Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

22 avril 2020


Soit Loïc Lachenal a lu le reproche que je lui faisais de se soucier de la survie de son institution culturelle (l’Opéra de Rouen) sans se soucier de celle de ses spectateurs, soit d’autres lui ont fait la même remarque, car son nouveau message est d’une teneur différente :
« Dans cette situation inédite nous devons tout d’abord penser à ceux qui souffrent et ceux qui se battent pour lutter contre l’épidémie en portant soins et réconforts aux malades, ainsi qu’à tous ceux qui nous permettent de continuer à vivre, nous alimenter, nous informer. »
Il poursuit :
« Mais il est de notre devoir de rêver et de penser aux prochains levers de rideaux, à la joie de vous retrouver, à celle de partager avec tous l’enthousiasme qui fait vivre au quotidien les équipes et les artistes de l’Opéra.
Pour cela, nous vous donnerons prochainement rendez-vous, pour découvrir ensemble, d’une manière ou d’une autre, la programmation de la saison 2020-2021. »
Cela montre (et il est loin d’être le seul) qu’il n’a pas pris conscience de la gravité de la situation.
Sauf si ce virus disparaît avec l’été (ce qui est loin d’être assuré, il prospère en Inde où il fait quarante degrés) ou si est découvert un médicament miracle (c’est de moins en moins probable), on en sera toujours au même point à l’automne (un éventuel vaccin n’est pas envisageable avant dix-huit mois), donc aucun rassemblement, notamment sous forme de public, ne sera possible.
C’est du moins ce que je pense. J’espère me tromper.
                                                                        *
Me tromper, je l’ai  fait en affirmant que le retour à l’école, le onze mai, était destiné à libérer les parents afin qu’ils retournent au travail. Cette rentrée n’étant que partielle, ce ne pourra être le cas.
J’imagine le casse-tête pour les enseignants et suis bien aise de ne plus en faire partie. Je sais aussi ce que vont subir les enfants, obligés de se plier à des règles contraires à leur nature.
                                                                        *
A-t-on jamais vu plus beau mois d’avril en Normandie ? Le soleil radieux me permet une nouvelle fois de rejoindre le banc du jardin le matin puis d’installer plateau et tréteaux sur la pelouse l’après-midi.
Une lettre du syndic de copropriété a ramené le calme du côté de la principale source de décibels. Reste le son des films que regarde chaque jour l’un qui s’en plaignait.
Le film achevé, c’est la tranquillité totale. Au point que, levant les yeux de mon ordinateur, je vois passer un rat le long d’un des murs. Il sort en passant sous la porte cochère. Aucun cri ne se fait entendre dans la ruelle, ce qui montre bien qu’elle est déserte.
                                                                        *
Trois cédés de Jil Caplan écoutés ce mardi : La Charmeuse de serpents, Avant qu’il ne soit trop tard,  Jil Caplan. Après sa période Jay Alanski, je ne l’ai plus suivie.
                                                                        *
Un chapeau, des chaussures que nous avons longtemps portés finissent, d’une manière inexplicable, par nous ressembler. remarquait Julien Green en mil neuf cent trente-trois. Point de chapeau pour moi, mais des chaussures épuisées, dont l’une trouée sur le côté.
 

