Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







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19 juin 2019


Le vide grenier qui nécessitait ma présence à Paris ce dimanche est celui de la Butte aux Cailles dans lequel j’arrive vers sept heures et demie ayant laissé mon sac de livres de la veille à la charge de celle qui m’a hébergé.
L’un des premiers que j’y vois est l’habituel bouquiniste à longs cheveux et à livres à un euro. Ces derniers sont recouverts d’un plastique.
-La boutique ouvrira vers quelle heure ? lui demandé-je prudemment.
-Je ne sais pas, il fait beau, je vais aller faire un tour.
C’est ce que je fais moi aussi, trouvant ici et là des livres pour me plaire à des prix qui ne se discutent pas, entre deux euros et cinquante centimes. Et cela dans l’ambiance civilisée qui caractérise ce quartier bourgeois bohème. Quand mon sac à dos est plein et que mon sac en plastique l’est à moitié je m’oblige à me restreindre car je veux aussi aller au vide grenier du Carré Bastille, association qui regroupe des commerçants et des habitants des rues de la Roquette, des Taillandiers, de Charonne et Keller (anciennement rue Manuel-Valls), des rues que je connais bien pour les parcourir le mercredi.
Avant de m’y rendre, je vais voir ce que le bouquiniste à longs cheveux propose. Son stock n’est pas renouvelé. Les deux seuls livres qui m’auraient intéressé sont sales. Décevant son espoir avec un certain plaisir, je ne lui achète rien.
Arrivé à Bastille, je constate que les stands sont disparates et éloignés les uns des autres, qu’on voit là beaucoup de professionnels et peu de livres. Des deux seuls que je convoite, on me demande trop : deux euros pour le poche, cinq pour le grand format. Inutile de m’attarder dans le quartier qui, de plus, a l’air sinistre en ce dimanche.
Alors que je décide de retourner d’où je viens, un quinquagénaire me salue :
-Bonjour, vous allez bien ? me dit-il cependant que je ne le reconnais pas.
-On s’est vu hier à Saint-Blaise, ajoute-t-il.
Diantre, c’est l’agréable vendeur de livres qui aujourd’hui est là comme acheteur. Mon incapacité à reconnaître qui je n’ai pas déjà vu dix fois me rend la vie impossible.
Au dernier stand de la rue de la Roquette, j’achète pour cinquante centimes Au Japon d’Albert Londres (Arléa), un livre de poche vendu par une dame d’église qui veut savoir à quelle association caritative je souhaite que cette somme mirobolante soit attribuée. S’il faut en plus que je fasse une bonne action ! Elle m’en cite trois dont elle commence à m’expliquer les buts, mais je n’ai pas envie d’entendre ça, je lui dis d’en faire ce qu’elle veut.
Plutôt que de refaire immédiatement le tour du labyrinthe que constitue le vide grenier de la Butte aux Cailles, je m’accorde une pause sur un banc près du métro Corvisart. J’y termine la lecture du Grand Partout, l’assez ennuyeux livre de William T. Vollmann, puis vais déjeuner à volonté pour seize euros quatre-vingt-dix (prix dominical) avec un demi de vin blanc à cinq euros vingt chez Sushi Chérie, boulevard Auguste-Blanqui, où l’on ne doit surtout pas prendre le nom de la maison comme une invitation à se permettre des privautés avec les jeunes serveuses.
De retour sur la Butte, je constate que les livres qui j’avais délaissés n’y sont plus. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, comme l’écrivait Gilles Corrozet. C’est donc un peu plus fatigué que nécessaire que je rejoins Saint-Lazare pour un retour à Rouen en deux heures et neuf minutes.
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Des Chinois qui demandent des couverts pour manger dans un restaurant japonais. Tout fout le camp.
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Parmi les vendeurs de la Butte aux Cailles ayant local sur place : Les Amis de la Commune (celle de mil huit cent soixante et onze) et Les Amis de la Bienvenue (association fort conviviale).
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Parmi les livres trouvés ce dimanche : Lettres de guerre 1939-1945 d’Heinrich Böll (L’Iconoclaste), Lettres à Denise Lévy de Simone Breton (Joëlle Losfeld), Juste un peu flou (Slightly out of Focus) de Robert Capa (Delpire), L’Usage du monde de Nicolas Bouvier avec les dessins de Thierry Vernet (Droz) et Chroniques 1954-2003 de Françoise Sagan dans l’édition à couverture rigide et tranches en rose fluo du Livre de Poche.
 

