Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

16 janvier 2018


Huit heures vingt-cinq, c’est l’heure de mon retour à la maison ce lundi matin après ma visite annuelle chez l’ophtalmologue dont le cabinet est à cinq minutes à pied. J’ai en main l’ordonnance pour les gouttes qui sont censées prévenir le risque de glaucome. S’agissant de la tension mesurée par l’envoi d’un jet d’air comprimé dans chaque œil, c’est plutôt mieux que l’année dernière, m’a-t-elle dit évasivement. Je ne lui ai pas demandé de précision. Pas envie d’en savoir plus sur quelque chose que je ne peux maîtriser.
Si je suis rentré si tôt, c’est que je n’ai pas eu à subir l’examen de champ visuel qui se passait ordinairement à droite au fond du couloir sous la responsabilité de la secrétaire. L’antique machine destinée à vérifier ma capacité à déceler les petites lumières en haut, en bas, à gauche, à droite, sans oublier les diagonales, doit être hors d’usage et trop chère à remplacer.
Cela me vaut une deuxième ordonnance pour aller subir à la Clinique Mathilde cette épreuve qui met à mal ma capacité de ne pas laisser errer mon esprit, mes bonnes réponses devant plus au hasard qu’à mes aptitudes visuelles, j’en ai peur.
                                                         *
Lemaire et son lait. Une trentaine de bébés malades en France et un en Espagne, des dizaines de milliers d’autres ayant bu le même lait contaminé de chez Lactalis sans le moindre souci de santé. Il en fait du bruit Bruno Lemaire (Ministre de l’Economie) pour cet événement sans gravité. Je le soupçonne de faire son beurre. Longue conservation (jusqu’à la prochaine Présidentielle).
                                                         *
Morin et sa monnaie. Notre Duc de Normandie est occupé à créer son viking ou drakkar avec lequel il sera loisible de payer dans toute la province. Achetez normand, consommez normand, on connaît la chanson. Quatre cent mille euros sont dépensés à cette fin nombriliste.
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Cette fille a du courage. écrivais-je de Tristane Banon le vingt et un septembre deux mille onze après l’avoir regardée sur Canal Plus évoquer l’agression sexuelle dont elle avait été victime de la part de Dominique Strauss-Kahn.
«Qu’est-ce que j’aurais aimé, moi, en 2011, qu’il y ait des hashtags #MeToo en soutien ! Et elles étaient là, toutes ces femmes. La preuve, c’est qu’elles sont là aujourd’hui.» déclare-t-elle au Figaro.
 