21 avril 2020


S’il est un mail que je m’attends à recevoir en ce mois d’avril, c’est celui de mon ophtalmo de la clinique Mathilde m’annonçant l’annulation de notre rendez-vous de ce lundi vingt à quinze heures. Or il n’en est rien. Dubitatif, muni de l’attestation de déplacement dérogatoire relative aux « consultations et soins des patients atteints d’une affection de longue durée », je sors de chez moi à quatorze heures quinze pour une promenade de plus d’un kilomètre.
C’est la première fois depuis le début du confinage que je mets le pied dans la rue hors des heures très matinales. Je m’attends à y voir davantage de monde. Ce n’est pas le cas. Hormis de petits groupes de livreurs à vélo dans l’attente d’une commande à honorer, je ne croise que de rares piétons, rive droite comme rive gauche.
Un chemin de barrières mène à l’entrée principale de la clinique Mathilde. Celle-ci est munie d’un sas sous forme d’une tente blanche. Des infirmières en tenue y montent la garde. J’ai l’impression de voir clignoter des avertissements « danger » dans leurs yeux. L’une d’elles m’indique que pour le service d’ophtalmologie je dois faire le tour du bâtiment.
A cette entrée secondaire, un autre filtrage est en place. J’apprends, sans en être surpris, que mon ophtalmologue ne consulte pas.
Sur le chemin du retour, j’aperçois sur le trottoir d’en face un père et ses quatre enfants de la Génération Cinquante (celle qui connaîtra les cinquante degrés à l’ombre vers deux mille cinquante). Rue de la République, les livreurs bicyclistes sont toujours à l’arrêt, par grappes de trois, la tête à moins de cinquante centimètres l’un de l’autre, sans masque. Je les contourne à bonne distance.
Rentré, j’envoie un mail à celui qui n’a pas jugé nécessaire de me prévenir de son absence, lui demandant de m’envoyer par courrier une ordonnance pour les gouttes censées retarder le moment où je perdrai la vue. Le lira-t-il ?
                                                                      *
Début de la lettre Cé dans la réécoute de mes cédés francophones : le premier de Camille Le Sac des filles (les suivants avec ses expérimentations sonores m’ont éloigné d’elle) et le premier de Jil Caplan A peine 21 (en attendant les autres) :
Lui au moins il n’a rien à perdre / Alors que moi je n’ai rien vu / Les gens croient qu’il ne me touche pas / Mais il me touche mon petit vieux (Camille, Mon petit vieux)
J'ai si vite grandi et j'me sens tellement vieille / A peine vingt et un, ça vaut plus l'coup qu'j'essaye. (Jil Caplan, A peine 21)

20 avril 2020


Sept heures cinq, écris-je ce dimanche sur l’autorisation de sortie me donnant droit à une promenade d’une heure jusqu’à un kilomètre de mon logement. Le temps est fort brumeux, comme je le constate en arrivant sur les quais hauts de la Seine. Par le pont Corneille je rejoins l’île Lacroix qui m’était familière quand j’avais une voiture (elle y passait ses nuits en toute tranquillité).
Un peu après l’église orthodoxe Saint Silouane de l'Athos, je prends sur la gauche le chemin qui longe le fleuve. On est là comme à la campagne avec au fond la colline Sainte Catherine. Poursuivant, je trouve un bateau qui mérite la photographie puis arrive sous le pont Mathilde. Il ne serait pas raisonnable d’aller plus loin. Marchant sous le tablier de ce pont, je prends l’île par le travers, frôlant piscine et patinoire, puis, à hauteur du refuge de la Essepéha, j'emprunte le chemin qui mène à l’autre bras de la Seine. Un chien me repère, qui aboie mollement.
Sur cette rive le chemin est rectiligne et très étroit, pas plus d’un mètre de large avec vue dégagée. Il ne faudrait pas qu’un quidam s’engage en face. Il ne faudrait pas non plus que je trébuche et chois dans le fleuve. Au bout de l’île, près de l’ancre de la Jeanne (porte-hélicoptères), j’ai bonne vue sur la tour des Archives à bâbord et sur la Cathédrale à tribord. Il est temps de rentrer en passant sous le pont Corneille pour rejoindre l’escalier. Seuls êtres humains aperçus pendant cette balade : des vieilles et des vieux promenant leur chien.
Un dimanche à la campagne, un dimanche au bord de l’eau, un dimanche sous les ponts, ce qui s’appelle multiplier les aujourd’hui.
                                                                       *
Dans presque tous les journaux que je lis, un jour ou l’autre, il est question de Rouen. Dans celui de Julien Green, c’est à la date du mardi quinze mars mil neuf cent trente-trois :
L’autre jour, Pierre Meyer est mort dans un hôtel à Rouen. Il s’est empoisonné avec du véronal, volontairement peut-être. Son amant était avec lui, et avec eux une femme dont le rôle semble avoir été celui d’une voyeuse.
                                                                       *
Fin de la lettre Bé dans la réécoute de mes cédés francophones : Françoiz Breut (son premier), Rodolphe Burger (le bilingue Meteor-Show) et Buzy (son meilleur).
On peut trouver des alibis / Nier quelque chose qu'on a fait / Mais sur l'instant on ne peut pas / Nier qu'on est là où l'on est. (Françoiz Breut, Le don d’ubiquité)
                                                                      *
Résumé de l’intervention télévisée d’Edouard Philippe et Olivier Véran : tout va toujours aussi mal, on ne sait pas comment faire pour s’en sortir.
                                                                      *
Certains déplorent ce qu'ils appellent un relâchement du confinement ou la foule dans une rue commerçante. Le vrai problème, c’est qu’on est beaucoup trop nombreux.
Soixante-sept millions de Français, c’est insensé. Et il en ainsi dans la plupart des pays, parfois c’est bien pire. Je crains que le merdier dans lequel nous sommes ne dissuade pas certains de continuer à se reproduire.
                                                                      *
Plus d’un mois que je n’ai pas vu un enfant. Je ne m’en plains pas.
 

