit. Plus de vin, plus de théâtre, plus d’infidélités conjugales, il ne parle que de son travail et de l’argent que ça lui rapporte. J’avance en diagonale, m’arrêtant à ses tentations et aux quelques manquements à ses bonnes résolutions, ainsi qu’aux évènements imprévus.
L’après-midi, tapotant mes notes de celui de Julien Green, je relève ceci à la date du vendredi vingt-sept mai mil neuf cent vingt-six : La vieillesse est un châtiment. Ce châtiment est suffisant en lui-même. Pas la peine d’en rajouter en discriminant les vieux, comme on le fait actuellement.
Après avoir lu un article du Figaro annonçant que l’Union Européenne souhaite qu’ils ne soient pas déconfinés avant l’élaboration d’un vaccin, j’appelle ma sœur, mais ce n’est pas sur elle que je peux compter pour pester avec moi. Légaliste comme elle est, on l’enfermerait chez elle avec de la nourriture déposée à sa porte une fois par semaine, comme ce fut le cas en Chine, qu’elle applaudirait.
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J’enrage, je fulmine, je ronge mon frein.
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Covid Dix-N’œuf de Pâques, personne ne l’a faite celle-là, il faut bien que je me dévoue.
 

12 avril 2020


« Ce sera ouvert lundi de Pâques », me dit la boulangère désormais habituée à ce que je sois son premier client tous les deux ou trois jours, assuré que je suis d’être seul dans la boutique.
Mon pain rangé, en raison de la température anormalement élevée, je lis Pepys sur le banc du jardin avant même que le soleil l’atteigne. Point de concert de carillon pour égayer ce samedi matin, la faute à la mort de Jésus, mais j’ai droit, comme mes codétenus, à une nouvelle bouffée de décibels, moins forte néanmoins que la veille.
-Ça ne vous dérange pas la musique trop forte ? me demande le copropriétaire du premier quand il descend pour faire ses courses.
-Ah ça, moi je ne suis pas propriétaire, ce ne n’est pas à moi de m’occuper de ça, lui réponds-je.
-Bon bah, bonjour quand même, me dit-il en filant à grandes enjambées.
Le calme revient de lui-même puis le soleil trop chaud me fait rentrer. J’écoute les trois Brassens suivants.
L’après-midi, je commence le tapotage de mes notes de lecture du Journal intégral du jeune Julien Green qui, s’il avait une vie sexuelle des plus désordonnées, faisait preuve dans d’autres domaines d’une sagesse précoce. Ainsi quand il écrivait, le vingt-sept avril mil neuf cent vingt-neuf : Plon m’offre un contrat qui m’engagerait pour quinze ans. Que de guerres et de révolutions auront balayé les contrats avant 1945. C’est déjà beaucoup de vivre cinq ans, dix ans sans grand dommage. Loin d’empoisonner ma vie, cette pensée qui me quitte rarement donne à l’heure présente une saveur extraordinaire. Tout projet d’avenir me paraît de plus en plus futile. Mais faisons comme si tout était solide et travaillons jusqu’à ce que tout s’écroule.
Soudain, faisant office d’oies du Capitole, les goélands lancent l’alerte. Un drone survole le quartier, bourdonnant comme une grosse mouche. Je ne sais s’il est dirigé par un policier à fin de contrôle ou un journaliste à fin d’images de rues désertes. Certains s’esbaudissent encore devant le spectacle des rues vides. Comme s’il pouvait en être autrement. De même m’étonne l’étonnement de ceux qui font des photos d’animaux profitant de la place libérée par les humains.
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Sinon le circus virule toujours, comme dirait Edouard. Il n’est pas prêt de disparaître. Le confinement l’ayant ralenti, il a encore une belle capacité de progression. Il ne faudrait donc jamais décider de la fin du bouclage. On est dans une impasse.
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Il fut un temps où les gauchistes de différentes obédiences criaient aux lois liberticides (après les attentats, après les exactions des Gilets Jaunes). Dans la situation présente, ils se taisent. Ceux qui ruent dans les brancards sont plutôt à rattacher au camp des anarchistes de droite (si cette dénomination à un sens), des individualistes du genre Sylvain Tesson.
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Celui-ci vient de se faire rabrouer par un professeur de médecine pour avoir critiqué les Gilets Jaunes. Après que les médecins ont pris le pouvoir sur les politiciens, en voilà maintenant un qui entend décréter ce qui est convenable en matière d’opinion, un hygiéniste de la pensée.
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Le point commun entre ceux qui ont la capacité de mettre les politiciens au pas : un titre précédant le patronyme :
-Bonjour, Général Ladéfaite.
-Professeur Limpuissant, enchanté !
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Premier quotidien régional victime de la catastrophe économique, Paris Normandie dépose le bilan.
 