18 juin 2019


Retour à Paris ce ouiquennede en raison de la présence de vide greniers prometteurs et de l’absence de celle qui me prête à nouveau son appartement pour une nuit. Le train qui m’y emmène ce samedi est parti de Rouen à sept heures dix et n’atteindra la capitale que dans deux heures et deux minutes, ce qui est normal et causé par les travaux d’Eole qui la rapprochera de Mantes-la-Jolie, « magnifique village sous un merveilleux ciel bleu », nous dit le chef de bord. Il nous invite à bien profiter du paysage puisqu’à partir de là nous circulerons au ralenti sur l’itinéraire bis.
A l’arrivée je prends le métro jusqu’à Porte de Montreuil puis rejoins à pied la très jolie rue Saint-Blaise qui mène à l’église Saint-Germain-de-Charonne. C’est le cœur de l’ancien village de Charonne. Je ne le connaissais pas. L’association de quartier y organise son trentième vide grenier. C’est un plaisir de le parcourir sous le soleil et dans la douceur. Un agréable vendeur de livres me permet à lui seul d’emplir mon sac de livres grand format à un euro et de poches à moitié moins. Un autre et sa femme m’offrent une controverse comme je les aime :
-Bonjour, combien pour ce livre ?
-Trois euros, me répond-elle.
-Ah oui !
-Il est neuf.
-Neuf avec un prix en francs ?
-Sinon, y a les librairies, intervient le mari d’un air hargneux.
-Pour les livres neufs oui, mais pour les livres en francs je ne suis pas sûr. Vous concourez pour le titre du vendeur le plus aimable ?
-Comme tous les ans, me rétorque cet insolent.
-En plus, leur fais-je remarquer en découvrant deux lettres en pointillé en quatrième de couverture, c’est un Service de Presse. Vous ne l’avez pas payé. Et vous n’avez pas le droit le vendre. Je pourrais vous dénoncer aux autorités.
Certes, je suis de mauvaise foi, il a le droit de vendre un service de presse (même si chez Book-Off on refuse de les acheter) et je ne dénonce jamais personne, mais les voir aussi furieux est un tel plaisir.
En fin de matinée et le pied toujours douloureux, je quitte ce petit paradis parisien qu’est l’îlot Saint-Blaise où Pierre Bonnard a sa rue et rejoins Jules Joffrin puis dépose mon sac encombrant avant d’aller peu loin déjeuner au Bon Coin où le patron s’étonne de me voir « Vous m’aviez dit que vous retourniez dans votre pays. »
Comme l’intérieur du restaurant est colonisé par de jeunes couples à poussettes, et le temps le permettant, je m’installe à l’une des tables de trottoir puis commande la saucisse d’Auvergne purée et la tarte à la rhubarbe avec un quart de côtes-du-rhône. C’est fort bon et cette fois, comme je l’indique en payant la même somme que les fois précédentes, je ne reviendrai pas avant longtemps.
Après un café verre d’eau à la terrasse du Grand Café, je passe une partie de l’après-midi assis à celle de Chez Dionis avec un diabolo menthe et Le Grand Partout, les souvenirs de hobo de William T. Vollmann publiés chez Actes Sud Comme je n’avais absolument aucune raison d’y aller, je me suis embarqué pour Cheyenne.
Face à l’estaminet, dans la rue Duhesme et dans les rues voisines, se déroule une fête on ne peut plus bobo dont me parviennent les effluves. Pour ce Festival Midi Minuit du Carré Versigny, les chaussées sont recouvertes d’une véritable pelouse sur laquelle sont allongés certains tandis que d’autres sont installés à des terrasses agrandies. Chorale, activités pour enfants, concerts et parlotes conviviales sont au programme.
-Bah oui, y essaient de faire des trucs, au moins c’est sympa. » commente une passante.
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Parmi les livres achetés ce samedi : le Journal de guerre de Franz Stock paru aux Editions du Cerf et une belle édition au Castor Astral du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert.
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Ces jeunes parents qui entrent dans les restaurants y propulsent l’encombrant Génération Cinquante avec autant de fierté que si Macron était derrière la porte pour leur remettre la Légion d’Honneur à titre de héros du quotidien.
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Une fille à son copain devant le Grand Café :
-Non, mais on va pas acheter la viande au Leclerc, faut aller vers Barbès.
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Vollmann : J’adore les villes autant que la solitude, les prostituées autant que les arbres.
 