19 avril 2020


Une bonne nouvelle ce samedi au lever : Macron a décidé que les vieux seront libérés en même temps que le reste de la volaille, sous leur entière responsabilité. Je craignais tant qu’il en soit autrement, sur l’injonction des vieux médecins, que j’en étais venu à envisager la pire extrémité : reprendre officiellement le travail pour échapper à cette mesure discriminatoire, en me déclarant auto-entrepreneur. Tout en ne travaillant pas, simplement pour bénéficier de la liberté de mouvement. Renseignements pris, ce n’est aussi simple. Il ne suffit pas de s’inscrire, d’obtenir une immatriculation professionnelle, et basta. Bon, n’en parlons plus, avant que, autre piste envisagée, je me fasse teindre les cheveux pour échapper au contrôle au faciès, l’affaire est réglée. Du moins, je l’espère.
C’est jour de concert à la Cathédrale. Le carillonneur ne manque pas de rendre hommage à Christophe en commençant par Les Mots bleus, puis vient La Tendresse de Bourvil, ensuite je ne sais pas. Pendant ce temps j’avance dans ma lecture du premier tome du Journal de Samuel Pepys. La peste est à Amsterdam, les bateaux arrivant sur la Tamise sont mis en quarantaine pour trente jours.
Vivant à l’heure solaire, je dois attendre un peu plus longtemps chaque jour que l’ombre soit suffisante pour m’installer dehors avec mon ordinateur, relisant pour le noter dans sa mémoire ce que du Journal intégral de Julien Green m’a semblé le plus percutant. Ainsi le lundi quatorze novembre mil neuf cent trente-deux : Rencontré hier, dans le tramway, Mauriac qui me demande si je ne veux pas faire une vie de saint pour une nouvelle collection qu’il dirige ! Maurois fera saint Ignace ! Vaudoyer, sainte Hélène ! Ah, quelle ignoble cochonnerie que ces petits hommes ! Nous aurons bientôt la vie pure et glorieuse de sainte Nitouche, la vie tourmentée de saint Glinglin, etc. Mauriac qui ne peut s’empêcher de rire, un peu gêné, me propose saint Louis de Gonzague, qui refusait d’embrasser sa mère parce que cette action est entachée d’impureté. Que je méprise ce catholicisme de littérateurs !
                                                                *
Encore quelques Jacques Brel écoutés ce jour : son concert à l’Olympia en mil neuf cent soixante-quatre, Aux suivants (des reprisses intéressantes, notamment par Bashnug, Arno, Annegarn) et sa comédie musicale L'Homme de la Mancha où je trouve une description parfaite de la situation actuelle : Pauvre monde, insupportable monde / C'en est trop, tu es tombé trop bas / Tu es trop gris, tu es trop laid.
Aussi ce conseil pour plus tard : Partir où personne ne part.
 

