Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

18 février 2021


Parce qu’il pleut, parce qu’il ne se passe rien dans ma vie, parce que ça plaira à certains, parce que ça en soûlera au moins un, tiens, encore des extraits du premier volume du Journal de Korneï Tchoukovski publié chez Fayard :
Vingt-neuf septembre mil neuf cent vingt-deux : A l’institut Ténichev on demande aux enfants où travaillent leurs parents. La plupart répondent : Au marché Maltsevski, car c’est là que leurs parents vendent leurs affaires.
Premier janvier mil neuf cent vingt-trois : Voilà ce que c’est que d’avoir quarante ans : quand quelqu'un vient me voir, je suis pressé qu’il reparte. Je n’ai aucune curiosité pour les gens. Et pourtant avant j’étais comme un chiot : j’allais renifler chaque passant et lever la patte à chaque borne.
Huit janvier mil neuf cent vingt-trois : Dans l’un de ses articles sur le suicide, il cite la lettre qu’un ouvrier a écrite juste avant sa mort en 1884. L’ouvrier écrit : « Il est devenu difficile de vivre », etc. La censure a exigé de Koni qu’il ajoute : « Il est devenu difficile de vivre sous le régime capitaliste. Vive la commune ! » 
Quatorze octobre mil neuf cent vingt-trois : Le désespoir se lit sur les visages. Un automne difficile nous attend. Pour le prolétariat intellectuel c’est la catastrophe. Des gens au visage hagard parcourent la ville à la recherche d’un travail.
Vingt-huit novembre mil neuf cent vingt-trois : Je viens de découvrir qu’on nous a volé tous les vêtements au grenier, les miens, ceux des enfants, absolument tout. Nous n’avons plus rien à mettre pour l’hiver.
Vingt-huit novembre mil neuf cent vingt-trois : Hier, en quête d’argent, je suis allé à l’Association des cinéastes du Nord-Ouest. J’ai été accueilli à bras ouverts, j’ai proposé de porter à l’écran mon Crocodile, mais ils m’ont demandé de le modifier un peu : il fallait que je transforme le petit Ivan Vassiltchikov en komsomol, et le sergent de ville en milicien. Je ne sais pas pourquoi, ça m’a mis mal à l’aise, et j’ai déclaré qu’Ivan était issu d’une maison bourgeoise. Ça a fait capoter toute l’affaire, et me voilà sans le sou.
Quatorze avril mil neuf cent vingt-quatre : Lakhta. Petite ville touristique. (…) Je suis seul ici, et je me sens bien. Il y a là un établissement dont l’inutilité est pathétique : le musée. Les jeunes gens qui séjournent ici s’en désintéressent royalement, préférant passer leurs nuits à jouer aux cartes. Les soldats, eux, le visitent mais c’est pour voler les bocaux à grenouilles et boire l’alcool qu’ils contiennent.
Seize janvier mil neuf cent vingt-cinq : L’aspect le plus étonnant de la situation actuelle est que ce ne sont pas les lecteurs qui veulent la liberté de publication, mais seulement un groupe d’écrivains auxquels personne ne s’intéresse. .
Vingt et un février mil neuf cent vingt-cinq : La pauvre Anna Ivanovna Khodassévitch a tellement souffert de la faim qu’elle se met à écrire des comptes rendus de films. Elle a vu un film américain très intéressant, mais son compte rendu dit : « Voilà bien un navet américain, dont la morale bourgeoise », etc. « Je suis obligée, dit-elle, sinon ils ne publient pas, et adieu mes trois roubles. »
Vingt-neuf mars mil neuf cent vingt-cinq : Il a illustré un abécédaire, et là-dedans la censure a interdit deux illustrations, celles de l’usine et de l’ouvrier. Pourquoi ? « Parce que l’ouvrier est assis et qu’il se repose. Et l’usine parce que ses cheminées ne fument pas ! »
Lundi treize avril mil neuf cent vingt-cinq : Dimanche j’ai eu la visite d’I. Babel. La dernière fois que je l’avais vu, c’était un étudiant aux joues rouges qui simulait très bien l’exaltation et la naïveté. Maintenant, il n’y arrive plus aussi bien, mais j’ai toujours la même confiance en lui et je l’aime toujours autant. (…)
Il se plaint de la censure qui ne veut pas de cette phrase : « Il la regardait comme regarde un professeur renommé une jeune fille en mal de conception. » (…)
Babel n’a pas plu à Lida : « Je n’aime pas les écrivains célèbres. »
Treize mai mil neuf cent vingt-cinq : Avant, à l’office des morts, l’intelligentsia ne se signait pas – c’était comme une marque de protestation. Maintenant elle se signe – et c’est encore un signe de protestation. Quand est-ce que vous vous mettrez à vivre pour vous-mêmes, et non en signe de protestation ?
 