11 avril 2020


Ce vendredi à l’ouverture de U Express, je joue à me tenir le plus loin possible de deux jeunes femmes. Une qui comme moi n’a rien changé à son aspect d’avant, et sans masque comme je le suis. L’autre à ranger dans la catégorie des mutantes : tenue de sport, gants jetables, masque sans doute acheté au marché noir qui lui remonte jusqu’aux yeux, casquette qui lui descend jusqu’au nez, pas question d’échanger un regard avec elle.
A la caisse où j’attends derrière elle à distance réglementaire, elle range ses nombreux achats dans trois sacs à tout en prenant son temps. Elle fait exactement comme si je n’existais pas. « J’en ai rien à foutre de toi le vieux, si tu pouvais crever ce serait mieux. »
Pendant la crise sanitaire, la crise climatique poursuit son avancée avec ses températures anormalement élevées et ici à Rouen sa pollution aux particules fines (malgré le peu de circulation automobile). Je lis sur le banc tant que je supporte les rayons du soleil, n’ayant plus pour mesurer le temps qui passe le secours des cloches de la Cathédrale, endeuillées qu’elles sont par la mort annuelle du nommé Jésus.
A Paris la cérémonie catholique de ce Vendredi Saint a lieu en petit comité choisi dans les ruines de Notre-Dame, tout un symbole. Cela fait presque un an que cette Cathédrale a brûlé. C’était le jour du repas avec les amis « suédois » qui mettent bien du temps à répondre à mon dernier mail. Cette année, il n’y aura pas de rencontre de printemps Rouen Stockholm.
Cette période est pleine d’enseignements. Ce n’est pas forcément de ceux dont on aurait pensé qu’ils seraient inquiets pour vous que l’on reçoit des signes. Et quand soi-même, on s’inquiète pour quelqu'un, on n’est pas toujours payé de retour (comme on dit).
Au début du confinement, j’ai envoyé un mail à l’un de ma connaissance que je ne croise que dans la vraie vie pour savoir comment il allait et se préparait à vivre l’enfermement. Il m’a répondu que ça ne lui posait aucun problème car il était un survivaliste dans l’âme. Ayant rempli son congélateur pour un mois, il avait décidé de ne pas mettre le nez dehors pendant les quatre semaines à venir. Je n’en ai pas été étonné. Ce qui m'a surpris, c’est qu’alors qu’il ne lit jamais mon Journal et n’a donc aucune nouvelle de moi, il ne me demande pas « Et toi ? ».
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Explosion de décibels au jardin l’après-midi, alors que j’y termine de tapoter mes notes de lecture du second volume du Journal de Korneï Tchoukovski. Je reste stoïque. N’y a-t-il pas là parmi les confinés deux propriétaires résidents chargés de faire respecter le règlement de copropriété. Il semble qu’elle et lui soient sourds.
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Bé comme Brassens. Dans la platine de ma chaîne hifi, les cédés de ses débuts, des chansons qui datent des années qui ont suivi celle de ma naissance et qui ont bercé mon enfance par le biais de la radio. Ses meilleures. Plus tard, il est devenu besogneux.
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L'herbe est douce à Pâques fleuries /.Jetons mes sabots, tes galoches / Et, légers comme des cabris / Courons après les sons de cloches ! C’était du temps où on pouvait passer le pont.
 

