Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

30 juin 2018


Proust pèse lourd dans mon sac quand d’un coup de métro je rejoins Ledru-Rollin. Je vais d’abord au marché d’Aligre où l’antiquaire aux livres déstockés est de nouveau présent avec ses deux rabatteurs. Cette fois, tout est à un euro. Une aubaine dont je profite, trouvant là notamment une vieille édition de mil neuf cent cinquante-trois des Lettres de la maison des morts de Julius et Ethel Rosenberg (Gallimard) dont les pages n’ont pas été coupées.
Je passe ensuite chez Emmaüs faire don des quatre livres refusés par Book-Off puis entre dans mon Péhemmu chinois préféré.
-Alors, on change ou on change pas ? me demande la gentille serveuse.
-On change pas.
Elle me récite mon menu : « harengs pommes à l’huile, confit de canard pommes sautées salade, avec un quart de côtes-du-rhône et un café ».
C’est une belle journée d’été bien chaude. Tout en mangeant, j’observe par la vitre les jolies Parisiennes dans leurs tenues sexy. Elles ne les portent pas avec autant d’assurance que les filles de Montpellier. C’est le premier jour des soldes. Une femme blonde arpente la rue en répétant d’une voix de stentor  « Ils vont dépenser leur pognon comme des moutons ».
A l’issue de mon repas, j’entre dans le second Book-Off où parmi les romans à un euro, magie des livres mal classés, je trouve Journal d’une crise suivi de Correspondance de concert de Glenn Gould (Fayard).
La chaleur me déconseillant de faire davantage d’efforts, je vais lire à l’ombre, dans le port de l’Arsenal, le Points/Seuil Notre Guerre (Journal de Résistance 1940-1945) d’Agnès Humbert, historienne d’art prisonnière des nazis pour son implication dans le réseau du Musée de l’Homme, l’un des livres achetés au vide grenier de la Butte aux Cailles.
Après qu’il m’eût  été dit que l’administration n’allait pas me nourrir d’aspirine. Frau Vicom me donna un bon coup de poing dans l’estomac et me voilà partie en vol plané dans l’escalier… ayant pu m’accrocher à la rampe à moitié de l’étage, je n’ai pas eu de mal et il m’a été possible de méditer, pendant le restant de la journée, sur le traitement de la grippe en Allemagne.
Près de moi, un quadragénaire félicite un sexagénaire pour ses écritures :
-L’histoire que tu m’as racontée deux cents fois de Roland Garros avec la caméra qui revient sur la tante Hélène, je trouve que tu l’as écrite vraiment bien, avec légèreté.
                                                            *
De plus en plus de trottinettes électriques en libre-service sur les trottoirs et personne pour les utiliser ? Si, deux pré-branlotins dans le port de l’Arsenal. Ils font avec elles des dérapages contrôlés qui laissent des traces de pneu sur le sol.
                                                            *
En ce jour de grève, les barrières à Morin sont en fonction pour le seize heures vingt-huit qui va à Rouen. La voix enchaîne les messages anxiogènes : pas question de revenir en arrière une fois entré dans la zone, pas moyen de se faire accompagner dans la zone.
Ainsi, par la faute du Duc de Normandie, les vieux parents et les femmes enceintes ne peuvent plus avoir l’aide de leur famille pour s’installer dans le train.
                                                            *
Le dix-sept heures quarante-huit est en libre accès. C’est un Corail et il est climatisé. De plus, il part à l’heure. Les mêmes qui le matin, voulant encore dormir ou déjà travailler, demandent aux bavards de faire moins de bruit, au retour jouent bruyamment aux cartes, après la journée de labeur faut bien se détendre. Rien ne peut m’empêcher de lire.
 