17 février 2021


Ce Mardi Gras où tout le monde est masqué (quelle farce !) me voit atteindre l’âge déplorable de soixante-dix ans. D’un côté, je pourrais m’en réjouir, certains n’ont pas cette opportunité. D’un autre, cela indique à quel point je suis défraîchi et en chemin vers la fin.
70 ans ! Nous nous suivons de peu, mon cher Valéry – (j’entends comme âge). C’est le 18 janvier prochain que, moi, je bouclerai ce chiffre qui ne me réjouit guère. Quand on regarde la vie derrière soi et qu’on pense à l’incertaine durée qui vous reste ? – Je n’aime pas la mort. Je ne m’y résigne pas. J’entre en rage quand j’y pense. écrivait Paul Léautaud à Paul Valéry le mardi quatre novembre mil neuf cent quarante et un.
Quand le téléphone sonne, vers huit heures et demie, je devine que c’est ma sœur. Elle n’en manque pas un.
-Bon anniversaire mon grand frère, me dit-elle.
-Tu devrais plutôt dire mon vieux frère.
Elle proteste, s’emploie à me convaincre que soixante-dix ans, c’est mieux que d’en avoir quatre-vingts. Notre conversation dure un certain temps. Elle m’apprend la mort récente d’une connaissance commune puis évoque les problèmes de santé des uns et des autres dans son entourage, tous ayant à peu près notre âge. Surtout, que je n’oublie pas de boire assez d’eau, une infection urinaire chez un homme âgé, ça peut être grave.
-Tu es parfaite pour me faire oublier ce qui me tourmente, la félicité-je.
La surprise est pour midi et demi. Lorsque j’ouvre ma boîte à lettres, un gros carton en occupe tout l’espace. L’expéditrice travaille à Paris près de la Bastille.
Ce carton en contient un plus petit emballé dans un papier blanc et empli de bonbons, chocolats et café. Des douceurs qui mettent un peu de gaîté à ce jour compliqué.
La dernière fois que je l’ai vue, c’était pour fêter en retard mon anniversaire précédent, juste avant le premier confinement. Nous nous promettons de fêter comme il se doit celui des septante ans. Quand ce sera possible.
                                                        *
Septuagénaire : un mot qui fâcheusement commence comme sépulture.
 

16 février 2021


Et le Covid, où en est-on ? Eh bien, « à ce stade », comme disent désormais de façon généralisée journalistes et médecins de télévision, la situation s’améliore tout en s’aggravant.
Parmi les tics de langage, ce variant a pris le dessus sur « au jour d’aujourd’hui » et « à l’heure où on se parle », au point de les faire quasiment disparaître. Côté virus, on ne sait pas, « à ce stade », quel variant l’emportera, l’anglais, le sud-africain, le brésilien. Les deux derniers font plus peur que le premier.
Faudrait pouvoir vacciner vite fait et dans le monde entier mais on est bien trop nombreux. Personnellement, je me trouve dans la tranche d’âge pour laquelle rien n’est prévu « à ce stade ».
Les vieillards ont droit au bon vaccin. Les moins de soixante-cinq ans qui risquent peu de mourir auront bientôt l’incertain AstraZeneca. Les soixante-cinq à soixante-quinze ans n’ont droit à rien. Economiquement, ce n’est pas sans fondement. Il vaut mieux que meure du Covid un septuagénaire débutant à qui il faudrait encore payer une ou deux décennies de pension de retraite qu’un nonagénaire dont les années à venir se comptent sur les doigts d’une main.
                                                                 *
Des qui doivent en avoir plus que marre d’entendre ce tic de langage devenu dominant, ce sont les sportifs qui aimeraient bien y retourner, à ce stade.
 