10 avril 2020


Ce jeudi matin je m’autorise la plus longue sortie réglementaire que j’aie jamais faite depuis le début de la confinerie, une sorte de visite touristique de la ville sans la moindre concurrence : Archevêché, Cathédrale, Gros Horloge, Vieux Marché, Eglise de la Jeanne, Rêve de l’Escalier, Sainte-Croix des Pelletiers, square Verdrel, Musée des Beaux-Arts, Musée de la Ferronnerie, Hôtel de Ville, Abbatiale Saint-Ouen, ancienne abbaye Saint-Amand, le tout en un peu plus d’une demi-heure.
De retour dans ma ruelle, j’y trouve devant la porte cochère de la copropriété un homme occupé à laver à grande eau les poubelles qui depuis trois semaines étaient sorties et rentrées par l’un des résidents. Poliment, je lui demande de se reculer un peu afin que je passe à une distance raisonnable de sa personne (la venelle ayant à cet endroit moins d’un mètre de largeur) puis je lui souhaite bon courage et entre chez moi par ma porte personnelle. Je n’emploie plus que celle-ci et pour ce qui est des poubelles collectives ne les utilise plus, préférant aller déposer mon sac en plastique noir directement dans la rue Saint-Romain.
C’est une journée à passer son temps dehors et je me félicite d’avoir, il y a vingt ans, choisi un logement avec jardin collectif. Certains de mes codétenus n’y mettent le pied que pour le traverser quand ils sortent. D’autres, pour y faire quelque chose en rapport avec la végétation (plantation, tonte, arrosage). Je suis le seul à y être aussi souvent et aussi longtemps, mais ce jour, commençant à suer à grosses gouttes pour cause de forte chaleur, je suis contraint de quitter le banc vers treize heures trente. Ce n’est pas le moment de mourir d’une insolation. Avant de refermer le Journal de Samuel Pepys, je retiens ceci, daté du seize août mil six cent soixante et un :
Au bureau toute la matinée, quoique peu de choses à faire, car tous nos commis sont partis aux funérailles de Thomas Whitton, l’un des commis du contrôleur de la Marine, jeune homme fort intelligent et apparemment aussi assuré de vivre qu’aucun autre commis de bureau. Mais l’heure est à la maladie dans la Cité, comme partout en province (une espèce de fièvre), comme on n’en a quasiment jamais connue, sauf en période d’épidémie.
En sont morts, entres autres, le fameux Thomas Fuller – et le Dr Nicholas, doyen de Saint-Paul ; et milord le général Monck est fort gravement malade.
Une note infrapaginale indique que selon les chiffres officiels, cette fièvre fit cette année-là à Londres trois mille quatre cent quatre-vingt-dix morts.
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Me voici à Angelo Branduardi, dans la réécoute de mes cédés francophones par ordre alphabétique, avec notamment Toujours, qui regroupe ses meilleures titres dont A la foire de l’Est que je faisais écouter à mes élèves de maternelle et La demoiselle qui me rappelle quand je l’écoutais en voiture sur la route des vacances avec l’une assise à ma droite.
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C'est la demoiselle / Marchant sur le ruisseau / Qui t'a rendu bien malade / Elle t'a pris ton ombre / Ton rire, ta joie / Et ne reviendra pas
Dans le grand silence / Des souvenirs perdus / Tu trembles et tu t'agites / Tu veux ton enfance / Ton ombre, ta voix / Elles ne reviendront pas
 