18 avril 2020


La nouvelle redoutée me parvient au réveil ce vendredi : Christophe est mort. Plus d’un demi-siècle de compagnonnage sonore cesse en cette détestable année deux mille vingt. J’avais quatorze ans en mil neuf cent soixante-cinq, époque des tubes de l’été et du hit-parade, lorsque Aline de Christophe et Capri c’est fini d’Hervé Vilard se livraient à une rude bataille pour la tête du classement sur les ondes d’Europe Numéro Un et de Radio Luxembourg. Ensuite les chansons de Christophe, le dandy de nuit, aux paroles souvent guimauve mais sublimées par la musique (le son, comme il disait) et par sa voix, m’ont le plus souvent séduit d’année en année. Une unique fois je le vis sur scène, un concert d’excellente qualité, au Hangar Vingt-Trois en novembre deux mille dix ; j’ai raconté ça dans ce Journal.
Bizarrement, sa famille s’entête à dire qu’il est mort d’un emphysème. S’il était atteint de cette maladie chronique (facteur de comorbidité), il l’était surtout du Covid Dix-Neuf puisqu’il a fait partie d’un convoi de malades transportés de Paris à Brest. On dirait que sa femme et sa fille pensent qu’il s’agit d’une maladie honteuse.
A huit heures trente-cinq, muni d’une officielle dérogation dont la date et l’heure sont renseignées au stylo magique, j’entre chez U Express et emplis rapidement mon panier. Alors que je suis à la caisse s’approche de moi un bièreux venu chercher sa dose dont la toux m’inquiète. Du doigt, je lui enjoins de rester à distance.
-Je tousse mais c’est pas le corona, me dit-il, je tousse comme ça tous les matins.
Je préfèrerais qu’il se taise. Déjà, en temps normal, je ne supportais pas ce type d’affranchi à capuche, alors en cette saison,…
C’est fou le nombre de chansons que Jacques Brel a consacré au thème de la mort, me dis-je en achevant ma réécoute du dixième cédé du coffret que je possède, acheté il y a longtemps au vide grenier des Andelys. Et qui mieux que lui a évoqué, avec sa chanson Les Vieux, la vie de celles et ceux pour qui le confinement est à perpétuité.
Après avoir essuyé du banc les traces d’une averse, c’est dans un calme appréciable que je poursuis ma lecture du Journal de Samuel Pepys. Jaloux de l’intérêt que sa femme porte à son professeur de danse, il l’expédie à la campagne chez ses parents à lui et, en son absence, oublie ses bonnes résolutions avec des femmes qu’il se reproche ensuite d’avoir « chiffonnées », « lutinées » ou « patinées ».
Depuis quelques jours des fleurs blanches en forme de calice embellissent le jardin et ce vendredi, au faîte d’un bâtiment voisin, un oiseau lance des trilles jamais entendus. Je ne connais ni le nom de la plante ni celui du volatile et n’ai pas envie de les savoir.
                                                                               *
Capri c’est fini était la chanson préférée de Marguerite Duras. J’ai entendu un jour Yann Andréa avec qui elle formait un couple hors du commun, raconter sur France Culture que lors d’une de leurs disputes, alors qu’il quittait les lieux avec son sac, elle lui avait lancé le quarante-cinq tours d’Hervé Vilard du balcon de son appartement des Roches Noires. Sur la pochette, elle avait rageusement écrit : « Cette fois c’est vraiment fini ». Quelques jours plus tard il sonnait à sa porte. Elle le fit entrer et la première chose qu’elle voulut savoir,  c’est s’il avait le disque d’Hervé Vilard.
 