15 février 2021


Voici donc David Bobée, Directeur du Centre Dramatique National de Normandie-Rouen (qui regroupe trois petits théâtres situés à des kilomètres l’un de l’autre) nommé à sa demande Directeur du Théâtre du Nord à Lille (qui trône sur la Grand’Place).
Je m’en réjouis.
J’imagine qu’il n’en est pas de même pour ses adulateurs locaux, notamment ceux qui lorsqu’il se fut excusé d’avoir jeté mon nom en pâture sur Effe Bé après avoir pris un texte de cinglé signé de mon nom pour une de mes productions, des excuses à minima accompagnées de la republication de sa réaction empreinte de hauteur magnanime à ce faux texte, lui ont écrit « Peut-être que c’était pas lui mais ta réponse, ô mon David, était si belle ».
J’espère qu’à Lille on aime le théâtre pour cours d’éducation civique.
                                                               *
Ce dimanche c’en est presque fini du vent du nord qui a transformé pendant plus d’une semaine mon habitation en glacière malgré que tournait à fond mon compteur électrique. Plusieurs hivers que ce n’était pas arrivé. J’avais oublié que je détestais la froidure autant que la chaleur.
Sorti vers midi, je croise dans les rues de la ville plusieurs jeunes hommes portant de façon malhabile le bouquet destiné à leur Valentine. S’ils marchent si rapidement ce n’est pas forcément pour être au plus vite chez leur amoureuse, peut-être est-ce aussi de crainte de croiser un de leurs peutes, ou pire leur chef de service.
 