17 juin 2019


C’est muni d’un billet offert par un sympathique absent que je franchis ce vendredi soir les portes de l’Opéra de Rouen pour le dernier concert symphonique de la saison. Il m’autorise à prendre place à l’orchestre en Cé Sept. A ma gauche s’assoit ou plutôt se laisse tomber une femme plus âgée et plus mal en point que moi. « Ça va Michel ? Tu es bien installé ? », demande-t-elle. Elle s’adresse à son mari, guère plus en forme qu’elle.
Quand les trois rangées que j’ai sous les yeux sont occupées, je peux faire des statistiques : trois trentenaires et pour le reste des sexagénaires et plus. Derrière, où que ce soit, les vieilles et les vieux sont largement majoritaires. Bref, c’est le même public que celui que je côtoyais lorsque j’étais abonné. Le rajeunissement annoncé par le nouveau Directeur et ses zélateurs se fait attendre.
Après un poème de Blaise Cendrars lu par la voix de La Factorie Maison de Poésie de Normandie, cela commence avec la première française de l’arrangement pour orchestre d’Au gré des ondes d’Henri Dutilleux, une agréable découverte, puis on en vient au point fort de la soirée pour lequel Jane Peters, violon solo de l’Orchestre, s’est vêtue de rouge : le Concerto pour violon numéro un en ré majeur de Serge Prokofiev. Elle se sort avec talent de toutes les difficultés de l’œuvre et est fort applaudie. En bonus, elle nous offre une pièce de Bach (elle qui subissait ce soir son examen annuel avec Prokofiev passe donc son Bach après).
Après l’entracte, c’est la Symphonie numéro trois dite Héroïque de Ludwig van Beethoven, une œuvre dont le côté tonitruant me rebute un peu. Je concentre mon attention sur Maxim Emelyanychev, le jeune chef russe bondissant âgé de trente ans. S’il semble vraiment heureux d’être à l’ouvrage ce soir, du côté de musicien(ne)s l’enthousiasme se fait discret.
En sortant, je prends le programme pour la saison dix-neuf vingt. Il a la même apparence que celui de la saison qui s’achève avec du rose fluo et l’utilisation intensive du rond, ce symbole de la perfection.
La soirée de présentation de cette nouvelle saison a eu lieu pendant mon séjour à Paris. Si celle de l’année dernière avait donné suite à plusieurs comptes-rendus enthousiastes dans le milieu journalistique et culturel rouennais (on allait voir ce que l’on allait voir), de celle de cette année aucun n’a parlé.
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Ce vendredi soir avait lieu le seul concert de l’Armada auquel il m’aurait plu d’assister, celui de Calypso Rose, mais rester aussi longtemps debout sans souffrir ne m’est plus permis.
 