17 avril 2020


Ayant appris que Guillaume Erner avait repris l’antenne honteusement laissée à France Inter j’abandonne France Musique ce jeudi matin pour les Matins de France Culture. L’émission est à peu près la même qu’avant, sauf que France Inter y crache toujours ses informations. J’essaie d’éviter les postillons.
Je manque dix minutes d’émission pour être à sept heures trente-cinq à la boulangerie où la patronne n’est toujours pas munie de masque. Depuis le début de la confinerie, j’y dépense la monnaie de ma bourse spéciale vide greniers, lesquels ne sont pas prêts d’avoir à nouveau lieu, et quand bien même seraient-ils autorisés que je n’irais pas.
A partir de mil neuf cent soixante-deux, Jacques Brel, cela devient vraiment bien. J’ai le temps d’écouter deux cédés avant d’aller lire Pepys au soleil sur le banc puis, la température ayant remonté, je peux à nouveau sortir plateau et tréteaux pour taper mes notes concernant le Journal intégral de Julien Green.
A 5 heures, visite de Stefan Zweig, petit Juif aimable qui me fait des compliments. Comme nous parlons des menaces de l’avenir, il me dit : « Rendons grâces à Dieu de ce que, dans une création où tant de choses nous sont hostiles, les éléphants n’ont point d’ailes, ni l’Allemagne d’unité. » Il ne croit pas au danger du pangermanisme, mais bien à la fin du monde tel que nous l’avons connu. « Vous verrez, dit-il, tout se fera par des usines. Il n’y aura plus de petits relieurs, plus de raccommodeurs de porcelaine dans les rues. » Si c’est vrai, j’aime mieux m’en aller. écrivait Julien Green le mercredi trente décembre mil neuf cent trente et un.
Avant de me replier dans l’appartement j’ouvre ma boîte à lettres qui est le plus souvent vide. Pas cette fois, deux missives s’y trouvent.
Sur l’enveloppe de la plus grande, bien qu’elle ne m’ait pas écrit depuis plusieurs années, je reconnais l’écriture de celle qui est confinée à Paris. A l’intérieur, je découvre une lettre d’icelle accompagnée d’une liasse d’attestations de déplacement dérogatoire et de stylos magiques permettant d’effacer date et heure. Cette surprise, qui a mis neuf jours à me parvenir, me fait du bien.
L’autre courrier m’est envoyé par la Direction de la Solidarité et de la Cohésion Sociale de la Ville de Rouen. On me propose de m’inscrire au Plan d’Alerte Solidarités Seniors au titre de personne « fragile ». Cette circulaire est signée par le toujours Maire de Rouen. Il a un an de plus que moi. Yvon, rentre à la maison.
                                                                *
Hospitalisé en Espagne depuis la fin du mois de février, l’écrivain chilien Luis Sepulveda, soixante-dix ans,  est mort ce jour du Covid Dix-Neuf.
 

16 avril 2020


Ce n’est pas sans appréhension que je me prépare à aller à la Grande Pharmacies du Centre ce mercredi matin afin de renouveler les gouttes qui permettent à mes yeux de subir moins de tension. Une pharmacie, c’est un lieu dangereux puisque fréquenté par des malades, dont ceux du coronavirus.
Pour être le premier client je m’y rends dès huit heures cinquante. De quoi profiter pendant dix minutes de la beauté de la Cathédrale qui lui fait face. Nul ne me rejoint et à l’ouverture je suis seul et rassuré. Mon ordonnance a épuisé ses six renouvellements, mais de manière dérogatoire la pharmacienne me délivre un nouveau flacon du médicament qui donne l’illusion d’être soigné. Aurai-je le temps de devenir aveugle avant d’être mort ? La réponse n’est plus la même désormais.
Si le jardin où je suis cloîtré pour lire Pepys a l’avantage de ne pas être trop sujet au vent frais, il est en revanche soumis aux aléas de la vie en codétention.
-Ça vous gêne pas la musique pour lire ? me demande le voisin du troisième quand il passe devant moi.
-Faut s’accommoder de tout, lui réponds je.
-Oui mais y a aucun respect.
Encore un qui voudrait que ce soit moi qui me mêle de ce problème à sa place. Il n’en est pas question. Ayant eu pour habitude, avant-guerre, de lire dans des cafés à musique forte, je suis rôdé. Par ailleurs, j’ai décidé de ne plus m’occuper de ce qui se passe dans la copropriété.
En ayant terminé avec Brassens, c’est en écoutant Jacques Brel, dont je possède un coffret de dix cédés, que je poursuis le tapotage des notes de lecture du premier tome du Journal intégral de Julien Green. Les débuts de Brel furent laborieux, que de niaiseries religieuses dans ses premières chansons, mais on y trouve quelques pépites, dont les antireligieuses Grand Jacques, Le Diable ou La Dame patronnesse.
Le mardi vingt-deux décembre mil neuf cent trente et un, Julien Green écoutait lui aussi un disque : Après déjeuner, audition d’un disque de Joyce écouté dans un silence religieux, ce qui me fait sourire, car l’érotisme de Joyce est d’une souveraine impudeur, mais comme c’est en anglais, cela passe très bien. Louis Gillet, texte en main (Anna Livia Plurabelle), commente les saletés à mi-voix, assis tout près d’Anne qui est fort gênée. J’entends le vieux satyre qui murmure : «  Oui, virginals, c'est-à-dire les appâts, la poitrine, les seins d’une fillette qui n’est pas encore mûre. » J’ai l’impression qu’il trouve Anne à son goût. (Anne est la sœur de Julien qui a pour amant Robert, tous trois vivant dans le même appartement).
                                                                     *
Hallucinant de voir à la télé ce vieux médecin, Président du Conseil Scientifique, déclarer qu’il faudra que les vieux soient confinés jusqu’à la fin de l’année. Qu’il commence par donner l’exemple en restant à la maison.
                                                                     *
Autre vieux médecin pas à la maison, Professeur Raoult, le Mage de Marseille. Il déclare que par chez lui la pandémie disparaît avec l’arrivée du printemps. A son début, il déclarait « Ce virus n'est pas si méchant, ce n'est pas un meurtrier aveugle. »
                                                                     *
Vouloir maintenir les vieux en détention, c’est avouer que les gestes barrières (comme ils disent) ne suffisent pas, et donc que tout le monde est en danger et devrait rester confiné.
                                                                     *
Discriminer les vieux, c’est une mesure non autorisée par la loi. J’espère qu’il y aura des associations pour mettre cette affaire devant la Justice.
 