13 février 2021


Temps interminablement glacial, actualité totalement déprimante, je ne peux être bien qu’ailleurs et autrefois, ainsi à Saint-Pétersbourg en compagnie de Korneï Tchoukovski dans les premières années d’après la Révolution d’Octobre :
Dix octobre mil neuf cent dix-huit : Dans le train Rozanov a reproché à Pavel Berline de porter le même nom que la capitale de l’Allemagne. « Et puis il y a aussi Jack London ! Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle mode ?! Est-ce que je m’appelle Pétersbourg, moi ? Et Tchoukovski, il ne s’appelle pas Moscou. Nous sommes des gens modestes. Pas comme cet Anatole France. Il ferait beau voir que je m’appelle Vassili Russie, moi, je n’oserais pas mettre le nez dehors. »
Quatre décembre mil neuf cent dix-huit : Il faut que je voie le docteur à propos de mes insomnies, que je m’achète des caoutchoucs et une chapka, et que je me plonge dans Nekrassov.
Vingt-huit avril mil neuf cent dix-neuf : J’en arrive à la conclusion que tout grand écrivain est pour une part un maniaque de l’écriture. Il faut qu’il écrive, des vétilles au besoin, mais il faut qu’il écrive.
Mai mil neuf cent dix-neuf : J’écris un chapitre sur la technique de Nekrassov, mais je sais bien qu’il n’y a pas en Russie une seule personne que ça intéresse.
Deux novembre mil neuf cent dix-neuf : Benkendorf raconte qu’à l’église, quand les gens se mettent à genoux, on voit toute une collection de trous sur leurs semelles. Il n’y a pas une seule semelle vierge !
Onze novembre mil neuf cent dix-neuf : Vladimir Pozner est dans la pièce voisine et recopie à la machine sa petite pièce sur le Studio, L’instruction est une lumière, l’ignorance l’obscurité. Il a quatorze ans, et sa pièce est très caustique, il y a de bons vers.
Quatorze novembre mil neuf cent dix-neuf : Aujourd’hui j’ai parlé à Lénine au téléphone ; c’était à propos du décret sur les chercheurs. Il rit. Il rit tout le temps. Il promet de tout faire, mais demande : « Comment ça se fait qu’on ne vous ait pas encore donné des postes de responsabilité…, à vous, les gens de Pétersbourg, c’est pourtant dans nos intentions depuis longtemps. »
Vingt-cinq novembre mil neuf cent dix-neuf : Je travaille de façon originale en ce moment : chaque jour je commence une chose nouvelle, que je ne termine pas, et passe à la suivante.
Dimanche trente novembre mil neuf cent dix-neuf : Alexeï Pavlovitch (Koudriavtsev) est le président de la commission des Bibliothèques, c’est un voleur et un ivrogne. J’ai vu, de mes yeux vu, un bouquiniste (de l’avenue Liteïny) lui sortir une bouteille de derrière son comptoir.
Dix avril mil neuf cent vingt : On nous attaque de toutes parts : et pourquoi ne rejoignons-nous pas le ministère, les sections, sous-sections, les secteurs et sous-secteurs, etc. ? Je réponds que nous autres, écrivains, nous ne sommes pas très compétents pour ça, que nous serions heureux de … mais que… 
Même date : J’étais très jeune à l’époque de « mon apparition » à Pétersbourg. Ma jeunesse a rapidement lassé tout le monde. « Tchoukovski va bientôt fêter le vingt-cinquième anniversaire de ses dix-sept ans », disait Kouprine.
Cinq décembre mil neuf cent vingt : Hier Maïakovski, que j’avais invité à venir faire des conférences, est arrivé à Petrograd. (…) quand je lui ai dit qu’à la Maison des arts, où il serait hébergé, il y avait un billard, il m’a tout de suite donné son accord. Il est venu avec Lili Brik, sa femme, qui est merveilleuse avec lui : amicale, gaie, simple. On voit que leur relation est forte, et ancienne : elle dure depuis 1915. Je n’aurais jamais pensé qu’un homme comme Maïakovski puisse rester aussi longtemps avec une femme.
Premier avril mil neuf cent vingt et un : Les livres attaqués par la Pravda attirent instantanément l’attention compatissante du public. Les Izvestia de Moscou ont par exemple dénigré le Recueil de Pétersbourg et le livre a été épuisé en quelques jours !
                                                                                 *
Je donne à lire mes notes de lecture du Journal de Korneï Tchoukovski mais je sais bien qu’il n’y a pas dix personnes que ça intéresse.
 