15 janvier 2018


Je suis de retour à l’Opéra de Rouen ce dimanche après-midi pour un concert de musique de chambre américaine. Tandis que je me chauffe au soleil contre mon pilier préféré, des sexagénaires parlent cinéma :
-Vas-y, dis-nous le speech, comme ils disent maintenant, dit l’une à une autre.
-Le pitch, pas le speech, corrige une troisième.
Quand approchent seize heures je suis étonné de voir une telle affluence pour ce premier concert de l’année, pas une place de libre en orchestre et en corbeille, le deuxième balcon partiellement occupé.
Pour ma part, j’ai une bonne place au premier rang de corbeille avec vue sur le piano près de deux dames qui parlent d’un homme à la retraite. Ne pouvant vivre sans travailler, il s’est inscrit via Internet pour vendre des maisons. « Il paie deux cents euros par mois pour ça et il n’en a vendu qu’une en un an. Les maisons dans l’Orne, ça ne se vend pas. » Au bout de la rangée est un de ces malheureux dont l’abonnement allait de janvier à janvier. L’en voici privé par la volonté du nouveau Directeur, Loïc Lachenal. « On nous fait une fleur, on a droit à un demi-tarif sur les spectacles du reste de la saison. »
C’est d’abord la Sonate pour clarinette et piano de Leonard Bernstein pour laquelle entrent en scène Christian Erbslöh et Naoko Yoshimura. « Elle est mignonne », déclare un homme derrière moi, qui n’est pas informé qu’on ne dit plus ça. C’est surtout une très bonne musicienne et le duo est applaudi comme il le mérite.
Suit le bien connu Adagio pour quatuor à cordes de Samuel Barber « qui fut joué aussi bien aux obsèques du Président Roosevelt et de bien des têtes couronnées qu’en hommage aux victimes de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo », indique le livret programme. Au moment précis où il s’achève, un téléphone sonne.
Le Sextuor pour clarinette, piano et cordes d’Aaron Copland termine cette première partie.
 A l’entracte, je demande à l’homme au chapeau s’il sera présent à la fin du mois pour le Fantasio d’Offenbach, un compositeur qui le rebute. « Tu le supportes toi ? », me demande-t il. « Plus que ça, j’aime Offenbach. », lui réponds-je. « C’est ton côté pervers. », conclut-il.
L’obscurité revenue dans la salle, une femme consulte le programme à l’aide de cette lampe de poche qu’est son smartphone. Cela ne plaît pas à une autre qui lui intime à voix forte l'ordre de l’éteindre. Un léger brouhaha de voisinage condamne cette exigence.
La Sonate pour violoncelle seul de George Crumb ramène le calme. Il est rare de voir et entendre un(e) musicien(ne) en solo sur scène (hormis les pianistes). Jacques Perez a donc toute l’attention de la salle pour lui. Il sort de l’épreuve sous des applaudissements copieux.
La femme au smartphone récidive. La mécontente aussi. « Il faut regarder le programme à l’entracte », claironne-t-elle. La première répond vertement à la seconde. Quelques autres l’applaudissent. Un ou deux allument leur propre téléphone. « C’est de la provocation », se plaint la seconde. J’ai rarement vu la salle autant nerveuse.
Le Quatuor à cordes numéro douze d’Antonin Dvořák, composé en juin mil huit cent quatre-vingt-treize à Spillville dans l’Iowa, ramène le calme. Sa superbe envolée finale suscite bien des applaudissements.
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Bien que je ne proteste pas à voix haute, je suis dans la camp de ceux qui préfèreraient que les smartphones ne s’allument pas dans le noir. Comme beaucoup de vieux, j’ai les yeux heurtés par les lumières vives. Ma visite annuelle chez l’ophtalmologue me dira demain matin où j’en suis.
 

13 janvier 2018


Délesté de sept euros et de mon sac à dos à La maison rouge, je pousse le rideau sur lequel est projeté en boucle un extrait du film Le Dernier des hommes de Murnau, une installation due à Christian Boltanski et réalisée pour l’exposition Etranger résident (la collection Marin Karmitz) que propose Antoine de Galbert.
La collection de cet ancien maoïste devenu homme d’affaires dans le cinéma est surtout constituée de photographies en noir et blanc qui sont autant de témoignages sur les tourments du vingtième siècle. La première est East River, New York d’André Kertész.
Un long couloir, une série de chambres, des images dues à des artistes connus ou inconnus de moi dont la liste serait trop longue, tiens Samuel Beckett à Tanger du sulfureux François-Marie Banier, tout cela est plongé dans une semi pénombre.
« Il y avait des kibboutz en Europe de l’Est ? » s’étonne une femme à cheveux blancs devant la série tirée de l’ouvrage du photographe lithuanien MoïVer. Elle a pourtant connu Hitler de son vivant.
La plupart de ces photos m’intéressent mais je suis davantage retenu par d’autres œuvres : L’Inconnue de la Seine de Man Ray, Chêne (étude d’un arbre) d’Otto Dix, Orgie de George Grosz, Personnage de Miro (un mini masque fiché dans une bite), les dessins de Stéphane Mandelbaum et de Tadeusz Kantor, La Mante religieuse de Germaine Richier, j’en passe.
Dans les salles du sous-sol, l’exposition se termine par de grandes installations : Les Spectres des couturières d’Annette Messager, Aminatas blanc de Christian Boltanski, et l’inquiétant Sleepers d’Abbas Kiarostami 
Remonté, je récupère mon sac et d’un coup de bus Vingt-Neuf vais voir s’il y a des livres pour moi au second Book-Off.
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Un train de dix-sept heures quarante-huit « mis en place tardivement », c’est-à-dire vingt minutes après l’heure où il aurait dû partir, puis restant sur place bien que par deux fois le chef de bord ait annoncé son « départ imminent », pour cause de problème technique sur la locomotive, cela finit par faire quarante-cinq minutes de retard au départ de Paris comme à l’arrivée à Rouen où des employés de la Senecefe distribuent des attestations donnant droit à un remboursement d’un quart du billet, sous forme de bon d’achat, à envoyer par courrier dont l’affranchissement est à la charge de l’usager.
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Un quart de neuf euros, en ce qui me concerne. Cela fait deux euros vingt-cinq, pas de quoi ruiner la Senecefe. D’autant qu’une petite note précise que la compensation n’est versée que si son montant est supérieur ou égal à quatre euros.
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Un seul prêt à craquer dans ce train qui fait Paris Rouen en deux heures, celui qui en plus doit enquêter au téléphone sur la disparition d’un colis qui devait lui être livré par Mondial Relay. Après une journée de travail, c’est beaucoup.
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Hervé Morin, Duc de Normandie, au sujet des problèmes ferroviaires : « Les lignes normandes, c’est le Moyen Age ».
C’est insulter le Moyen Age et oublier que pendant cinq ans il fut soutien et ministre de Sarkozy, lequel a travaillé à la dégradation (tout comme son successeur Hollande).
 