29 juin 2018


Quand j’arrive à la gare de Rouen, ce mercredi, les trains pour Paris de six heures vingt et une et de six heures cinquante-quatre sont encore là pour cause de « restitution tardive de travaux à Gaillon » (il n’y a pas que dans l’art contemporain que l’usage du mot restitution fait florès). Je m’assois en attendant des nouvelles du mien, le sept heures vingt-quatre. « Les personnes qui ont des examens à Paris Saint-Lazare sont priées de se présenter à l’accueil », déclare la voix de la gare puis elle annonce que l’un des deux trains n’est pas en état de partir et invite ses voyageurs à le quitter pour s’installer dans l’autre. C’est une folle cavalcade pour remonter les escaliers puis descendre sur l’autre quai. Les moins rapides voyageront debout. Ce sont les plus vieux, les boitillants et les plus chargés. Pour voyager en train aujourd’hui mieux vaut être jeune, en bonne santé et sans bagage.
La voie deux étant encombrée par le train en panne, c’est de la trois que part le mien avec du retard. De plus, ce direct est devenu omnibus. Il arrive dans la capitale trente minutes après l’heure prévue. Les employés de la Senecefe distribuent les imprimés qui permettront à certains d’être partiellement remboursés. Ce faisant, ils créent un embouteillage. « Ils devraient distribuer les bons de retard au départ de chaque train, dit un voyageur, on gagnerait du temps. »
Etre en retard m’arrange. Cela me permet de ne pas être trop en avance devant le Book-Off de Quatre Septembre où j’ai un sac de livres à vendre. Alors que j’attends à la porte, une nymphette arrive et essaie de la pousser.
-C’est fermé, lui dis-je.
-Je suis la stagiaire, me répond cette enfant.
-C’est fermé quand même. Il y a encore des stages de troisième en cette fin d’année ?
-Je suis en quatrième, me dit-elle tandis qu’on lui ouvre.
Deux minutes plus tard, c’est à mon tour d’entrer. Quatre livres me sont refusés. Les autres me rapportent neuf euros quatre-vingts centimes. Je fais ensuite le tour des rayonnages à un euro, y trouve un mince livre de Rainer Maria Rilke intitulé Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, trente et une pages, chez Actes Sud, puis, sur un chariot, l’énorme Recherche du temps perdu en un seul volume, deux mille quatre cent huit pages, chez Quarto Gallimard, à un euro également, comment est-ce possible ?
Pendant ce temps la stagiaire met des livres dans les rayons sans jamais se laisser distraire.
                                                                 *
Aurélien Bellanger n’a pas la cote chez les bouquinistes rouennais. Ni Le Rêve de l’Escalier ni Les Mondes Magiques n’ont voulu de La Théorie de l'information dont la lecture m’avait déçu. Book-Off me le refuse, le trouvant un peu défraîchi. C’est pourtant là que je l’avais acheté, un euro. Plus qu’à le déposer chez Emmaüs, où il trouvera preneur pour deux euros.
 

28 juin 2018


Francisco de Goya demeura fidèle à son ami d’enfance Martin Zapater. Ils correspondirent longuement. Goya survécut vingt ans à Zapater. Leur correspondance s’arrête avant la mort du second (fâcherie ou perte des lettres on ne sait). Des Lettres à Martin Zapater de Francisco de Goya, traduites, préfacées et annotées par Danielle Auby, publiées en mil neuf cent quatre-vingt-huit par les éditions Alidades, lues en terrasse, au Son du Cor et au Sacre, j’ai tiré peu :
Sabatini s’est jeté sur quelques jolies esquisses que j’avais, je les avais déjà promises et toi tu étais en bonne place pour les avoir et maintenant me voilà les couilles au vent ! (décembre mil sept cent soixante-dix-huit)
Moi je veux faire ce qu’il me plaît et qu’il aille se faire foutre celui qui tient compte du monde et des fortunes de cour, je vois bien clairement que les ambitieux ne vivent pas qu’ils ne savent rien de l’endroit où ils vivent. (vingt octobre mil sept cent quatre-vingt-un)
                                                                 *
Intrigantes éditions Alidades.
Sises en quatre-vingt-huit à Sainte-Adresse où elles n’avaient pour adresse qu’une boîte postale, mais diffusées par Distique, elles sont maintenant à Thonon-les-Bains et n’ont plus de diffuseur :
« Nos ouvrages, pour la plupart de fabrication "maison" et de petit volume (de 24 à 64 pages), sont diffusés par nos soins, pour peu qu'on les demande, notre logique restant associative et non commerciale.
Comme de nombreux petits ou "micro" éditeurs, nous ne sommes guère en mesure de définir une "ligne éditoriale" : certains textes s'imposent, d'autres nous ennuient. » Leur catalogue est riche.
On ne peut accuser Alidades de harceler l’éventuel lecteur. Sur le réseau social Effe Bé, sa page est réservée aux amis. Ils ne sont que dix-sept.
                                                          *
La maison est la sépulture des femmes. dixit la femme de Goya, cité par son mari dans une lettre à Zapater.
 