12 février 2021


Korneï Tchoukovski eut l’occasion de côtoyer Maxime Gorki à plusieurs reprises. Dans son Journal, publié chez Fayard, il montre bien comment l’écrivain officiel du bolchevisme, mort en mil neuf cent trente-six dans des circonstances mal élucidées, en était aussi un contempteur :
Vingt-deux novembre mil neuf cent dix-huit : Je siège à côté de Gorki. Il est bienveillant avec moi. Il me raconte une anecdote : « L’autre jour j’avais pris un fiacre, vous comprenez, les tramways ne roulaient plus, et le cocher de fouetter sa vieille rosse en jurant : « Tiens, prends ça, putain de bolchevik ! De toute façon tu vas bientôt crever. » Et à côté il y avait des prisonniers qui passaient, entourés de leur escorte de gardiens. Vous voyez le tableau. »
Trente mars mil neuf cent dix-neuf : Aujourd’hui, à la Littérature Mondiale, nous fêtons l’anniversaire de Gorki. J’ai emmené Boris, Lida et Nicolas. En chemin je leur ai parlé de Gorki. Tout à coup, qui voyons-nous ? Lui-même, avec une chapka grise. Il l’ôte et l’agite longuement en notre direction. Puis il me dit : « Vous marchez d’une drôle de façon avec vos enfants… on dirait une cigogne. »
Le pauvre, il en entend des banalités. En particulier dans la bouche des typographes : « Vous êtes l’avant-garde de la révolution et de notre imprimerie. »
Deux avril mil neuf cent dix-neuf : Hier Gorki était enrhumé, sombre, malade. Il se fatigue à force de porter de gros cartables. Comme d’habitude, il a apporté un gros tas de manuscrits ; il les avait tellement corrigés qu’ils étaient méconnaissables. Je ne comprends pas pourquoi il fait ce travail de titan, et je ne sais pas où il trouve le temps de le faire. Je lui ai montré le bateau en papier qu’il venait de faire sans s’en apercevoir. Il a dit : « C’est tout ce qui reste de la flotte de la Volga », puis tout bas : « Ils se mettent à nouveau à arrêter les gens… Hier ils ont arrêté Filipchenko et d’autres. » Il dit toujours ils à propos des bolcheviks. Il n’a pas dit une seule fois nous. Il en parle toujours comme s’il s’agissait d’ennemis.
Quatre septembre mil neuf cent dix-neuf : Je viens de voir Gorki pleurer. « On a arrêté Sergueï Oldenbourg ! » s’est-il écrié en entrant à toute vitesse dans le bureau de Grjébine. (…)
Avant-hier Blok a raconté qu’il s’était soûlé en compagnie d’une autre personne chez l’éditeur Alkonost, qu’ils s’étaient attardés et qu’ils avaient failli tous deux être arrêtés. « Qu’est-ce que vous faites après minuit dans un appartement qui n’est pas le vôtre ? Vos passeports ? Je suis obligé de vous garder… »
Heureusement, Azov, le président du comité de l’immeuble, s’est est mêlé. Il a déclaré au policier : »Mais enfin, c’est le célèbre poète Alexandre Blok. » Il les a relâchés.
Vingt-quatre novembre mil neuf cent dix-neuf : Hier je suis allé chez Gorki. Il y avait Zinoviev. Devant la porte de l’immeuble j’ai admiré la superbe automobile dont les sièges arrière étaient en partie cachés par une luxueuse couverture en peau d’ours.
Dix-neuf janvier mil neuf cent vingt : Hier je suis allé chez Anna Akhmatova. Chileïko et elle habitent une grande pièce, leur lit est caché par un paravent. Il fait froid et humide chez eux, les livres sont par terre. Akhmatova parle d’une voix forte, criarde, on dirait qu’elle est au téléphone. (…) Hier matin Nikolaï Otsoup m’appelle : « Est-ce que vous pourriez savoir par Gorki si Pavel Avdeïtch a été fusillé ? » (C’est son frère.) Je téléphone, c’est Maria Ignatievna qui décroche. « Oui, oui, il a été fusillé. » Quelle torture que de communiquer la nouvelle à Otsoup !
Quatorze février mil neuf cent vingt : Il raconte : « Avant-hier Blok m’a dit : « Etrange ! L’écrivain préféré des ouvriers, membre de Comité exécutif, bref, M. Gorki, a exprimé une opinion tout à fait étonnante. Je lui dis que dans la rue des Officiers il y a près de mille ouvriers malades du typhus, et lui il me répond : Qu’ils aillent au diable ! C’est bien fait pour eux, les canailles ! »
Octobre mil neuf cent vingt : Zamiatine et Wells ont parlé du socialisme. Wells s’est déclaré contre la propriété collective. Gorki l’a défendue. « Et vos brosses à dents aussi, elles seront collectives ? » a demandé Wells.
La nuit de Pâques du trente et un avril au premier mai mil neuf cent vingt et un : J’ai rédigé tout un tas de choses pour Gorki, qui doit apposer sa signature. Puis je suis allé à la Maison des arts : j’ai dicté mes papiers à Nicolas qui les tapés à la machine. En chemin je me suis rappelé ce que Pilniak m’a dit cette nuit : « Gorki a vieilli. C’est quelqu’un de bien, mais comme écrivain, il a vieilli. »
De la Maison des arts je suis allé chez Gorki. Il a trop bu, il est sombre et sec. Il regarde les lettres qui attendent sa signature. « Je ne signerai pas. Non, non ! » Et il m’a lancé un regard perçant. J’ai bredouillé quelques mots à propos des écrivains qui ne mangeaient pas à leur faim…
 