12 janvier 2018


« Le placement numéroté est suspendu jusqu’en février pour cause de repositionnement des voitures de première classe dans les trains », annonce une voix masculine peu de temps avant l’arrivée du sept heures cinquante-neuf pour Paris. Voilà une sage décision. Je m’étais déjà inquiété de savoir les plus aisés installés à l’avant des trains alors qu’en cas d’accident le danger de mort y est pire que dans les voitures centrales. La Senecefe va y mettre bon ordre et des pauvres ou des modestes.
Je m’installe au milieu du train, voiture Quatorze, et y lis Autoportrait d’Edouard Levé que publia Paul Otchakovsky-Laurens, lequel est mort en début du mois à Marie-Galante dans un accident de voiture. Je n’aime pas le son d’une famille dans le train, écrivait Levé. Pas de souci de cet ordre ce mercredi matin. Ma voisine la plus proche a aussi un livre en main, couvert de papier vert, ou bien qu’elle soit particulièrement soigneuse, ou bien qu’elle ne veuille pas montrer quoi.
La pluie vient de cesser lorsque je sors de la station de métro Ledru-Rollin. Le Café du Faubourg vient de rebaptiser sa partie restaurant du bobo nom de cantine (brasserie cela sent trop la sueur). J’y lis dans Le Parisien la relation de l’incendie volontaire à Créteil d’une épicerie casher déjà marquée de croix gammées dont le gérant est musulman, un triste évènement peu évoqué par les radios et les télés. Le café bu, je suis devant le rideau de Book-Off quand celui-ci se lève.
Ressorti avec quelques livres, je passe au marché d’Aligre. Les deux principaux vendeurs de livres n’y sont pas, découragés par la pluie annoncée, mais chez un autre j’achète pour deux euros les Œuvres complètes de Louis Pergaud dans l’édition qu’en fit le Club Diderot en mil neuf cent soixante-dix.
Je rejoins la Bastille et entre un peu avant midi au Rempart, rue Saint-Antoine. Velouté poireaux courgettes, bourguignon pommes vapeur et verre de vin italien un peu jeune, cela fait seize euros cinquante. L’addition réglée, je n’ai pas loin à marcher pour rejoindre La maison rouge, boulevard de la Bastille.
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Normandie nue sur le flanc des bus parisiens. L’annonce de ce film de Philippe Le Guay est aussi sur les écrans de la gare de Rouen. On y voit neuf quinquagénaires habillés campagnard (huit hommes et une femme) « prêts à tout pour sauver leur village ». Ils se tiennent debout dans un champ où doivent pousser les navets.
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Dans le métro, une jeune femme lit le posthume de Jean d’Ormesson Et moi, je vis toujours (Gallimard).
A la radio, j’ai capté une émission où une femme pleine d’esprit racontait des anecdotes désuètes, ce n’est que lorsque l’interviewer a nommé son interlocuteur que j’ai compris qu’il s’agissait de Jean d’Ormesson.  a écrit Edouard Levé dans son Autoportrait.
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Parmi les livres achetés un euro chez Book-Off : Mon année Salinger de Joanna Smith Rakoff (Albin Michel), L’indiscrétion des frères Goncourt de Roger Kempf (Grasset) et la première édition française d’Animal Farm de George Orwell par Gallimard sous le titre La République des Animaux, « fable traduite de l’anglais » (par qui ? ce n’est pas écrit ; on ne faisait aucun cas du traducteur en mil neuf cent soixante-quatre).
 