27 juin 2018


Le beau temps est assuré ce dimanche, ce qui m’incite à aller à Bois-Guillaume pour le vide grenier annuel. A cette fin, je monte dans le premier bus Effe Un de la journée, départ à six heures quarante de République. J’en descends à la Mairie de cette commune de banlieue bourgeoise puis vais à pied jusqu’aux terrains de foute où ça déballe.
Si les vendeurs et vendeuses y proposent une marchandise de meilleure qualité que celle des pauvres de la rive gauche, elle n’en est pas moins d’aussi peu d’intérêt pour moi. Je fais plusieurs fois le circuit, que de livres de Busso et de Mussi ! Deux fois, je croise un homme qui porte autour du cou une pancarte « Proposez-moi des pin’s et des fèves », sa femme n’a pas l’air d’en être gênée. L’un des organisateurs s’en prend de façon agressive à un Chinois qui s’est installé sans autorisation, celui-ci n’est pas décidé à bouger. Je ne saurai pas comment se termine cet affrontement car je me trisse avec dans mon sac deux livres qui rembourseront mon déplacement.
Il faut que je me rende à l’évidence : plus aucun vide grenier de la région rouennaise n’est susceptible de me satisfaire.
                                                                *
Au Son du Cor, point de télé pour le foute heureusement, mais au Sacre, grand écran et drapeau tricolore de même taille fixé sur la façade, de quoi éviter au maximum l’endroit jusqu’à la fin de l’évènement totalitaire. J’y suis néanmoins le lundi faute de Son du Cor, vers midi, avant que ça commence.
L’autre semaine un homme tirant un chariot s’arrête à ma table et, me montrant la bouquinerie Le Rêve de l’Escalier fermée, me demande si c’est fermé.
-Il est en vacances cette semaine, lui dis-je, et en plus c’est fermé tous les lundis.
-Je sais, me répond ce casse-pied.
Passent trois hommes en costume.
-Il y a des bureaux dans cette rue ? me demande-t-il
-Je n’en sais rien, et de toute façon je ne suis pas là pour discuter.
Il va son chemin avec son chariot, puis passe un branlotin au bras cassé avec un plâtre bleu blanc rouge.
                                                               *
L’autre semaine aussi, pendant que je suis à la Poste de la rue de la Jeanne occupé avec un automate à qui je demande des vignettes d’affranchissement, l’alarme se déclenche. Un ordre d’évacuation est donné. Je décide de rester jusqu’à ce que toutes mes vignettes soient imprimées. Une postière vient me faire la leçon.
-Si vous voulez, je vous donne mon nom et vous me dénoncerez comme mauvais citoyen, lui dis-je.
Quand, assourdi, je sors avec elle et mes vignettes, je constate que tous les autres usagers ont obtempéré. Elle fait descendre le rideau derrière nous. Je m’éclipse tandis que les citoyens obéissants attendent sur le trottoir en compagnie des employés qu’on les autorise à entrer de nouveau.
                                                               *
Ce mardi, au Son du Cor, ma jeune voisine lit La méthode simple pour les femmes qui veulent arrêter de fumer. Elle en surligne des passages en rose fluo et puis demande un cendrier.
 