9 avril 2020


Si promener son chien est devenu une activité prisée, et répétée plusieurs fois par jour par les propriétaires desdits, il semble que ramasser sa merde ne soit plus d’actualité. Je le constate en étant encore une fois le premier client du Fournil du Carré d’Or, la boulangerie de la rue Saint-Nicolas. Mon pain Nordik acheté, je rentre en regardant attentivement où je mets le pied.
Cette fois-ci, c’est vraiment le printemps. Je fais une photo du banc du jardin en attendant que le soleil l’atteigne, puis j’écoute Bourvil, une compilation de ses succès du début, chargés d’allusions vicieuses, des chansons qui plaisaient beaucoup à celle qui est confinée à Paris, notamment Le maître-nageur, qu’elle aimait chanter à la manière niaise de son créateur.
Tiens, après plusieurs semaines sans nettoyage, un homme et une femme de ménage viennent ce mercredi matin entretenir les parties communes, des nouveaux, démunis de masques, qui se donnent bien du mal, ce qui vaut à mon pas de porte d’être balayé et désherbé, ce qui ne lui était jamais arrivé que par mes soins.
Dans le jardin, je poursuis ma lecture de Samuel Pepys, quittant notre piteux vingt et unième siècle pour le dix-septième anglais dans lequel le raffinement (musique, théâtre, bonne chère) côtoyait la pire cruauté (écartèlements, décapitations et pendaisons publiques) et l’acceptation de la fatalité (morts post-natales pour les enfants et de la petite vérole pour les adultes, en attendant la peste). Rien ne semble perturber le jeune Pepys, toujours satisfait de sa vie, surtout quand il gagne de l’argent sans rien faire ou embrasse (et davantage) une femme qui n’est pas la sienne.
En revanche, au vingtième siècle soviétique, Tchoukovski, dont je tape des extraits du Journal à l’ombre, n’est pas à la fête:
Nuit du premier avril mil neuf cent cinquante-deux, minuit pile : J’ai soixante-dix ans. J’ai l’âme aussi sereine qu’un mort. J’ai derrière moi cinquante années de bagne, de ratage, d’incompétence, de galère, des milliers d’échecs, d’erreurs et de faux pas. L’amour a été chiche avec moi. Je n’ai pas un ami, personne de proche. Lida s’efforce de m’aimer et croit qu’elle m’aime. Mais elle ne m’aime pas. Nicolas, qui a un naturel poétique, est plein de pitié pour moi, mais au bout de deux minutes il s’ennuie avec moi, et il a sans doute raison… Lioucha… Mais depuis quand les jeunes filles de vingt ans se plaisent-elles avec leur grand-père ? On ne trouve ça que chez Dickens et dans les mélodrames. Un grand-père, c’est quelque chose qui ne vous comprend pas, qui est condamné à disparaître, qu’on ne connaît qu’au début de sa vie et avec qui il est inutile de nouer des relations durables. (Lida, sa femme ; Nicolas, son fils ; Lioucha, sa petite-fille)
Quand je rentre dans l’appartement, vers seize heures, mon téléphone sonne. Celle qui est confinée à Paris m’appelle alors qu’elle range sa bibliothèque, dont une grosse majorité des livres lui viennent de moi. Nous y procédons ensemble pendant trois quarts d’heure, ce qui constitue sans doute le plus long téléphonage de notre histoire. Quelques livres seront mis à la rue, à la disposition de qui passe.
                                                                  *
A quoi bon désormais s’occuper encore de politique puisqu’il n’y a plus d’autre perspective que de gérer une interminable crise sanitaire et économique, semble s’être dit Bernie Sanders qui renonce à tenter d’être le candidat démocrate à la Présidentielle américaine.
                                                                  *
« Je hais la prudence, elle ne vous amène à rien », déclarait Jacques Brel qui aurait pu avoir quatre-vingt-onze ans ce huit avril. Imprudent, il le fut toute sa vie, notamment en fumant, ce qui lui valut un cancer des poumons. Son propos, à rebours de ce qu’on entend tous les jours, me fait du bien.
 