14 juin 2019


Il ne sera pas dit que je n’aurai pas mis le pied (douloureux) à l’Armada de Rouen en cette année deux mille dix-neuf. Ce jeudi vers sept heures, sous un ciel déjà gris, je traverse la Seine et commence mon exploration après avoir franchi l’entrée de l’enclos gardé par des vigiles qui se contentent de me dire bonjour.
Tôt comme il est, sur cette rive, je ne côtoie que quelques photographes, des mâles qui ont deux différences avec moi. Ils en ont un gros et ils font des images de bateaux alors que je n’en fais que de l’environnement commercial : distributeur de billets du Crédit Agricole et boutiques éphémères ayant peu à voir avec le monde maritime.
Foie gras, Tesla, maison de l’ambre, kouign-aman, L’Humanité, nougat de Montségur, Céheffedété premier syndicat français, telle est la macédoine. Y manque le vendeur de couteaux expulsé par la Sécurité, laquelle ne s’est aperçue de sa présence qu’au bout de plusieurs jours.
Face au Palais de la Métropole et à l’initiative de celle-ci, une barge a été installée sur laquelle une vingtaine de tentes en carton permettent à des masochistes de passer une nuit incertaine contre la modique somme de quatre-vingts euros. Quelques-uns prennent le petit-déjeuner debout. Un journaliste de 76actu a fait l’expérience et n’a quasiment pas dormi en raison des fiestas dans les restaurants de l’autre rive jusqu’à deux heures du matin puis du passage des nettoyeuses de quai avant le lever du jour.
A cette heure ne circule sur le fleuve que le bateau poubelle évidemment peint en vert dans lequel les occupants militaires ou civils des voiliers déversent leurs déchets. De nombreux espaces libres entre ceux-ci prouvent que si la présence de l’Aquarius, ce bateau qui venait en aide aux migrants en Méditerranée, n’a pas été possible, ce n’est pas par manque de place comme l’a déclaré l’organisateur de ces festivités, mais par volonté politique. J’ai vu des images de cet ancien Droitiste filmé ce mercredi lors du défilé des marins en ville. Debout dans une djipe, il salue le public comme un pape.
Je grimpe sur le pont Flaubert, redescends rive droite et décide de ne pas aller jusqu’aux bateaux qui sont en aval de celui-ci en raison de mon mal de pied et surtout de la pluie qui menace. Quelques touristes sont déjà présents de ce côté-ci, bien que les visites de voiliers ne commencent qu’à dix heures. Sur le mexicain on lève le drapeau dans une ambiance des plus militaires. Un tas de bois déversé sur le quai témoigne du nombre de cochons qui seront grillés chez Milot. Des stands encore fermés invitent à la croisière vers Bréhat ou Chausey, pourrait-on croire, mais non, les bateaux venus de là-bas ne font qu’un aller et retour sur la Seine pour dix-huit euros.
Au poste de vigiles par lequel je ressors de l’enclos, des arrivants retraités, qui ont pourtant l’air plus inoffensif que moi, sont palpés et passés au détecteur de métaux. Je m’offre une remontée en ascenseur au pont de la Jeanne. A peine suis-je rentré qu’il se met à pleuvoir.
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Les bateaux survolés par un drone, le défilé de marins vu par un drone, un drone au sein du feu d’artifice, voir ce qui ne peut être vu est devenu indispensable.
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La patronne du Faute de Mieux à propos de l’attente considérable aux heures de pointe :
-Tu sais, y font bien la queue une heure et demie chez Disney.
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Il n’empêche que j’ai de bons souvenirs de deux Armadas anciennes parcourues avec les deux seules qui ont compté et compteront toujours dans ma vie. C'était au temps où les islamistes n’empêchaient pas d’aller et venir librement.
 

14 juin 2019


La musique actuelle qu’écoute mon gros et jeune voisin déborde de ses oreilles dans le train de sept heures cinquante-neuf ce mercredi. Cela ne m’empêche pas de lire Le flâneur des deux rives de Guillaume Apollinaire. Cela ne l’empêche pas de s’endormir, comme en témoigne l’immonde ronflement qui le réveille.
De Saint-Lazare jusqu’au Bistrot d’Edmond, je vais à pied avec un sac de livres qu’après avoir bu un café au comptoir je vais proposer à l’achat chez Book-Off. Une femme m’a précédée avec une valise emplie d’ouvrages protégés par du papier bulle.
-Je sais que vous êtes exigeant, se justifie-t-elle auprès de l’employé.
Celui-ci ne trouve rien à redire aux miens et me verse dix euros quarante.
J’en dépense quatre dans la boutique puis prends le métro Huit à Opéra pour rejoindre l’autre Book-Off. Avant de l’explorer, je déjeune face au square Trousseau dans une brasserie où je suis déjà venu mais dont le nom m’échappe. Dans cet établissement les portes du meuble situé sous la machine à café s’ouvrent sur un escalier menant au sous-sol. Deux hommes y descendent pour une réparation non précisée. Ma côte de porc sauce marsala pennes gratinées suivie d’un ananas flambé avec un quart de côtes-du-rhône me conviennent et me sont facturés dix-neuf euros quatre-vingt-dix.
-Ça vous a plu ? C’était mieux que la dernière fois ? me demande la serveuse pour me montrer qu’elle a bien remarqué que je suis déjà venu.
Après m’être alourdi chez Book-Off et alors qu’une drache s’abat sur la capitale, je descends sous terre afin de rejoindre Simplon. Il ne pleut plus à la sortie. J’ai ainsi le temps, handicapé par un pied gauche douloureux, de rejoindre le logement qui m’a abrité pendant deux semaines afin d’y récupérer le sac de livres que j’y ai laissé, puis de marcher à nouveau jusqu’à Jules Joffrin sans qu’aucune goutte ne me tombe dessus.
Quand je ressors à Saint-Lazare, une drache de première puissance en martèle le parvis. Je dois attendre qu’elle se calme un peu avant de le traverser jusqu’à La Ville d’Argentan. Depuis un certain temps l’aimable serveuse d’origine roumaine prénommée Danuta y est appelée Stéphanie.
Comment faire pour tenir un parapluie lorsqu’on a un lourd sac au bout de chaque bras ? Le ciel noir qui accompagne le train du retour à Rouen ne présage rien de bon. Heureusement, l’averse ne s’abat qu’après la fin de mon épopée.
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Rue de Charonne, près d’Emmaüs, sur le ticheurte d’un ouvrier du bâtiment : « J’peux pas, j’ai chantier. »
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Dans un des livres achetés, la photo au format dix sur quinze d’une belle brune au regard triste. Derrière celle-ci un nom, « Mlle Ratiba », et les six derniers chiffres d’un numéro de téléphone.
 