26 juin 2018


Alors que je monte ce samedi la rue Louis-Ricard afin d’assister à dix-huit heures au spectacle de fin d’année des élèves du Conservatoire de Rouen au Théâtre des Deux Rives, je suis dépassé par une bicycliste en qui je reconnais l’ancienne Ministre des Sports qu’un ancien Président de la République va décorer ce soir, la faisant Chevalier de la Légion d’Honneur. L’aisance avec laquelle elle avale la pente n’est pas due à un quelconque effet dopant consécutif à la proche remise de la breloque officielle mais à l’assistance électrique de sa monture.
Ce sont d’autres chevaliers qui sont au programme de la soirée théâtrale : ceux de la Table Ronde, grâce à divers extraits de la décalogie Graal Théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud. J’ignorais qu’ils avaient écrit ensemble et je n’ai jamais lu la première. A mon arrivée, je me case en bas de l’escalier. Peu après apparaît Maurice Attias, le professeur de théâtre du Conservatoire. Il s’esbaudit à ma vue.
-J’entends bien votre rire moqueur, lui dis-je.
-Pas du tout, je ne me moque pas, me répond-il, vous êtes là, tout est bien, le monde ne va pas s’écrouler.
Je ne suis pas seul heureusement. On peut diviser le public en quarts, les ami(e)s des apprenti(e)s comédien(ne)s, les familles des apprenti(e)s comédien(ne)s, les ancien(ne)s apprenti(e)s comédien(ne)s, celles et ceux qui ne ratent pas une sortie culturelle.
Ma place habituelle étant réservée à un membre du jury, je m’installe un rang plus haut. A ma gauche s’assoient deux quadragénaires dont l’une ne m’est pas tout à fait inconnue. J’espère passer un bon moment bien que je sois devenu étanche aux contes, aux légendes, à la fiction en général.
Point d’annonce ni de présentation, cela démarre directement, avec des comédien(ne)s sur scène, dans les coursives et dans la salle. Le décor n’est constitué que d’un pupitre où poser le livre et d’un château en Playmobil. Lors des combats, les adversaires s’affrontent avec des épées miniatures. La réécriture du duo Delay Roubaud joue beaucoup du pastiche, de la parodie et des anachronismes. Çà et là, je reconnais l’apport de Jacques Roubaud, ainsi quand sont requis le baron perché et le chevalier inexistant de son ami Italo Calvino, membre comme lui de l’Oulipo, ou quand est évoquée la géométrie de Riemann. Les apprenti(e)s comédien(ne)s ont là l’occasion de montrer leur talent comique. Certain(e)s sont très fort(e)s dans ce domaine.
Après l’entracte, changement de registre. La destruction du château est symbolisée par un tissu blanc le recouvrant et le propos devient plus sérieux. La recherche du Graal n’ayant jamais été l’une de mes activités, cela me plaît moins, d’autant qu’il n’y a guère d’action et beaucoup de monologues, comme celui bien long narrant l’histoire de Tristan et d’Iseult. A un moment mon intérêt se réveille, mais c’est parce que ma voisine vient de coller sa cuisse nue contre ma main posée sur notre accoudoir commun. Elle s’en aperçoit rapidement et reprend une distance réglementaire. Je connais très vaguement son amie, mère d’une apprentie comédienne, pour l’avoir côtoyée autrefois à la terrasse du Son du Cor. On se dit bonjour, pas davantage. Heureusement car sinon elle me demanderait ce que je pense du jeu de sa fille et c’est justement celle qui me convainc le moins.
Après le carnage final, tout le monde se relève pour saluer et est fort applaudi. L’une des apprenti(e)s comédien(ne)s reçoit un bouquet de ses camarades pour avoir participé à la mise en scène. Un autre est offert à Maurice Attias qui dans ses remerciements n’oublie pas l’homme, présent dans la salle, qui a offert à nos yeux son château et accessoires (avec l’aimable autorisation de la marque déposée Playmobil France).
Il est vingt-deux heures lorsque je descends la côte. A la terrasse de l’O'Kallaghan's des buveurs de bière regardent la télé. Y a quoi ce soir ? Du foute évidemment.
                                                              *
« Les Jeux Olympiques de Paris en 2024, c’est à Valérie Fourneyron qu’on les doit. » (François Hollande à Rouen ce samedi)
C’est bon, on connaît le nom de la coupable.
 