8 avril 2020


Ce mardi, je suis réveillé à quatre heures et demie par les goélands qui piaillent comme à chaque printemps. Une petite lumière rouge clignotante me rappelle la panne de ma box Internet. Il en est ainsi depuis la veille au soir. Tout débrancher puis tout rebrancher n’y change rien. Me voilà bien. N’ayant pas de smartphone, c’est mon seul moyen d’être connecté avec le monde entier. Avant guerre, j’avais comme plan Bé d’aller dans un café et de profiter de sa ouifi. C’est terminé. Plus d’Internet, cela signifie aussi pour moi ne plus pouvoir communiquer avec la poignée de personnes que je connais de près ou de loin. C’est encore ne plus être en mesure de quotidiennement publier mon Journal. Bref, c’est disparaître.
Je remets le moment d’appeler Orange à mon retour de courses. Je fais celles-ci de façon express chez U Express. En rentrant, je coince la fermeture à glissière de mon blouson dans mon écharpe. Me voilà bien. Prisonnier de ce vêtement que je ne peux enlever par le haut, j’envisage de découper sa fermeture au ciseau, lorsque de façon subite elle se débloque. Monté dans ma chambre, je constate que le voyant rouge a disparu de ma box. Finalement, tout va bien.
Sans perdre de temps, je communique mon numéro de téléphone fixe à mes connaissances du réseau social Effe Bé afin qu’en cas de récidive, celles et ceux qui se soucient de moi aient la possibilité de prendre de mes nouvelles (ce numéro est dans l’annuaire, mais peu de personnes ont le réflexe de le consulter).
Mon texte du jour publié, je reprends l’écoute alphabétique du domaine francophone de ma cédéthèque avec Histoires courtes de Blues Trottoir dans lequel j’aime la voix enfantine de Clémence Lhomme, puis enchaîne avec le bilingue Lili Boniche : une compilation de ses succès puis son Live à l’Olympia.
Il fait beau ce mardi sept avril, « Journée Mondiale de la Santé ». Au soleil du jardin, je lis le toujours battant Samuel Pepys puis à l’ombre tapote mes notes du déprimé Korneï Tchoukovski. Cela fait un équilibre.
                                                                          *
Une prise du pouvoir par les militaires, j’en percevais l’éventualité vers deux mille trente, deux mille quarante, selon la gravité du changement climatique, mais une prise du pouvoir en deux mille vingt par les médecins pour cause de catastrophe sanitaire, ça je ne l’avais pas du tout envisagé, ni que sa première conséquence serait la fermeture de tous les cafés (la vox populi : « C’est pour ton bien »)
                                                                          *
Du trio aux ordres des médecins, Macron, Philippe, Véran, celui qui semble le plus affecté est le Premier Ministre. Pour indice son lapsus en forme de contrepèterie à l’Assemblée Nationale : « Le circus virule ».
 

7 avril 2020


Pas une nuit sans un mauvais rêve. Cette fois, mon sac à dos, auquel je tiens puisque offert en cadeau, oublié dans un train. Au réveil le soulagement est bref car bien vite mon esprit est accaparé par ce cauchemar qui ne disparaît pas avec la fin du sommeil, un cauchemar à deux branches : risque de mourir de la maladie, vie réduite à pas grand-chose.
Ce pas grand-chose consiste ce lundi à acheter du pain puis à rentrer à la maison et à rester à l’intérieur puisque c’est jour de gris et de pluie. J’aimerais être capable de vivre cette vie telle qu’elle vient, comme le faisaient Samuel Pepys et ses contemporains qui savaient faire de chaque temps vide un temps plein en jouant d’un instrument ou en chantant.
A défaut, je poursuis et termine ma réécoute des cédés de Jane Birkin avec des titres adaptés à la situation : Dépression au-dessus d’un jardin, Ce mortel ennui.
Le soir venu, je regarde à la télévision où on en est. J’entends que le confinement n’est pas prêt de cesser et quand ce sera, les plus de soixante-cinq ans resteront bouclés. Plus personne ne fait état de « pistes prometteuses » en ce qui concerne les médicaments. Quant au vaccin, si on en trouve un, ce ne sera pas avant deux ans.
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Un qui n’a rien compris, Yvon Robert, toujours Maire de Rouen, qui dans une interviou demande à ce que le second tour des Municipales ait absolument lieu fin juin.
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Dans le même temps, France Musique promeut les abonnements pour la saison prochaine des Orchestres de Radio France. S’il est un domaine du spectacle vivant qui ne pourra reprendre de sitôt, c’est pourtant bien celui des concerts classiques et des opéras, dont le public est constitué en grosse majorité de plus de soixante-cinq ans.
 

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