13 juin 2019


De mes deux lectures de retour à Rouen par le train en trois heures quarante vendredi dernier, Journal intime de Novalis (Le Petite Mercure) et Bonnard, jardins secrets d’Olivier Renault (La Petite Vermillon), j’ai appris et noté ceci :
En mil sept cent quatre-vingt-quinze, se préparant au métier d’administrateur, Novalis, alors âgé de vingt-deux ans, rencontre au château de Tennstedt la petite Sophie von Kühn. Il s’en éprend follement et tous deux se fiancent en secret le quinze mars, l’avant-veille du treizième anniversaire de la fillette. En mil sept cent quatre-vingt-seize, la faible et gracieuse Sophie tombe gravement malade et meurt un an plus tard, le dix-neuf mars mil sept cent quatre-vingt-dix-sept, des suites d’une opération du foie. Novalis, après avoir pensé se tuer, confie sa douleur à un Journal intime jusqu’à ce qu’atteint de phtisie, il se laisse mourir, le vingt-cinq mars mil huit cent un, à l’âge de vingt-huit ans.
Toute société, rien que d’y être seulement, me disconvient. (mardi de Pâques, dix-huit avril mil sept cent quatre-vingt-dix-sept)
Il ne veut plus aimer, celui qui fuit la douleur. Celui qui aime doit éternellement sentir l’absence vide, tenir ouverte la blessure toujours. (…) Sans ma Sophie je ne suis rien ; avec elle, tout. (six juin mil sept cent quatre-vingt-dix-sept)
Les imaginations érotiques du matin ont abouti à une explosion après midi. (neuf juin mil sept cent quatre-vingt-dix-sept)
Je vais aller à Kœsen pour être seul. Elle demeure toujours mon bien unique. Les hommes ne sont plus ce qui convient pour moi, de même que je ne suis plus moi-même à ma place au milieu des hommes. (entre le deux et le six juillet mil sept cent quatre-vingt-dix-sept)
Le treize août mil neuf cent vingt-cinq, Pierre Bonnard se décide enfin à épouser Marthe de Méligny, la noble orpheline abandonnée avec qui il vit depuis trente-deux ans. A cette occasion, il découvre qu’elle s’appelle en réalité Maria Boursin et est roturière ayant mère, sœurs et nièces, et que lorsqu’il l’a rencontrée elle n’avait pas seize ans comme elle lui avait dit mais vingt-quatre. Le mariage a lieu à la sauvette et à la Mairie du Dix-Septième avec pour seuls témoins Louisa Poilloire, concierge boulevard des Batignolles, et son mari Joseph Tanehoux, employé de banque.
Arcachon, quatre taches : vert foncé les sapins, vert clair la mer, jaune le sable, bleu le ciel. On n'a qu’à changer les taches de dimension et l’on peut faire vingt vues différentes d’Arcachon. C’est ainsi que je me représente ce pays enchanteur… (lettre de Bonnard à sa sœur, dont la teneur m’a rappelé mon séjour récent dans cette ville)
 