25 juin 2018


Bien que ce soit jour de grève des cheminots, le train de sept heures vingt-quatre pour Paris se présente au moment voulu en gare de Rouen ce vendredi. J’y trouve place assise pas loin d’un trio qui discute et à qui un voyageur et une voyageuse demandent de parler moins fort s’il vous plaît, oui s’il vous plaît. Les volubiles sont de ceux qui voyagent peu souvent avec le train du vingt et unième siècle, ils ne connaissent pas les codes, se regardent interloqués puis obtempèrent. Au fur du voyage, le niveau sonore de leur conversation monte à nouveau. Une jeune femme se lève et leur intime de baisser la voix. Ce sont gens du Céhachu qui vont à un congrès sur le sida.
Nous arrivons à l’heure à Saint-Lazare. J’y trouve un bus Vingt sur le départ. Par sa vitre, j’aperçois les premières trottinettes électriques en libre-service. Elles s’ajoutent aux autres moyens de locomotion à partager qui encombrent déjà les trottoirs. Dans la vitrine de Rougier et Plé, peu avant Bastille, une banderole annonce la rentrée des classes et moins trente-cinq pour cent sur celle-ci. Le temps va de plus en plus vite, les vacances ne sont pas encore là qu’on solde déjà les fournitures de la prochaine année scolaire.
Chez Book-Off je ne trouve pas merveille. Au marché d’Aligre les habituels vendeurs de livres ont peu à proposer. En revanche, deux hommes originaires d’outre Méditerranée y claironnent un déstockage. On trouve de tout dans le stock, y compris du très bon. Deux livres minces m’intéressent mais tout est à deux euros. Je propose un euro pour chaque mais on n’a pas le droit de discuter le prix, me dit l’un des hommes, le patron ne veut pas. Je demande où. C’est l’antiquaire d’à côté, homme distingué à lunettes sur le haut de la tête. Il emploie ces rabatteurs pour se débarrasser de son lot de livres. J’hésite à aller le voir. L’un des hommes me dit d’essayer. Et ça marche. Le dernier mois de Léon Blum (Arléa) et Paul Valéry, dernier dîner à Auteuil de Camille Bourniquel (Editions de Fallois) deviennent miens.
Ayant rendez-vous à treize heures à la terrasse du Week-End avec celle à qui je dois rendre ses clés, je trouve à déjeuner pas loin à l’une des tables de trottoir de l’Arsenal Bastille où le menu est à un prix que j’oublie de noter. Devant moi devraient être garées des Autolib’ mais elles font parties de celles qui ont déjà disparu après le fiasco financier du partenariat public privé Mairie Bolloré. Je me souviens avoir écrit que ça ne marcherait jamais quand elles sont arrivées. Pour une fois, j’ai fini par avoir raison, plusieurs années après. Cet espace libéré me permet de bien voir l’Opéra à l’architecture peu remarquable.
Pour dessert je demande un tiramisu mais « Je peux ne pas vous le conseiller ? » me dit la patronne. Le cuisinier l’a raté. Ce que j’ai mangé n’était pas vraiment réussi non plus. C’est une adresse à oublier.
Celle que j’attends au Week-End arrive à l’heure dite. Je lui rends ses clés, lui raconte mes trouvailles de la Butte aux Cailles. Elle me parle de ses prochains rendez-vous médicaux et de la proposition de travail que lui a fait le Centre Pompidou.
                                                                       *
Au retour, j’ai place assise de justesse dans le dix-sept heures quarante-huit. D’autres n’ont pas cette chance, qui voyagent debout sur la plateforme ou assis dans les couloirs. Grève ou pas grève, c’est comme ça tous les vendredis.
                                                                       *
Le jour de l’été, je croise enfin la plus rohmérienne des Rouennaises au Son du Cor, que pour une raison inexplicable je n’avais pas revue depuis la Toussaint. Nous nous installons à une table au soleil, limonade pour elle, café verre d’eau pour moi. Elle m’annonce qu’elle se marie samedi.
-Oh la la, lui dis-je, quelle folie !
                                                                      *
Ce jeudi après-midi, c’est d’abord le foute avec une Marseillaise effrayante entendue au jardin, venue sans doute du Bar des Fleurs, puis le soir la Fête de la Musique à laquelle je ne vais pas, mais de mon lit j’ouïs les guitares électriques façon Shadows des Agamemnoz qui jouent dans l’Historial de la Jeanne.
 