11 février 2021


Par ce froid à la russe, retournons nous réchauffer auprès de Korneï Tchoukovski. Le voici tel qu’il se narre entre l’âge de dix-neuf et trente-cinq ans dans son Journal publié chez Fayard:
Deux mars mil neuf cent un : Du lait, du cacao, des œufs, du saucisson, peu importe. Le principal, c’est qu’on n’ait pas besoin de casseroles, de serviettes, de salière ni d’autres bêtises… C’est la meilleure façon de se rendre esclave. Je suis persuadé que pour les gens qui aspirent à une vie plus digne, n’importe quelle cafetière est plus gênante que la peur des cancans, la conscience du devoir (…) A bas ces cafetières, ces tasses, ces étagères, ces cartes, ces statuettes, ces cadres sur les murs. Bref, à bas tout l’inutile et le superflu !
Dix-neuf mars mil neuf cent un : Mon anniversaire. J’ai dix-neuf ans. Il n’y a que des dix-neuf autour de moi en ce moment. Nous sommes en 1901. Enfin, ne croyez pas que j’incline au mysticisme ; je n’ai pas l’intention d’acheter des billets de loterie portant le numéro 19.
Je suis cloué au lit. Avant-hier, je suis tombé du grenier. Je me suis brisé l’échine, et Dieu seul sait quand je pourrai me lever. Pourtant j’ai tant à faire.
Dix-sept juillet mil neuf cent sept : C’est le jour le plus malheureux de ma vie. J’ai reçu ce matin de mon créancier, l’usurier Saksaganski, une lettre pleine d’insultes. Je ne la méritais pas.
Vingt-neuf août mil neuf cent huit : Je lis Berdiaev. Il a une particularité : sa page 12 est toujours ennuyeuse et morne. C’est mauvais signe. Car tout le monde peut écrire dix pages, mais la onzième et la douzième sont les plus dures.
Sept septembre mil neuf cent huit : Annenski m’a appris que Gleb Ouspenski avait l’habitude de dire à Korolenko : « Vous devriez tromper votre femme au moins une fois, sinon comment voulez-vous être romancier ! »
Vingt-trois janvier mil neuf cent dix : Tchekhov répondait à toutes les lettres qu’il recevait. Pourquoi ? a demandé Vass. Iv. Voyez-vous, nous avions à Taganrog un professeur que j’aimais beaucoup, et un jour je lui ai tendu la main, mais lui n’a pas fait attention et n’a pas tendu la sienne. Ça m’a fait très mal.
Vingt juillet mil neuf cent dix : Aujourd’hui je suis allé avec Nicolas et Lida au cinématographe ; puis nous avons fait de la barque avec Volodia, Alexandra, Assia, Olia, Sonia et Tania. Les eaux avaient rejeté un noyé sur la rive.
Trente janvier mil neuf cent onze : On m’a enfin apporté une armoire, mais je ne sais pas si je dois me réjouir ou m’affliger. Tout est trouble dans ma vie, je ne sais pas comment prendre les choses.
Huit février mil neuf cent treize : Il nous a parlé de sa mère qui pleurait en lisant la Bible ; de temps en temps une voisine arrivait et demandait : Que se passe-t-il, Anfima ?
Jeudi dix avril mil neuf cent treize : Cela fait un mois que je dors toutes les nuits sans opium, sans véronal et sans bromure. Je suis resté deux ans dans cet état d’hébétude, à faire semblant d’écrire et d’exprimer mes pensées, alors qu’en fait je pressais mon cerveau mou, ensommeillé et exsangue de petites idées sans authenticité.
Quatre février mil neuf cent quatorze : Je suis allé à une soirée Marinetti. Un Italien banal et obtus, aux petits yeux porcins, inexpressifs, récitait avec l’emphase d’Anitchikov des choses primitives. Succès moyen.
Dix-neuf juin mil neuf cent dix-sept : C’est la seconde nuit que je lis le Rouge et le Noir de Stendhal, gros roman en deux volumes. C’est captivant. Il m’a volé toute ma matinée. Dépité qu’il m’ait détourné de mon travail, je l’ai jeté par la fenêtre.
 