11 janvier 2018


Grimpé sur un tabouret, je prends des risques ce mardi matin en changeant l’ampoule électrique de mon escalier, laquelle est située au-dessus de cinq ou six mètres de vide. Plus de dix-huit ans que je vis dans cet appartement mais c’est la première fois que je dois me livrer à cette opération. Celle que j’enlève est une vieille comme on n’en fait plus, couverte de peinture, datant d’un temps où l’obsolescence n’était pas programmée. Celle que j’installe promet des économies d’énergie.
Heureux de me tirer indemne de cette action risquée, je décide de m’offrir un déjeuner à l’extérieur. Lors de la tempête Eleanor, l’étiquette demandant d’exempter ma boîte à lettres de publicités s’est à moitié décollée. Une main humaine a achevé de la ruiner. Avant d’avoir pris le temps d’en remettre une, j’ai été destinataire d’une liasse de publicités, parmi lesquelles Rouen Magazine, l’organe officiel de la municipalité, et le dépliant d’un restaurant japonais nommé Sushi appartenant à la chaîne Sushi Tong installé place de la République. Sans cette pub, je n’aurais pas connu son existence avant un moment. Je ne passe guère souvent par cet endroit depuis que je n’ai plus de voiture.
C’est donc là que je me rends ce mardi midi. Le lieu a bien changé. Je l’ai connu nommé L’Agriculture, brasserie bien de chez nous, un peu décatie, puis restaurant chinois d’apparence encore plus miséreuse. Tout a été refait. La responsable me mène à une table d’où j’ai vue sur le quai haut et j’étudie la carte. Un menu à volonté est proposé contre la modique somme de douze euros quatre-vingts. Point de buffet ici, il faut cocher les petites cases sur des fiches puis attendre d’être servi. Pour faire patienter, un coquetèle de bienvenue est offert par la maison.
D’autres arrivent qui ont lu la publicité, dont des très vieux. L’un deux pousse une chaise roulante dans laquelle est un homme qui n’est pas forcément son fils. Je l’ai déjà vu me semble-t-il dans un concert au Kalif ou ailleurs. Le duo est rejoint par un quinquagénaire hirsute qui a le profil de l’amateur de rock et lit Télérama.
C’est leur première fois à tous trois. Ils s’inquiètent des baguettes et trouvent compliqué le choix à faire. Dès l’arrivée de leurs soupes miso, c’est la catastrophe. L’homme hirsute renverse la sienne, moitié sur la table, moitié sur lui-même. Il se lève d’un bond, sauve son smartphone et son Télérama. La responsable éponge avec flegme et efficacité.
A côté d’eux, face à moi, mange un homme seul dont la volonté est énorme (ou faible). Je suis sidéré du nombre de brochettes qu’il enfourne. Sur sa table l’attendent les trois desserts qu’il a commandés, c'est-à-dire tout ce que propose la carte.
On me reverra chez Sushi dont l’ouverture arrive à point, les nouveaux responsables du Sushi Tokyo de la rue Verte ayant fait de ce restaurant un lieu où je n’ai plus envie d’aller.
                                                           *
Devant la vitrine de la boucherie charcuterie de la Croix de Pierre un homme se signe plusieurs fois au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. S’agit-il d’un fervent animaliste ou d’un échappé de l’asile ? Je penche pour la seconde hypothèse.
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Organisé par le Comité Commercial Saint-Marc et pompeusement nommé Foire à Tout de Rouen, un vide grenier devait avoir lieu ce dimanche quatorze janvier. Cette audacieuse initiative n’a pas résisté au principe de réalité, il est reporté au vingt et un mai. Un vide grenier en plein hiver, j’aurais bien voulu voir ça.
 