23 juin 2018


Impossible de me souvenir depuis combien de temps je ne suis pas allé au Tribunal Administratif de Rouen, avenue Gustave Flaubert. Quand j’y arrive, ce jeudi matin, je suis surpris par le nouveau système d’ouverture de la porte. Trois hommes sont derrière elle. L’un me demande pour qui je viens. Le deuxième me demande ma carte d’identité et prend note sur un cahier. Le troisième me demande de lever les bras pour me passer au détecteur de métaux.
Je vais m’asseoir au fond de la salle d’audience. Je suis évidemment le premier arrivé. Il s’agit de soutenir Elvira et sa fille Victoria à l’appel de gens de théâtre, toutes deux sont menacées de reconduite à la frontière. Une jeune femme se présente juste après moi maïs elle s’est trompée de lieu. Les trois hommes lui expliquent que la manifestation de soutien aux occupants de La Garenne, ancienne résidence de personnes âgées, c’est devant le Palais de Justice (ceux-ci sont en voie d’expulsion suite à la demande d’Yvon Robert. Maire, Socialiste).
Une autre manifestation a eu lieu un peu plus tôt devant l’Hôtel du Département pour protester contre les propos de la directrice du service d’adoption de Seine-Maritime, laquelle a déclaré à une journaliste que les couples d’homosexuels étant atypiques, il ne fallait pas leur confier des bébés en bonne santé mais des enfants atypiques (handicapés, malades, etc.); avant même ce rassemblement cette dame a été remerciée.
Un peu avant neuf heures trente la salle est comble. Sont présents des parents d’élèves et le mari de la directrice de l’école maternelle Marie Houdemare où est scolarisée la petite Victoria et des gens de théâtre (Elvira joue dans la pièce Sur le pont). Celles et ceux arrivés en dernier sont debout derrière. Elvira est anxieuse. Assis à côté d’elle, Yann Dacosta, fondateur de la compagnie du Chat Foin, la réconforte. Tout le monde se lève à l’entrée du Tribunal.
Deux autres affaires sont d’abord évoquées. Celle d’un ressortissant turc d’origine kurde qui risque d’avoir de gros problèmes s’il retourne dans son pays et celle d’un ressortissant sénégalais venu avec un visa d’étudiant et qui est là depuis quinze ans. Pour l’un et l’autre, le rapporteur public se montre favorable à un nouvel examen de leur situation. Après les plaidoiries de leurs avocats, le Président met ces affaires en délibéré. « Le jugement sera rendu le six juillet au plus tard », annonce-t-il.
Pendant ce temps, les manifestants du Palais de Justice sont arrivés au portail du Tribunal Administratif. Ils restent silencieux afin de ne pas nuire aux affaires en cours. C’est au tour de celle dont dépend le sort d'Elvira. Elle va s’asseoir tout près de son avocate Cécile Madeline. Le rapporteur ne prend pas la parole. Maitre Madeline plaide avec la ferveur et le talent qu’on lui connaît. Elvira est arrivée en France avec son mari, homme peu recommandable. Il la battait. Elle a été frappée jusqu’à son huitième mois de grossesse. Il est reparti en Russie pour échapper aux ennuis. Là-bas, les violences conjugales ont été dépénalisées. Si elle est expulsée vers la Russie, elle sera en grave danger, et sa petite fille aussi. Le monde présent dans la salle pour la soutenir montre à quel point elle est intégrée à la société française, indique également Cécile Madeline.
Pour Elvira aussi le jugement sera rendu avant le six juillet. Nous sortons tous. Les affaires suivantes seront évoquées devant une salle quasiment vide. Dehors, les manifestants sont toujours là mais je ne m’attarde pas. Il en est parmi eux que je ne souhaite plus côtoyer depuis les attentats.
                                                           *
L’avocat de l’ancien étudiant sénégalais au Tribunal :
-Je vous demande de faire de la résistance.
Le Président :
-Le Tribunal ne fait jamais de résistance… mais il peut tenir compte du temps qui passe.
                                                           *
« C’est en cet état brièvement résumé que l’affaire se présente à l’audience » (formule conclusive de la juge introduisant les dossiers).
 