10 février 2021


Lecture au lit de Correspondance avec Evguénia (1921-1960) de Boris Pasternak (Gallimard), ouvrage qui regroupe les lettres de Pasternak et de sa première femme présentées et commentées par leur fils, un écrivain et une peintre qui eurent du mal à vivre ensemble mais continuèrent à s’entendre après leur séparation, cela au sein des tourments causés par le stalinisme et ses suites. Parfois dans ces missives est évoqué Korneï Tchoukovski qui les aide dans les moments les plus difficiles, ce qui me donne envie de revoir les notes prises lors de ma lecture de son Journal publié chez Fayard.
Ainsi, le vingt-trois juillet mil neuf cent dix-sept, Tchoukovski croise le chemin de Kropotkine et n’est pas dupe :
A ce moment-là Kropotkine arrive, large, massif, avec son visage à la Pickwick ; derrière lui Bourtsev… Je salue Bourtsev de loin ; au bout de quelques instants Kropotkine vient vers moi, l’air gai et radieux. « Comment donc ! Ça fait longtemps que je vous lis. Bonjour, bonjour… » Il s’assied à côté de moi et se met à parler avec entrain ; on sent le mondain habitué à montrer son intérêt pour ce que dit l’interlocuteur, quel que soit le sujet abordé.
Il a l’occasion de le revoir une semaine plus tard et de se faire de lui une idée plus précise :
Je suis retourné chez Kropotkine. Il parlait de tracteurs avec un Américain, un ingénieur qui avait acheminé des wagons de chemin de fer pour la compagnie de Sibérie. (…) « Tout le monde me dit que nous avons besoin de tracteurs et d’aiguillages. Je voudrais rencontrer l’ambassadeur américain pour lui en parler. »
-C’est une rencontre facile à organiser, dit l’ingénieur. Et je serais très heureux si vous alliez en Amérique…
-Malheureusement l’Amérique nous est fermée…
-Fermée ?!
-Oui, pour les anarchistes…
-Are you really anarchist ?! … » s’est exclamé l’Américain.
Je regardais le vieil homme et ses bonnes manières, et chacun de ses gestes trahissaient le noble, le prince, l’homme de cour.
« Oui, oui, je suis anarchiste », a-t-il dit comme en s’excusant. (…)
Avant la révolution les Américains essayaient de connaître le plus grand nombre possible de princes. Maintenant ils font collection d’anarchistes. (…)
Je parle de Walt Whitman.
-Malheureusement, il m’est parfaitement indifférent. Qu’est-ce que cette poésie qui s’exprime en prose ? En plus il était pédéraste. (…)
Par ricochet il se fâche contre moi, comme si j’étais responsable de l’homosexualité de Whitman.
-Et Oscar Wilde… Il avait une femme si jolie. Et deux enfants. Ma femme leur donnait des leçons. (…) Mais lui, personnellement, c’était un individu infect, pouah ! Je l’ai vu une fois quelle horreur !
-Dans son De profundis il vous appelle « le Christ blanc de Russie »…
-Oui, oui… des fadaises. Son De profundis n’est pas un livre sincère. »
Nous avons pris congé, et bien que je sois d’accord avec ce qu’il pense du De profundis, je suis parti avec un sentiment de perplexité et de dépit.
 

1 2 3