9 janvier 2018


Nouvelle du dimanche : la mort de France Gall suite à la récidive de son cancer du sein. C’est un autre petit morceau des années Soixante, celles pendant lesquelles je fus enfant et adolescent, qui disparaît.
Bien sûr, cette chanteuse eut une carrière postérieure, dans les années Quatre-Vingt, au temps du Mythe Errant, quand Michel Berger écrivit pour elle les chansons consensuelles qui sont dans toutes les têtes, mais la seule France Gall qui m’intéresse est celle du début, celle qui notamment chantait Gainsbourg. Sans toujours comprendre les paroles, dira-t-elle plus tard.
France Gall avait dix-neuf ans quand elle enregistra Les Sucettes. Elle était depuis l’âge de dix-sept ans avec Claude François dont la réputation d’érotomane n’est pas à faire, mais je pense qu’elle disait vrai. Moi-même, qui avais quinze ans, je n’y voyais pas malice. Globalement, cette chansonnette, qui passait à toute heure à la radio, n’était entendue qu’au premier degré en ce temps-là, tout comme le fut auparavant (mil neuf cent soixante-deux) celle de Sœur Sourire Dominique (nique nique).
Aujourd’hui, Les Sucettes est une aubaine pour les adeptes du Nouvel Ordre Moral. Elle leur est argument pour condamner l’époque. La Petite que chanta France Gall en duo avec Maurice Biraud les excite pareillement. Cette chansonnette, dont les paroles sont de son père, date de mil neuf cent soixante-huit. France Gall avait vingt et un ans mais pas le pouvoir de la refuser, dira-t-elle plus tard.
En revanche, c’est elle qui, au creux de la vague, alla rechercher l’horrible Serge Gainsbourg afin qu’il lui écrive la non moins louche Les Petits Ballons. C’était en mil neuf cent soixante-douze, France Gall avait vingt-cinq ans et en paraissait beaucoup moins. La manipulée devenue manipulatrice n’en tira pas le profit escompté.
                                                               *
Bye bye France Gall, toi qui riais si bien dans Pauvre Lola de Gainsbourg (mil neuf cent soixante-quatre).
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À peine sorti de la nuit/Et tu parles sans rire/De mourir/Attends un peu/Ce n'est pas le moment/De partir (Attends ou va-t-en, texte et musique de Serge Gainsbourg)
 