12 juin 2019


Initié par les commerçants du quartier se tient ce lundi de Pentecôte un vide grenier sur la place Saint-Marc connue sous le nom de Clos Saint-Marc dès que s’y déroule un marché. Ce déballage, je le constate en arrivant vers sept heures, ressemble furieusement à l’un des marchés à la brocante qu’on voit là trois fois par semaine, bien que les professionnels (officiels, semi-officiels ou clandestins) qui proposent leur marchandise ce matin ne soient pas les habituels. S’y trouve aussi des particuliers (dont la plupart sont des pauvres). Ceux-ci se plaignent de leur emplacement. En principe, chacun s’installait dans l’ordre d’arrivée mais, disent-ils, il y a eu des passe-droits. Eux se retrouvent à la merci de la pluie. Les pros sont à l’abri sous les halles.  Que ce soit chez les uns ou chez les autres je ne trouve pas le moindre livre à acheter.
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L’après-midi c’est en effet la pluie et je me réfugie à l’intérieur du Faute de Mieux. La veille, dimanche de Pentecôte, j’ai quand même pu lire sous l’auvent de la terrasse du Sacre devant laquelle passaient des groupes de trentenaires venus pour l’Armada, tous portant un bonnet de marin. Pendant la Coupe du Monde de foute, ils se dessinaient des drapeaux tricolores sur les joues. En décembre, ils mettent un bonnet de Noël. Bref, à chaque occasion ils font ce que l’on attend d’eux.
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Gros succès de cette Armada deux mille dix-neuf en ce ouiquennede de Pentecôte. Jusqu’à deux heures d’attente avant de pouvoir subir la fouille permettant d’y entrer puis trois quarts d’heure d’attente avant de pouvoir monter sur un bateau.
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Et toute le personnelle de la Grande Pharmacie du Centre affublée du ticheurte : « Je peux pas j’ai Armada ».
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Rouen, cette ville où la nocturne spéciale Armada des commerçants ce mercredi se terminera avant le début de la nuit (vingt et une heures pour la fermeture des boutiques, vingt et une heures quarante-neuf pour le coucher du soleil).
 

11 juin 2019


Voici les rues de Rouen pavoisées comme celles de Courjus-les-Deux-Rivières le jour de la fête au village. La cause en est l’Armada, ce rassemblement de grands voiliers (militaires pour beaucoup) qui revient tous les quatre cinq six ans. Comme si au Musée des Beaux-Arts était montrée régulièrement la même exposition, avec les mêmes tableaux accrochés au même endroit dans les mêmes salles. Côté animations annexes rien ne change non plus : promenades sur la Seine, grande roue, concerts, feux d’artifice, défilé de marins et messe des mêmes. Tout sera toujours comme avant.
Pendant ces dix jours de festivités, j’habite le quartier italien. Outre les drapeaux du pays, certains commerçants de la rue Saint-Nicolas ont jugé bon de suspendre des vêtements en travers de la rue, car il est bien connu que dans cette contrée on exhibe sa lessive.
La boulangère du coin de la rue et ses employé(e)s portent pour la circonstance un petit chapeau de marin. Pendant la fête, la boutique est ouverte sept jours sur sept. On y a le sens des affaires. N’y vend-on pas trente-cinq centimes, sous le nom de « petits pots de confiture », de minuscules barquettes comme on en fournit au petit-déjeuner dans les hôtels de peu d’étoiles (guère de fruit, beaucoup de sucre et d’additifs)
Une nouveauté quand même pour cette fête au village deux mille dix-neuf : le transfert de la réplique de la Statue de la Liberté, « la même qu’à New York mais en papier mâché », comme le chantait Nilda Fernandez (qui est mort juste avant cet évènement), de son rond-point de Barentin à l’extrémité de la presqu’île Waddington. Cette statue, construite pour les besoins du film Le Cerveau de Gérard Oury, a été officiellement inaugurée, avec ruban tricolore, par Patrick Herr, ancien politicien de droite devenu organisateur de festivités.
                                                              *
Ce samedi, le site de l’Armada devait être l’objet d’une animation non souhaitée organisée par les Gilets Jaunes sous le nom de code « A l’Abordage ». Le coup a foiré. Guère nombreux, les Jaunes se sont fait nasser sur un pont et leur opération s’est transformée en «  Opération Trafalgar ».
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Nicolas Meyer-Rossignol, ancien Chef de l’ancienne Région Haute-Normandie, Socialiste, profite de l’occasion pour faire connaître ses ambitions municipales. Il lance son mouvement « Fiers de Rouen ».
Comment peut-on être fier d’une ville?
Parmi ses premiers adeptes : Jacques Tanguy historien local, Marie-Andrée Malleville ancienne de l’Ubi, Matthieu de Montchalin de L’Armitière.
Son projet : faire de Rouen « dans vingt ans, le premier territoire du Nord-Ouest, devant Rennes et Nantes ». Quelle intention puérile et stérile. Je le croyais jusqu’à présent un peu plus futé que les autres Socialistes du coin.
 

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