22 juin 2018


Après une longue et bonne nuit, je traverse sous la terre Paris du nord au sud afin de rejoindre le meilleur vide grenier que je connaisse, celui de la Butte aux Cailles. Il est huit heures quand j’y arrive. Tou(te)s les exposant(e)s ont terminé de s’installer, même le bouquiniste qui n’aime pas être dérangé avant qu’il soit tout à fait prêt.
-La boutique est-elle ouverte ? lui demandé-je.
-Dans cinq minutes, me répond-il.
Pas loin sont les Amis de la Commune et leurs livres à cinquante centimes. J’en trouve à mon goût, chez des particuliers d’à côté également, puis retrouve le bouquiniste qui vend toujours à un euro. Cette année, il est d’humeur joviale, proposant de me décharger des livres déjà achetés afin que je sois plus à l’aise pour explorer son stock
-Ce sont des très bons livres, commente-t-il après examen de mes achats.
-C’est ma spécialité, lui dis-je, je n’achète que du très bon.
Affaire faite avec lui, j’explore le réseau des rues de ce quartier bourgeois et bohème. Chacun y est courtois et le conflit inconnu. Les prix qu’on me propose sont tels que je n’ai pas à les discuter. Un homme a choisi ce jour pour repeindre son mur. Grimpé sur une échelle, il est certain que tout le monde le voit.
A midi, je m’installe à l’une des tables extérieures des Pissenlits par la racine d’où je peux observer à loisir le va-et-vient. J’opte pour le tartare de cheval et ses frites maison accompagnés d’un verre de vin du mois. Le stand de brocante situé devant ce restaurant dont les murs intérieurs sont entièrement peints à la Basquiat est tenu par deux quinquagénaires d’origine étrangère. Ils ne vendent que le meilleur, que ce soit en matière de cigares ou de chaussures, de téléphones, de jumelles ou d’appareils photo anciens. L’un d’eux sirote un verre de vin du mois puis, alléché par mes frites, en commande une assiette. L’autre est davantage intéressé par les nourritures spirituelles, récitant à un potentiel acheteur Le Laboureur et ses enfants, puis lui en expliquant le sens. Il fut un temps où l’école était capable de faire apprendre un tel texte à tous les élèves. Je l’ai su aussi, mais contrairement à lui, je l’ai oublié.
Ayant réglé les vingt euros tout ronds de mon déjeuner, je vais prendre le café à la terrasse d’Au Passage des Artistes. Revigoré, je me sens capable de faire une dernière fois le circuit. A cette heure, je trouve encore de l’intéressant. Je charge mes sacs de six livres supplémentaires puis, faute de porteur à ma disposition, je dois en rester là.
Un aimable cafetier m’indique comment rejoindre la station de métro Corvisart par un chemin piétonnier pentu qui passe devant un jardin public bien caché. On ne s’en rend pas compte quand on arrive par la place d’Italie, comme je l’ai fait en début de matinée, mais la Butte aux Cailles est vraiment une butte.
Mon train de retour à Rouen est le seize heures neuf. C’est jour de grève mais il est là. Pour aller m’y asseoir je franchis les barrières à Morin ouvertes. Un homme de ménage y passe le chiffon. Il ne suffit pas qu’elles soient inutiles, encore faut-il qu’elles brillent.
                                                                       *
Bilan de la butte : vingt-quatre livres pour vingt-sept euros, beaucoup à l’état neuf, dont Warhol Unlimited, le lourd catalogue de l’exposition vue au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en deux mille quinze, encore sous plastique.
Les cinq dont je suis le plus content : Lettres choisies de Joseph Roth (Seuil), Croquis de voyage du même (Seuil), Livre(s) de l’inquiétude de Fernando Pessoa (Christian Bourgois), Lexique précédé de En vue d’un éloge de la paresse de Georges Perros (Calligrammes) et Le lambeau de Philippe Lançon (Gallimard).
 

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