8 janvier 2018


Ce samedi matin me voici sur le trottoir devant la Poste principale de Rouen, rue de la Jeanne (d’autant plus principale qu’elle est désormais la seule de l’hypercentre). Il est neuf heures vingt-cinq et j’avais oublié que dans cette ville de province ce service public n’ouvrait ce jour qu’à neuf heures et demie. Une vingtaine de personnes désargentées me devancent, plus ou moins énervées et prêtes à bondir. Elles sont venues voir s’il y a quelque chose d’arrivé (comme elles disent), parmi lesquelles trois marginaux à chien sans laisse. Ce trio discute d’un quatrième qui vient de sortir (comprendre : de prison).
Nul doute que si ça n’ouvre pas à l’heure pile, plus d’un se dispose à taper dans la porte. Visibles à travers les vitres, les postiers sont manifestement tendus. C’est un homme à la peau noire qui se charge de faire entrer. Le groupe d’individus hostiles les uns aux autres s’engouffre par l’étroite ouverture et va faire file devant l’unique guichet.
Heureusement, je ne suis là que pour acheter des vignettes auprès d’un automate.
                                                              *
Comment se débarrasser d’un sapin déguirlandé de plus de deux mètres ? Au restaurant gastronomique étoilé L’Odas, on sait. Il suffit d’envoyer un serveur le balancer dans la rue Saint-Romain, comme je le vois faire ce vendredi matin.
Samedi matin, snobé par les éboueurs, l’arbre mort est toujours là.
Je te retrouve dimanche matin ayant parcouru une centaine de mètres jusqu’au carrefour avec ma ruelle. Enfilé dans une poubelle vide, il a été traîné là dans la nuit par des fêtards de ouiquennede.
                                                              *
L’Opéra de Florence qui change la fin de Carmen parce qu’il n’est plus possible d’applaudir le meurtre d’une femme par son amant.
Depuis quand, en applaudissant à la fin d’un spectacle, cautionne-t-on les crimes et délits qu’on y montre ou approuve-t-on les idées qu’on y exprime ?
S’il s’agit désormais de n’applaudir que les propos et les actes avec lesquels je suis d’accord, mes mains vont être souvent inactives.
                                                              *
Samedi matin aux infos de France Culture, à propos d’une note de surveillance qui aurait peut-être pu éviter le drame de Saint-Etienne-du-Rouvray, est évoqué cet attentat « qui a fait trois morts ».
Mettre sur le même plan le prêtre assassiné et les deux islamistes abattus par la Police, la victime et les coupables, je n’applaudis pas.
 

4 janvier 2018


En fin de nuit, du fond de mon lit, je comprends que contrairement à Carmen, même pas capable de souffler jusqu’à Rouen, Eleanor n’est pas une mauviette. L’alarme de magasin qu’elle a déclenchée en témoigne. Non seulement ça souffle fort mais il pleut à fond.
Quand approche l’heure de mon train pour Paris, la situation est la même. Vais-je me faire dracher pour prendre un train qui risque d’être bloqué en route. Je choisis la sagesse et renonce. Cela m’aidera à tenir au moins une semaine ma bonne résolution : acheter moins de livres cette année.
Quand la situation s’améliore un peu, je vais en vendre à la bouquinerie Le Rêve de l’Escalier puis je passe à la gare. Si la circulation des trains est interrompue entre Rouen et Le Havre ainsi qu’entre Rouen et Caen, la ligne Rouen Paris n’a pas cessé de fonctionner. Cependant comme le sept heures vingt-huit, pour lequel j’avais un billet, venant du Havre n’a pu atteindre Rouen, l’employé de la Senecefe, après consultation de ses supérieurs, accepte de me rembourser.
En rentrant je passe au Drugstore afin d’y acheter Charlie Hebdo. « Trois ans dans une boîte de conserve », est-il écrit en rouge au-dessus du titre du journal sur le dessin de Riss. Celui-ci montre par une trappe le visage d’un membre de la rédaction apeuré déclarant à celui qui se présente à la porte : « Le calendrier de Daech ? On a déjà donné. ».
L’ensemble du numéro est consacré à la vie des membres de l’équipe depuis les assassinats du sept janvier. Celle de ceux les plus protégés n’est pas enviable. Celles des autres n’ont plus. La menace est plus présente que jamais. Autre inquiétude, les ventes sont en baisse alors que le journal doit dépenser une fortune pour la sécurisation de ses locaux et leur surveillance par une police privée. Jacques Littauer, l’économiste qui a pris la suite de Bernard Maris, explique que non seulement il publie sous pseudonyme mais que personne, pas même ses parents, ne sait qu’il écrit dans Charlie Hebdo. C’est dire le courage dont fait preuve Guillaume Erner qui signe la page précédente et que j’écoute chaque matin sur France Culture au moment où j’écris.
                                                             *
Conséquence de la conjonction de la tempête Eleanor, de la pluie incessante et d’une grande marée, l’animation du jour se nomme Rouen Inondée. Toutes les constructions du bord de Seine ont l’eau à leur pied ou le pied dans l’eau. Des voitures nagent, aucune alerte locale n’ayant été donnée.
 

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