15 avril 2020


Ce mardi, arrivant un peu après l’ouverture chez U Express, je constate que les employé(e)s, en sus de leur masque, portent désormais une sorte de visière en plexiglas qui leur couvre le visage. Je pense être le seul client, jusqu’à ce qu’à un croisement d’allées je découvre une jeune et jolie personne qui s’efface pour me laisser passer avec un grand sourire que je lui rends. Depuis combien de jours un tel échange de sourires ne m’avait-il pas été permis ?
Poursuivant ma réécoute des disques de Brassens dans l’ordre chronologique, j’arrive à sa période insupportable, d’abord avec Misogynie à part, un monument de beauferie, puis, et là on touche le fond, avec Les Casseuses Quand vous ne nous les caressez / Pas, chéries, vous nous les cassez., une chanson dans laquelle il qualifie sa femme de « bâton merdeux ». J’en ai assez entendu. Je me signe une attestation dérogatoire me donnant le droit de ne pas écouter les six cédés de ses concerts à Bobino et ailleurs, mets quand même dans ma platine Les oiseaux de passage, le cédé de reprises de ses chansons par la jeune génération, dans lequel je ne trouve guère de bon.
Toutefois j’étais quelque peu irrité par la négligence de ma femme, qui a laissé son écharpe, son corselet et ses vêtements de nuit dans la voiture qui nous a ramenés aujourd’hui de Westminster ; j’avoue qu’elle me les avaient confiés – mais elle est fautive de ne s’être pas assurée que je les avais effectivement sortis de la voiture. écrit Samuel Pepys, le six janvier mil six soixante-trois. Cette absolue mauvaise foi me ravit. J’en suis à un peu plus de la moitié des mille trois cent cinquante pages du premier tome de son Journal que malgré la fraîcheur le soleil me permet de lire encore une fois sur le banc du jardin.
Dans l’après-midi m’appelle celle qui est confinée dans la capitale et est plus libre de circuler que moi en raison de son statut de travailleuse indépendante. Grâce à la distanciation sociale, elle peut se permettre les petites robes de printemps que lui interdisait le harcèlement de rue. Cela lui rappelle son année new-yorkaise pendant laquelle elle se vêtait de tenues impossibles à mettre à Paris. Je me souviens du petit chorte vert qu’elle portait le jour où elle m’accueillit à JFK Airport.
                                                                *
Le Tour de France en août septembre ? On voit par-là qu’on n’a pas les pieds sur terre quand on fait du vélo.
                                                                *
Leçon à tirer des deux guerres précédentes, l’une ne devait durer que quelques mois, l’autre ne jamais commencer, cinq années pour la première, sept pour la deuxième.
 

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